XXII. Les devins du roi – Façon de faire la guerre des Siamois – Les éléphants de combat.

Page de la relation de Barthélemy Bruguière

À Siam, il est réglé par l'étiquette de la Cour que le roi doit avoir près de sa personne un devin. Le prince le consulte sur les succès de la guerre, sur les résultats d'une bataille et sur d'autres cas qui jettent souvent le pauvre devin dans l'embarras. Lorsque celui-ci rencontre passablement juste, le roi le paie largement. Si la prédiction se trouve fausse, le prince lui fait donner la bastonnade et le fait exposer en cet état à un soleil ardent, pour lui apprendre à être plus circonspect à l'avenir. Ce devin qui prédit quelquefois ce qu'il doit faire lui-même, annonça il y a quelque temps qu'un village chrétien serait brûlé tel jour. Pour n'être pas cette fois accusé d'ignorance, il envoya un de ses affidés pour y mettre le feu. Heureusement, le mandataire fut arrêté au moment même qu'il allait exécuter sa commission. Il dévoila toute l'intrigue, et le devin reçut une rude bastonnade, mais il n'en conserva pas moins la confiance du roi. Selon un antique usage, le roi de Siam a un trésor auquel il ne doit toucher que dans les cas extraordinaires. Le successeur ajoute toujours à ce que son prédécesseur a déjà amassé. On dit que le roi actuel est fort riche. Il paraît que tous les princes asiatiques sont dans cet usage. L'empereur de la Chine fait fondre toutes les années de l'argent monnayé pour environ trente millions de francs. On donne à ces lingots la forme d'une grande brique carrée. Le prince fait transporter tout cet argent en Tartarie, et le fait jeter dans un étang qu'il a fait creuser près d'un fleuve. Il y a des mandarins et un corps de troupes considérable qui veillent à la garde de ce trésor. Voilà la destinée de ces sommes énormes que les Européens envoient régulièrement toutes les années à Canton, pour prendre en échange quelques soieries, de la porcelaine bien inférieure à celle de France, et du thé. Il me semble qu'il aurait mieux valu que cet argent fût resté à jamais enfoui dans les entrailles de la terre, au moins on aurait épargné à de malheureux esclaves de pénibles travaux.

Dans ce pays-ci, le droit des gens n'est pas le même qu'en Europe. On fait la guerre comme la faisaient jadis les Assyriens. On détruit les villes, on dévaste les campagnes et on emmène les habitants en captivité. On voit dans la banlieue de Bangkok des villages composés de Birmans, de Péguans, de Laotiens, de Malais, etc. Ces dévastations sont également funestes et aux vainqueurs et aux vaincus. Dans le cours d'une seule campagne qui a eu lieu l'année dernière et qui n'a duré que six mois (1), la quantité d'hommes qui sont morts de faim, de fatigue, de misère et de maladie, est innombrable.

La profession militaire est héréditaire, il en est à peu près de même du grade. On ne sait ici ce que c'est que licencier des troupes ; on est soldat jusqu'à la mort. Les Siamois n'ont de costume, ou bien pour parler plus exactement, les Siamois n'ont d'habit que lorsqu'ils sont sous les armes. Les différents régiments sont distingués par la couleur de l'uniforme. Les chefs ont pour costume une petite robe de soie brochée d'or. Les chrétiens sont habillés à l'Européenne, ils sont tous ou officiers de génie, ou officiers de santé, ou canonniers. Ils entendent fort mal leur métier. Quelques-uns d'entre eux conviennent que sans une protection particulière de la providence, ils auraient été plusieurs fois victimes de leur ignorance, et cependant ce sont eux qui en savent le plus. On dit que les Siamois ne manquent pas de courage, mais ils n'ont aucune connaissance de l'art militaire.

Au moment du départ, l'armée monte sur de petites barques et se place au milieu de la rivière. Les talapoins, qui se trouvent partout, consultent les présages, prient le démon, font lever un pied au général, et puis l'autre. Ils lui font faire mille autres singeries de cette espèce. Un d'eux monte sur un siège très élevé, de là il jette à pleins seaux une espèce d'eau lustrale sur toute l'armée. Les soldats chrétiens se tiennent cependant à l'écart, pour ne pas recevoir sur eux cette eau infernale. Le roi n'y trouve rien à dire. On dresse un mannequin, qui représente le prince ou le rebelle que l'on va combattre. C'était autrefois un criminel condamné au dernier supplice. Le roi actuel, qui est très humain, y a substitué un mannequin. Le bourreau lui décharge un grand coup de hache sur la tête. Si elle tombe du premier coup, le présage est favorable. Dans le cas contraire, on en tire un fort mauvais augure. La cérémonie étant terminée, le général dégaine fièrement son cimeterre, et l'armée se met en marche au son des instruments de toute espèce. Quoique les Siamois soient grands observateurs de présages en toute occasion, ils le sont bien davantage quand ils sont à la guerre. Le vol d'un oiseau, le cri de quelque animal suffisent pour faire trembler tous ces braves militaires. Ils craignent plus les gambades d'un singe qui vient se fourrer au milieu des rangs que toute l'armée ennemie. Ces idées superstitieuses ont souvent de bien tristes résultats. Ils croient, par exemple, que si une barque traverse la rivière au moment où le ballon (ce mot signifie ici petite barque) qui porte le général va passer, l'armée est menacée de quelque grand désastre. Pour détourner ce funeste présage, ils mettent à mort tous les infortunés qui sont dans la barque. Pour prévenir de si fâcheux accidents, l'armée est toujours précédée de crieurs publics envoyés par le prince, qui avertissent toutes les barques qu'ils trouvent dans la rivière de se ranger le long du rivage à l'approche de l'armée. Mais il est rare, malgré ces précautions, qu'il n'arrive pas quelque malheur.

Quand l'armée quitte la rivière, on met les munitions de guerre sur les éléphants. Les différents bataillons marchent sous leurs drapeaux, mais avec peu d'ordre. Ces drapeaux sont rouges avec quelques dessins de diverses couleurs. Le pavillon de l'armée navale porte pour armoirie une figure d'éléphant (2) ; c'est à l'aide de ces drapeaux que le général fait connaître ses ordres ; la différente manière dont on les agite annonce à l'armée s'il faut avancer ou songer à la retraite. On dit que les Siamois se battent par pelotons. Ils se cachent derrière les arbres et les broussailles pour tirer sur l'ennemi avec plus d'avantage. S'ils sont fort nombreux, ils forment un croissant afin d'envelopper l'armée ennemie. Quand les éléphants sont bien dressés, ils font plus de carnage que plusieurs soldats ensemble. Ils combattent avec leurs défenses, leur trompe, leurs pieds et la masse énorme de leur corps. Il est bien difficile de les blesser mortellement avec une arme à feu.

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NOTES

1 - Cette guerre fut déclanchée en 1827 par le roi Anu de Ventiane, vassal du roi de Siam, qui se rebella contre son suzerain, envahit le Siam, prit Nakhon Ratchasima et marcha sur Saraburi. Après un moment de confusion, les Siamois s'organisèrent et repoussèrent les Laotiens jusqu'à Ventiane, qu'ils pillèrent et mirent à sac en 1828, faisant un grand nombre de prisonniers. 

2 - L'ancien drapeau créé en 1790 sous le règne du roi Phutthayotfa Chulalok (Rama I, พุทธยอดฟ้าจุฬาโลก) représentait un chakra blanc sur fond rouge. Le roi Rama II (Phutthaloetla Naphalai : พุทธเลิศหล้านภาลัย) fit ajouter en 1820 un éléphant blanc au centre du chakra. Ce drapeau, qui était à la fois naval et national, fut remplacé en 1843 par le célèbre Thong Chang Puak(ธงช้างเผือก), le Drapeau à l'éléphant blanc, qui restera l'emblème du Siam jusqu'en 1917, date à laquelle apparaîtra le drapeau à 5 bandes, d'abord uniformément rouges, puis l'année suivante alternant le rouge et le bleu dans leur forme actuelle.

ImageLe drapeau siamois de 1790 à 1820.
ImageLe drapeau siamois de 1820 à 1843.
ImageLe drapeau siamois de 1843 à 1917. 
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Page mise à jour le
12 septembre 2019