XVIII. Les funérailles des Siamois et des Chinois.

Page de la relation de Barthélemy Bruguière

Lorsqu'un Siamois est mort, les parents déposent le corps dans un cercueil bien couvert. Ils ne le font pas passer par la porte, ils le descendent dans la rue par une ouverture qu'ils pratiquent dans le mur. Ils lui font faire trois fois le tour de la maison en courant le plus promptement qu'ils peuvent. Ils croient que s'ils ne prenaient pas cette précaution, le mort se rappellerait le chemin par où il a passé, et qu'il reviendrait pendant la nuit jouer quelque mauvais tour à sa famille. Arrivés au bûcher, les parents découvrent le cercueil et remettent le corps entre les mains de celui qui, par office, est chargé de le brûler, moyennant une pièce de monnaie qu'on a soin de mettre dans la bouche du défunt. Le sampareu (1), c'est ainsi qu'on l'appelle, lui lave le visage avec de l'eau de coco. Si le défunt a ordonné avant sa mort qu'il serait mangé par les vautours et les corbeaux, le sampareu le dépèce et donne les chairs aux oiseaux de proie qui ont soin de se rendre de bonne heure à la cérémonie. C'est ce qui a engagé les Siamois à mettre ces oiseaux au rang des anges. Après cette horrible et dégoûtante opération, le squelette décharné est jeté au milieu des flammes. Il arrive quelquefois que les nerfs étant contractés par l'activité du feu, le cadavre se redresse ou saute hors du bûcher; le sampareu a beau le retenir avec ses fourches de fer, il lui échappe souvent. C'est vraiment un spectacle affreux que la vue des convulsions qu'éprouve le cadavre. La bouche fait des contorsions horribles, les yeux sortent de leur orbite, la graisse coule en abondance et cause une puanteur insupportable. De son côté, le sampareu opère en quelque sorte sur ce squelette livide. On croirait voir une scène de l'enfer. Les parents assistent à la cérémonie en habit de deuil. Dans les grands deuils, les Siamois sont habillés de blanc et ont la tête rasée.

Dès que le roi de Siam est mort, on lui couvre le visage avec un masque d'or. Les talapoins, au nombre de plusieurs milliers, viennent successivement prier auprès du corps. Quelque temps avant le jour fixé pour les funérailles, le nouveau roi fait représenter des jeux publics et donne de l'argent aux pauvres pour le repos de l'âme du défunt. Au lieu de faire cette distribution individuellement, on jette des billets payables à vue, ou bien on met plusieurs pièces d'argent dans des fruits et on les lance au milieu de la foule, ce qui est cause qu'un grand nombre d'assistants sont foulés aux pieds. Le corps du roi défunt est placé sur un lit de parade magnifique. Le lit est posé sur un corbillard doré ; tout autour sont les gardes. Les uns portent des figures d'éléphants et de tigres, les autres des figures de géants. Le chef des talapoins fait de droit la cérémonie. Il est monté sur un char également doré, il précède celui du roi. Ces deux chars sont traînés par des hommes. Un prince de la famille royale mène le deuil. Il est muni d'un grand vase rempli de riz qu'il jette de côté et d'autre chemin faisant. Le roi, les princes et tous les mandarins forment le convoi. Les femmes du palais, au nombre de plusieurs milliers, suivent le deuil. Elles tâchent, le mieux qu'il leur est possible, d'exprimer une douleur qu'elles ne ressentent point. Elles versent des larmes, poussent des cris et des sanglots. Pour cet effet, avant de sortir du palais, elles usent d'un remède violent qui les force à verser des larmes (2). Rien ne manque à la scène, si ce n'est la réalité du sentiment. Elles racontent, dans les termes les plus élégants et les plus recherchés, les belles actions du prince que l'on vient de perdre. Elles rappellent le souvenir de sa justice, de sa douceur, de son administration et de toutes ses qualités. Elles se répandent en lieux communs sur la prospérité de son règne et le reste. Quoique la manière dont ces dames font l'oraison funèbre du prince soit peu propre à faire répandre des larmes, les bons Siamois cependant, qui considèrent plus le fond que la forme, sont attendris, ils pleurent de bon cœur. Du reste, on entend la voix et le cri de ces femmes, mais on ne les voit pas elles-mêmes : elles sont dans une galère couverte d'une tenture de tapisserie. Le nouveau roi met le feu au bûcher. On ne se sert pas d'un feu ordinaire pour cette cérémonie, on se sert du feu allumé par un coup de foudre, que l'on conserve précieusement. Si la flamme monte droit, le roi est au ciel. Si elle vacille, c'est un fort mauvais signe. On a soin de choisir un jour qu'il ne fait point de vent. L'amphithéâtre où les corps des princes sont brûlés est composé de plusieurs colonnes et de plusieurs pavillons placés les uns sur les autres en diminuant toujours en grandeur. Les os que le feu n'a point entièrement consumés sont recueillis et réduits en poudre. On en compose une espèce de pâte et on en forme de petites statues. Ces statues sont placées dans un temple destiné pour cela. Le roi va les visiter souvent et les honore comme des dieux. Il est libre aux simples particuliers de faire aussi des statues avec les os de leurs parents, mais ils ne peuvent pas les placer dans les temples.

À la mort du roi, tous les sujets, hommes et femmes, doivent se raser la tête et prendre le deuil. À la mort de la reine, il n'y a que les femmes et les officiers de sa maison qui prennent le deuil. La cérémonie des funérailles, chez les Chinois, diffère beaucoup de celle des Siamois. Dès qu'un Chinois est mort, son fils doit acheter au démon l'eau dont il a besoin pour lui laver le visage ; mais ce diable est si sot qu'il prend pour de l'or de bon aloi des morceaux de papier couverts d'une feuille de cuivre. On fait ensuite la tablette de l'âme, c'est-à-dire, on écrit sur une planche : Ici réside l'âme d'un tel et l'on croit bonnement que l'âme est assise sur ces caractères. Voici l'ordre que l'on observe dans les funérailles. Un bonze ouvre la marche, il frappe deux bassins l'un contre l'autre en récitant quelques prières, afin qu'aucun mauvais génie n'arrête le mort en route. Un autre achète au démon le droit de passage, mais il paie toujours en monnaie de papier. Le bonze est suivi de quatre hommes en habit de cérémonie, qui portent sur un brancard l'âme ou la tablette du défunt. L'âme repose sur un assez joli pavillon soutenu par quatre colonnes. Deux petits enfants magnifiquement habillés sont placés à côté. Le mort vient ensuite, il est placé dans un riche cercueil. Derrière le cadavre, il y a un bonze affublé d'une écharpe rouge. Les parents et le reste du convoi ferment la marche. On a soin de porter le cercueil de manière que les pieds du défunt soient toujours en avant ; sans cette précaution, le mort pourrait observer tout à son aise la maison d'où il est sorti, ce qu'il faut soigneusement éviter, de crainte qu'il ne revienne la nuit suivante étrangler quelqu'un de ses parents. Si le convoi rencontre un pont dans sa marche, il faut bien se donner de garde de le passer sans en avoir demandé la permission au génie malfaisant qui y préside. On compromettrait le mort avec cet esprit, qui pourrait lui susciter plus d'une mauvaise affaire dans l'autre monde. Pour prévenir ce malheur, les parents lui déclarent avec franchise le motif du voyage. Ils lui demandent grâce pour leur importunité, et lui donnent pour redevance quelques bougies de papier. Moyennant ce léger tribut, le mort continue sa route en toute sûreté.

Les tombeaux des Chinois ont la forme d'un four, la porte est fermée avec une grosse pierre sur laquelle est écrit le nom du défunt. Il y a ordinairement devant le tombeau une petite enceinte pavée (3). Deux ou trois jours après la sépulture, les parents viennent visiter le lieu où le corps a été déposé. Cela s'appelle perfectionner le sépulcre. À certains jours de la lune, ils allument de petites bougies devant la porte du tombeau. J'ai été témoin à Macao de cette superstitieuse cérémonie.

Le convoi, à son retour, rapporte la tablette de l'âme. Elle est déposée dans une espèce de chapelle qu'on nomme la salle des ancêtres. On donne aux ancêtres trois tasses de thé tous les jours ; on va les visiter et les saluer le premier et le quinze de la lune, le jour anniversaire de leur naissance et de leur mort, et toutes les fois que l'on veut entreprendre une affaire de grande conséquence. Dans toutes ces différentes occasions, on allume de petits cierges devant les tablettes. Deux fois l'année on donne un grand repas à tous les parents morts, mais ce sont les vivants qui mangent les mets, les morts se contentent de l'odeur. À la fin de la cérémonie, ils les chassent et les renvoient dans l'autre monde. Cette fête dure plusieurs jours. Si un jeune homme meurt avant d'avoir contracté le mariage avec la personne du sexe qu'il a fiancée, celle-ci peut, si bon lui semble, épouser la tablette du défunt. La cérémonie est la même que dans un mariage réel. Souvent les parents, craignant que l'âme du défunt ne se trouve sans ressource dans l'autre monde et ne soit exposée à souffrir la faim, ont soin de lui envoyer un hôtel garni d'habits, de domestiques, d'argent et surtout de cochons. du reste, la dépense n'est pas ruineuse, ce n'est que du papier, qui se convertit dans l'autre monde en or, en meubles, en maisons, en chevaux, en hommes, mais il faut qu'il soit d'abord réduit en cendres.

Les empereurs de la dynastie actuelle commencent à travailler à leurs tombeaux dès le jour qu'ils montent sur le trône. Ils font ordinairement creuser une montagne et y construisent une ville et un palais souterrain, afin que tout soit prêt lorsqu'ils iront l'habiter après leur mort.

Dans la province de Canton, dès, que les parents ont terminé les funérailles, ils font venir un magicien afin de savoir de lui quel est le jour que le défunt a choisi pour étouffer un des membres de sa famille. Le sorcier désigne le jour qu'il lui plaît. Les parents, avertis à temps, dressent une table chargée de viandes délicates dans une chambre séparée et bien fermée. Au jour assigné, le revenant entre d'une manière invisible dans la chambre qu'on lui a préparée, il mange aussi d'une manière invisible. Après le repas, il réfléchit sur la noirceur de l'action qu'il va commettre. Il pense combien il y aurait d'ingratitude à faire mourir des personnes qui l'ont si bien traité. Ces réflexions l'apaisent, il s'en retourne dans l'autre monde, et alors les parents n'ont plus rien à craindre. Les Cochinchinois que nous avons à Bangkok font les mêmes cérémonies funéraires que les Chinois, à cela près qu'ils portent une petite idole. Quand ils sont arrivés au lieu de la sépulture, les parents se couchent par terre et le mort leur passe par-dessus le corps.

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Cérémonies religieuses

NOTES

1 - Le sapparoe (สัปเหร่อ), le responsable de la crémation ou de l'inhumation. 

2 - Dans les temps plus reculés, il existait d'autres remèdes pour obliger les pleureuses à sangloter, ainsi que le rapporte Jean Struys dans sa relation : Quoiqu'il y allât de l'honneur de faire paraître un grand deuil et une profonde tristesse, il y en avait néanmoins sur qui ces considérations faisaient si peu d'effet qu'elles se lassaient de pleurer, et c'est pour ces âmes indolentes qu'on avait laissé parmi elles des femmes destinées à les réveiller à coups de petites cordes faites en forme de disciplines, dont les moines se servent en Europe, et s'il arrivait que ces pauvre dames cessassent un moment de pleurer, parce qu'elles étaient accablées de lassitude et de sommeil, on les en frappait de telle sorte qu'au lieu de larmes feintes, on les obligeait d'en verser de réelles et de véritables. (Les voyages de Jean Struys […], 1681, p. 39). 

3 - En 1687, le jésuite Jean Richaud qui accompagnait l'ambassade Céberet-La Loubère eut l'occasion de visiter un cimetière chinois à Batavia et en laissa le croquis d'une tombe telle que la décrit Bruguière (BN, Ms, fr 17239, f° 101r°) :

ImageTombeau des Chinois dessiné par le jésuite Jean Richaud (1687). 
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12 septembre 2019