XI. État du christianisme dans le royaume de Siam.
Au milieu de tant de folies, il est facile d'entrevoir plusieurs dogmes de la religion chrétienne, tels que la création du monde, celle du premier homme et de la première femme, l'existence des anges et des démons, l'immortalité de l'âme, le déluge, le ciel, l'enfer, l'incarnation du Verbe, son second avènement, la virginité de sa sainte Mère, les signes et les calamités qui doivent précéder son second avènement, la fin du monde, la résurrection, le jugement, la félicité éternelle.
Ils ont bien des rites de l'Église romaine. La hiérarchie des talapoins est absolument la même que celle de l'Église catholique. Les Siamois croient que leur religion vient de l'île de Ceylan, mais aucun de ceux que j'ai interrogés n'a pu m'assigner l'époque où elle a commencé parmi eux. Leur religion est absolument la même que celle des Birmans et des Péguans. Elle était primitivement la même que celle des bonzes chinois, sectateurs de Fo (1). Encore aujourd'hui, elles ont beaucoup de rapport entre elles. Il est incontestable que tous ces peuples ont tiré ce système de religion des anciens habitants de la presqu'île au-delà du Gange, mais l'ont-ils tous reçue immédiatement des Indiens, ou bien les Chinois ou les Birmans l'ont-ils communiquée aux Siamois ? Je l'ignore. Le Tonkin et la Cochinchine étaient autrefois des provinces de la Chine. Il est probable qu'il en était de même de Siam. Les rois de Siam sont encore obligés d'envoyer, tous les trois ans, un ambassadeur et des présents à l'empereur de Chine. Dans cette hypothèse, n'auraient-ils pas reçu leur religion de leurs anciens maîtres ? Je laisse à d'autres plus instruits que moi à décider une question qui est fort indifférente.
Les Portugais sont les premiers qui ont prêché l'Évangile à Siam (2). Cette mission fut quelque temps après confiée aux missionnaires français, ils l'ont toujours conservée depuis ce temps-là (3). C'est à Siam que nos premiers vicaires apostoliques ont commencé à exercer leur juridiction ; c'est à Siam que fut fondé le premier séminaire général pour la plus grande partie des missions orientales en deçà du Gange. Ce séminaire n'existe plus ; les guerres des Birmans et la distance des lieux ont engagé MM. les Vicaires apostoliques à établir des séminaires particuliers dans leurs provinces respectives. Depuis quelques années, on en a fondé un autre à Pulo Penang (l'île du prince des Galles (4)), mais il n'y a que de jeunes ecclésiastiques chinois de la province du Su-Tchuen. Ils sont obligés de faire plus de huit cents lieues par terre ou par mer pour se rendre à leur séminaire, et autant pour revenir dans leur pays.
Quoique la mission de Siam ait beaucoup moins de chrétiens que les florissantes missions de la Chine, du Tonkin et de la Cochinchine, cependant le saint ministère ne s'y exerce point sans succès. Siam n'est pas sans doute une terre fertile, mais ce n'est pas non plus une terre entièrement frappée de stérilité (5). Dieu y a ses élus comme ailleurs. On y trouve des chrétiens d'une piété solide. J'en connais qui ont généreusement confessé la foi dans les tourments. Toutes les années, on baptise un certain nombre d'adultes ; il en est même qui sont obligés de faire des sacrifices assez pénibles. Mgr l'évêque (6), qui est plus à même de juger des dispositions de ce peuple, prétend que s'il y avait à Siam un plus grand nombre de prêtres européens, il y aurait bien des infidèles qui se convertiraient. En effet, la chrétienté de Penang, qui est soignée par deux prêtres français, prospère et s'augmente d'une manière sensible. Un nombre de fidèles très grand, relativement à la population, demandent à se faire instruire.
Il est vrai que plusieurs de ces néophytes, tels que les Chinois, retournent dans leur patrie, mais qu'importe ? Ils n'en sont pas moins enfants de l'Église, quoiqu'ils ne soient plus de notre mission. Les Siamois se convertissent difficilement, mais cette difficulté ne doit pas décourager un missionnaire. Il y a bien d'autres nations auxquelles il peut prêcher, comme les Chinois, les Cochinchinois, les Cambodgiens, car dans le royaume de Siam il y a au moins autant d'étrangers que de Siamois d'origine. Il y a beaucoup d'adultes, surtout parmi les Chinois, qui demandent le baptême à l'article de la mort. Il n'y a point d'hôpital à Bangkok. Lorsqu'un étranger est malade, il n'a d'autre ressource que la pagode. Il y trouve un abri contre les injures de l'air, quelque peu de riz, mais voilà tout. Monseigneur a jugé convenable de faire construire dans l'enclos de son séminaire une maison assez vaste et commode. Il y reçoit indistinctement tous les malades qui se présentent. On les nourrit, on les soigne, on les instruit des principaux articles de la religion chrétienne. Presque tous reçoivent le baptême.
Quand les adultes refusent obstinément d'écouter le missionnaire, son ministère n'est pas pour cela infructueux. Il se console en baptisant les enfants qui sont en danger de mort, on ne trouve aucun obstacle de ce côté-là. Les parents croient qu'on leur administre un remède qui va leur rendre la santé. Il est remarquable que depuis près de deux siècles qu'on administre le baptême dans ce pays-ci, il n'y ait presque aucun infidèle qui se doute qu'on baptise son enfant. Ils se présentent eux-mêmes, ainsi que leurs enfants, pour recevoir une eau qui produit de si merveilleux effets. Nos chrétiens, qui souvent en baptisent plus que nous, sont d'une discrétion que je ne puis m'empêcher d'admirer. Ils gardent là-dessus un profond silence. Les princes et le peuple sont dans la persuasion que nous exerçons la médecine, ils appellent cela faire la bonne œuvre. Pour nous, nous leur laissons croire ce qu'ils veulent. S'il n'est jamais permis de parler contre la vérité, il n'y a pas toujours obligation de dire toute vérité. Presque tous ces enfants meurent après avoir reçu le baptême. Ce sont autant de prédestinés qui prient pour la conversion de leurs parents et la prospérité de la mission. Ce ministère ne flatte pas l'amour-propre, sans doute, mais l'effet n'en est pas moins solide, et il est moins dangereux. La pénurie de prêtres oblige Monseigneur d'employer à cette bonne œuvre de simples fidèles. Les soldats chrétiens qui se trouvaient dans le Laos en ont baptisé un très grand nombre. Ils nous est facile de juger par-là que la présence d'un missionnaire n'est pas tout à fait inutile à Siam. Les prêtres indigènes, soit ici, soit ailleurs, ne pourront jamais suppléer les missionnaires européens. On fait dans les Indes des prêtres édifiants, assez instruits et zélés même, mais ils n'ont pas l'activité, le talent nécessaire pour trouver des ressources dans les occasions où tout paraît désespéré, le courage pour pousser une entreprise périlleuse jusqu'au bout. Ils peuvent conserver et soigner les chrétiens qui existent déjà, mais je ne crois pas qu'ils augmentassent beaucoup le nombre des néophytes, s'ils étaient abandonnés à eux-mêmes. Ils sont doux, tranquilles et savent se posséder. Ils marchent bien quand ils ont un prêtre européen à leur tête ; alors ils ont du courage et travaillent avec succès à la conversion des infidèles. Peut-être même font-ils plus de bien que les missionnaires, parce qu'ils connaissent mieux la langue et les usages du pays. Ils savent mieux comment il faut s'y prendre pour s'insinuer auprès des infidèles ; mais, encore une fois, il leur faut un guide. Envoyez-nous donc des prêtres humbles, obéissants et zélés. Il n'est pas absolument nécessaire qu'ils aient de grands talents, pourvu qu'ils soient saints, c'est bien assez. Il ne faut pas avoir un génie transcendant pour disputer avec des infidèles ignorants, qui professent les erreurs les plus absurdes et les plus révoltantes. La sainteté du missionnaire a plus de force auprès d'eux qu'un syllogisme. Il faut cependant s'attendre à bien des difficultés. C'est le caractère de la vraie religion d'avoir toujours des ennemis et des contradicteurs. Jésus-Christ n'a promis à ses apôtres d'autre récompense en ce monde que des persécutions et des souffrances.
Les difficultés qui s'opposent aujourd'hui à la propagation de la foi dans ces contrées sont les mêmes que celles qu'on éprouvait dans les premiers siècles de l'Église : la superstition dans les uns, l'indifférence, les passions, l'amour de l'indépendance dans les autres, la crainte dans tous. Le prince craint ses sujets, et les sujets craignent d'encourir l'indignation du prince s'ils embrassent le christianisme. Il y a une autre tentation par rapport aux grands, c'est la polygamie et la crainte qu'ils ont des Européens. La puissance colossale des Anglais dans l'Inde a inspiré la terreur à tout l'Orient. Toute la presqu'île au-delà du Gange leur est soumise, sans compter la Perse dont le Sophi est devenu leur vassal en quelque sorte. Ils ont renversé l'empire des Moghols, et le dernier successeur des Gengis Khan et des Tamerlan est devenu le pensionnaire d'une société de marchands. Leur pavillon flotte sur un littoral de plus de 1 600 lieues. Cette puissance formidable, qui va toujours croissant, a jeté la consternation dans toutes les cours de l'Asie. Le roi de Siam craint de se voir au premier jour renversé de son trône. Quand il voit un Européen, il croit toujours que c'est un émissaire anglais (7). Il ne distingue pas entre prêtre et laïque. Ma présence à Kedah a produit une vive sensation. Le roi en a été averti par un courrier extraordinaire, et sans la protection du,roi de Ligor (8), qui prit sur lui de lever toutes les difficultés, j'aurais été obligé de prendre une autre route. Le roi de Cochinchine a fermé tous ses ports aux Anglais. L'empereur de la Chine a expressément exigé de la Compagnie anglaise qu'aucun de ses vaisseaux ne prît à son bord des missionnaires européens. Heureusement pour nous, on ne fait pas grand cas de cette défense. On ne persuadera jamais à un prince asiatique qu'un Européen vienne de l'extrémité du monde seulement pour convertir des infidèles, aux dépens de sa propre vie. Ils soupçonnent toujours quelque dessein caché. Ils craignent que ce ne soit quelque espion envoyé dans leurs États par les Européens pour y tramer quelque conspiration, ou lever le plan des places, des villes, des provinces, etc. Une carte géographique, un livre écrit en langue inconnue, quelques lignes tracées sur un morceau de papier, tombés par hasard entre les mains d'un gouverneur de province, suffisent pour mettre en mouvement un vaste empire et causer une violente persécution. Plusieurs ne distinguent pas entre chrétiens et Anglais. Les autres connaissent d'une manière assez distincte différents États européens. J'ai été étonné d'entendre des Malais, des Siamois, des Chinois me parler de la France, de la révolution, de Bonaparte et de quelques traits de sa vie d'une manière assez détaillée, mais ils s'imaginent que tous les chrétiens font cause commune. Ils croient même qu'à l'approche des Anglais, tous leurs sujets chrétiens se réuniraient à eux, tant ils connaissent peu les principes du christianisme.
Voilà les difficultés qui retardent les progrès de l'Évangile, mais cela ne les arrête pas entièrement. La grâce est plus forte que l'enfer, et Dieu est assez puissant pour retirer des ténèbres de l'infidélité ceux qu'il a élus de toute éternité. On trouve dans le vicariat apostolique de Siam, à Penang surtout, des chrétiens de toutes les parties du globe. Le respect, la vénération et l'affection pour les prêtres, la décence, la modestie et le recueillement dans les églises, sont les principaux caractères qui distinguent les chrétiens de ce pays-ci. On fait les offices publics avec un ordre et une solennité qui me causèrent autant de surprise que d'édification la première fois que j'en fus témoin. Je ne me serais pas attendu à voir à Siam un évêque officier avec une pompe qui ne le cède pas aux cathédrales de France. Les jeunes ecclésiastiques, et même les enfants de chœur, font les cérémonies avec une exactitude et un ensemble qu'on ne trouve pas souvent ailleurs. Il est vrai que cela tient un peu à leur caractère. Presque tous nos chrétiens savent lire, plusieurs connaissent le plain-chant. Ils ont des dispositions pour la musique. Leur voix est claire, faible et juste. Les Chinois, au contraire, n'ont ni goût ni aptitude pour le chant.
On fait à Bangkok plus d'instructions, de sermons, de catéchismes que dans aucune église de France. Croiriez-vous que l'on prêche ici des stations en carême, et que l'on fait trois sermons par semaine ?
Le prêtre n'éprouve pas, comme en France, des difficultés pour s'approcher des malades. Il n'a pas besoin d'user de ménagement pour les engager à se confesser. Le malade et tous ses parents le préviennent ; ils appellent le prêtre avant même que le danger soit imminent. Il ne leur est jamais venu dans 1'esprit qu'un ministre de la religion pût faire empirer la maladie.
Les chrétiens de Bangkok n'ont pas encore oublié leurs premiers pères dans la foi, les missionnaires portugais. Ils tiennent à honneur de parler leur langue ; ils prennent tous des noms portugais ; plusieurs veulent même qu'on les regarde comme fils des anciens Portugais établis dans les Indes. Ils les imitent dans l'architecture et la décoration de leurs églises, dans l'ordre de leurs processions et en bien d'autres choses. Ils adoptent volontiers le costume européen, mais ils ne sont pas difficiles dans le choix. L'un porte un gilet rond, l'autre un habit anglais, celui-ci paraît en public habillé en garde-chasse, l'autre en gendarme avec deux énormes épaulettes de colonel. On voit des enfants affublés d'une robe de chambre à grandes raies ou d'une espèce de pourpoint rouge, comme Henri IV, le plus souvent nu-pieds. Eux seuls ne s'aperçoivent pas de cette bigarrure. Ils sont persuadés que c'est là le vrai costume européen.
Monseigneur fait sa résidence au séminaire. Je ne sais de quel terme me servir pour désigner le lieu que Sa Grandeur habite. Ce n'est ni un palais, ni une maison bourgeoise. Représentez-vous quelques planches posées sur quatre solives, formant un petit carré long recouvert de paille de maïs, et vous aurez une idée assez juste du réduit que Monseigneur a choisi pour son domicile. On y trouve pour tout meuble une vieille chaise, un banc sur lequel sont posés quelques livres et une planche pour se coucher. Sa garde-robe n'est pas plus riche ; elle se compose de deux soutanes, dont une est violette, elle est réservée pour les grandes solennités, l'autre est noire, elle est rapiécée d'un côté, déchirée de l'autre. C'est celle que Monseigneur porte ordinairement. Il a une paire de souliers, mais il ne s'en sert que pour dire la messe. La chapelle répond à la simplicité de l'ameublement. Un petit calice d'argent, des aiguières de cuivre, une mitre dont ses chrétiens lui ont fait présent, une crosse de bois, une bague dont le chaton renferme un morceau de verre en guise de pierre précieuse : voilà ce qui compose la chapelle du vicaire apostolique de Siam. Monseigneur se plaît dans cet éclat de pauvreté. Il n'a de sollicitude que pour son séminaire et pour ses pauvres. Il a été réduit à de terribles épreuves pendant plusieurs années. Il ne recevait rien de France. Il est facile d'imaginer quelle était sa détresse dans un pays qui n'offre aucune ressource. Aujourd'hui, grâces à la charité des âmes ferventes qui composent l'Association pour la Propagation de la Foi, Monseigneur peut espérer de pourvoir aux besoins de son séminaire. Au reste, si Mgr de Sozopolis est pauvre en meubles précieux, il est bien riche en vertus. J'admire surtout son égalité d'âme que rien ne peut troubler. De pareils exemples de douceur et de patience m'étaient bien nécessaires !
Nous jouissons pour le moment d'une assez grande tranquillité, mais il ne faut pas s'y fier ; c'est un jour serein sur une mer orageuse, et qui peut à chaque instant être suivi d'une tempête violente. Le roi que nous avons n'ose jamais exiger d'un chrétien quelque chose que ce soit si elle est défendue par notre sainte religion. Quand il donne quelque ordre aux chrétiens, il leur demande d'abord s'ils peuvent le faire sans péché. Il voit que ses prédécesseurs se sont si mal trouvés d'avoir persécuté le christianisme qu'il craint toujours d'encourir le même sort en imitant leur conduite. Il est surtout sévère sur la sanctification du saint jour de dimanche. Lorsqu'il mande les chrétiens un jour de fête, on n'a qu'à lui représenter qu'ils sont occupés pendant ce jour-là aux exercices de leur religion, il révoque ses ordres à l'instant. Combien de Français traiteraient cette délicatesse de conscience de fanatisme ou de puérilité indigne d'un roi ! Mais il sera leur juge au jugement dernier.
Je ne dois pas vous laisser ignorer que l'homme ennemi est venu semer de l'ivraie parmi le bon grain, mais heureusement ce mauvais germe n'a pas produit jusqu'à présent beaucoup de fruits ; je veux parler des missionnaires méthodistes que diverses sociétés protestantes ont envoyés à grands frais dans les quatre parties du monde. Ils prennent le titre de missionnaires apostoliques, quoique Dieu et ses apôtres ne les aient point envoyés. Ils ont publié un journal de leurs missions, où ils ont mis ce qu'ils ont voulu. Il y en a qui ont osé comparer leurs travaux à ceux des apôtres. Cependant, s'il faut juger du succès de leurs confrères par les succès de ceux que j'ai vus, le fruit de leurs travaux n'est pas consolant. Nous en avons un à Penang qui répand les piastres à pleines mains ; sa femme seconde ses efforts en usant des mêmes moyens, mais ils travaillent en vain. Personne, ou presque personne ne veut se joindre à eux.
Lorsqu'un infidèle veut se faire instruire de la religion chrétienne, il s'adresse directement aux missionnaires catholiques. Il voit dans le même lieu plusieurs sociétés opposées les unes aux autres, qui se disent toutes la vraie église de J.-C., et cependant il choisit toujours la société des catholiques, qui ne lui promet aucun avantage temporel. D'où vient cette préférence, qu'un Chinois, un Malais, un Cafre donne aux catholiques sur les anglicans, les arméniens et les méthodistes ? N'est-ce pas parce que la légitime épouse de J.-C., la vraie mère des enfants de Dieu, porte avec elle des caractères si évidents de légitimité qu'il est facile, même aux infidèles les plus ignorants, de la distinguer de toutes celles qui ne sont que des marâtres ? Le plus grand danger ne vient pas des prédicateurs anglais : cette foule d'Européens sans mœurs, sans religion et presque sans aucuns principes de morale, qui inondent les Indes orientales, est encore plus à craindre. Mais parmi tous ces voyageurs, les Français sont peut-être les plus dangereux. Leur ton léger et badin, la mauvaise habitude où ils sont de plaisanter sur tout, de parler de tout à tort et à travers, est très propre à faire les plus funestes impressions sur l'esprit des infidèles et des néophytes. Que voulez-vous que pensent ces pauvres indiens, quand un étourdi qui se fait gloire d'être compatriote du vicaire apostolique et des missionnaires, de professer la même religion, attaque les principes de cette même religion par ses discours indiscrets, ses plaisanteries impies, et la déshonore par sa conduite immorale ? Que voulez-vous qu'ils pensent lorsqu'ils ne le voient assister à aucun office, ou n'y venir que pour causer du scandale ? Les Anglais, il est vrai, ne sont pas plus édifiants, mais on a une réponse toute prête : ce sont des Anglais hérétiques. Cela suffit pour détruire l'impression que peut avoir causée le mauvais exemple. Mais que peut-on dire, quel moyen y a-t-il d'arrêter le scandale, quand c'est un Français catholique qui le donne ? Aussi Monseigneur est-il malade toutes les fois qu'on annonce l'arrivée de quelque Européen ; mais la divine providence ne permet pas heureusement que ces visites soient fréquentes ; il vient peu de Français à Siam. Qu'il est triste d'être réduit à redouter la présence d'un compatriote, dont la vue devrait être si propre à produire les plus vifs sentiments de joie et de satisfaction dans cette terre étrangère, si éloignée de la patrie.
NOTES
1 - D'après les Occidentaux, Fo était le nom du Bouddha en Chine. La religion de Fo, ou selon la prononciation de Canton, Fout'h, est celle de Bouddha, avec la forme sous laquelle elle existe au Tibet, à Siam, en Cochinchine, dans l'Ava, en Tartarie et au Japon. Si le bouddhisme est ainsi disséminé loin de l'Inde, son berceau, la cause doit en être attribuée à la persécution que lui firent éprouver les brahmanes, qui le considéraient comme une hérésie, et traitaient ses membres en réformés. (J. F. Davis, La Chine […], II, 1837, p. 34). ⇑
2 - La prise de Malacca par Albuquerque en 1511 permit aux Portugais de prendre pied sur la péninsule malaise et d'ouvrir des voies de communication vers le Siam, la Chine et les Moluques. Toutefois, les premiers missionnaires portugais arrivèrent plus tard et dans un ordre dispersé. Les premiers furent les Dominicains, vers 1566-37, suivis par les Franciscains dans la décennie de 1590, puis par les Jésuites à partir de 1606. (Source : Rita Bernardes de Carvalho, La présence portugaise à Ayutthaya (Siam) aux XVIe et XVIIe siècles, Ecole Pratique des Hautes Etudes, 2006, note 310 p. 93). ⇑
3 - Les trois premiers missionnaires français, Pierre Lambert de la Motte, François Deydier et Jacques de Bourges arrivèrent à Ayutthaya le 22 août 1662. Ce qui n'était qu'une étape dans leur voyage vers la Cochinchine allait devenir leur lieu d'établissement, malgré l'hostilité des prêtres portugais qui n'appréciaient guère que leur empiétât sur leur pré carré. Ils réèrent un séminaire et un collège, et ils furent rapidement rejoints par d'autres missionnaires. Un bref du pape Clément IX daté du 4 juillet 1669 donnait aux vicaires apostoliques français juridiction sur le Siam et en 1674, Louis Laneau était sacré évêque de Métellopolis et vicaire apostolique du Siam. ⇑
4 - L'île de Penang dépendait du sultanat de Kedah, lui-même plus ou moins sous contrôle siamois. En 1792, le sultan de Kedah, craignant une invasion siamoise, céda l'île à la Compagnie anglaise des Indes orientales (EIC). Le capitaine Francis Light y fonda la ville de George Town. L'année suivante, la Compagnie récupéra l'actuel Seberang Perai, la partie continentale de l'île, qu'elle appela Province de Wellesley. Enfin, en 1826, la totalité de l'île fut intégrée dans les Straits Settlements, les Établissements des Détroits, avec Malacca et Singapour. ⇑
5 - Force est d'admettre que l'évangélisation du Siam fut un échec complet, et que les missionnaires ne réussirent guère à baptiser que quelques mourants à demi inconscients ou quelques nourrissons. Les Siamois, qui raffolent des belles histoires, écoutaient avec plaisir les bons pères leur parler de la Bible, mais ils ne se convertissaient pas. Le père Tachard faisait déjà ce constat en 1685 : Il est surprenant que l'Évangile fasse si peu de progrès parmi des peuples qu'on cultive avec beaucoup de zèle et de soin, qui voient tous les jours la majesté de nos cérémonies, qui n'ont d'ailleurs aucun vice capable de les dégoûter de nos maximes et qui estiment tant les talapoins parce qu'ils font profession d'une vie austère. Cela pourrait faire croire qu'ils ont quelque chose de sauvage et de grossier, si les manières agréables et les belles réponses des ambassadeurs qui sont en France ne faisaient voir qu'ils ont de l'esprit et de la politesse. (Voyage de Siam des pères jésuites, 1686, pp. 422-423). ⇑
6 - Esprit Marie Florens, évêque de Sozopolis (1762-1835). ⇑
7 - Les Anglais avaient vainement tenté de contrainte le Siam à signer un traité commercial en 1821. Ce n'est qu'après la première guerre anglo-birmane, en 1824, que le premier traité moderne d'amitié et de commerce fut conclu entre le Siam et une nation européenne (voir Thanet Aphornsuvan, The West and Siam’s quest for modernity, South East Asia Research, 17, 3, 2018, notamment p. 407). ⇑
8 - Aujourd'hui Nakhon Si Thammarat (นครศรีธรรมราช), en Thaïlande, sur le golfe de Siam au sud de l'isthme de Kra. Il n'y avait pas de roi dans la ville à cette époque, mais seulement un gouverneur que le roi Taksin avait nommé après avoir pris la cité en 1769. ⇑
12 septembre 2019