PRÉSENTATION

Pièce de 2 euros frappée en 2011 pour le 500ème anniversaire de la naissance de Fernand Mendez Pinto

Je trouve que j'ai beaucoup de raison de me plaindre de la fortune, en ce qu'elle semble avoir pris un soin particulier de me persécuter, et de me faire sentir ce qu'elle a de plus insupportable, comme si sa gloire n'eût point d'autre fondement que sa cruauté. Car n'étant pas contente de m'avoir fait naître, et vivre misérable en mon pays durant ma jeunesse, non sans appréhender les dangers qui me menaçaient, elle m'a conduit aux Indes Orientales, où, au lieu du soulagement que je m'en allais y chercher, elle m'a fait trouver un accroissement à mes peines, à mesure que mon âge s'est augmenté (1).

On ne présente plus le Peregrinação de Fernão Mendez Pinto. Depuis sa parution en 1614, plus de 30 ans après la mort de son auteur, le livre a connu un succès considérable, publié, republié, traduit et retraduit, cité, commenté, discuté, critiqué, objet de thèses et d'articles académiques, mais sans jamais perdre son pouvoir de fascination. Peut-être parce que, plus que la relation d'un voyage, c'est la relation d'une errance, d'un vagabondage, d'un destin individuel tourmenté qui s'inscrit dans la mouvance du grand destin collectif des Portugais au XVIe siècle, magnifié et glorifié par João de Barros dans ses Decadas da Asia, un irrésistible mouvement de conquêtes impérialistes et coloniales motivées tout autant par une foi ardente que par une soif cupide de richesses et d'argent facile. Georges Le Gentil écrit à propos de l'ouvrage : L'humanité s'y montre à nu : chez les populations de race jaune, avec un mélange de politesse raffinée et de cruauté froide ; chez les Européens avec un ressort, une faculté de rebondissement qui rachète leur convoitise (2).

Illustration de Mendez Pinto par M. L. Candau - 1847

Pinto a environ 26 ans lorsqu'il s'embarque pour l'Orient, le 11 mars 1537. Comme lui, des centaines de milliers de ses compatriotes quitteront la mère patrie pour chercher fortune aux confins de la terre, dans cet Estado da India aux contours mal définis, entité organique plus que géographique, qui s'étendait de l'Afrique occidentale jusqu'au Japon. Quelques-uns deviendront riches par le commerce, d'autres chercheront fortune par les armes et loueront leurs services de mercenaires aux potentats locaux, beaucoup vivoteront de petits trafics, certains se marieront, fonderont des familles et prendront souche dans leur pays d'accueil. En 1684, Nicolas Gervaise estimait le nombre de Portugais vivant au Siam à sept ou huit cents familles. Il ajoutait : La plupart y souffrent une extrême pauvreté, parce qu'ils aiment mieux s'y laisser mourir de faim que d'y travailler pour y gagner leur vie (3). Pendant vingt et an ans, Pinto sillonnera les mers et les terres orientales, treize fois captif et dix-sept fois vendu, aux Indes, en Éthiopie, en l'Arabie heureuse, à la Chine, en Tartarie, à Madagascar, en Sumatra et en plusieurs autres royaumes et provinces de cet oriental archipel des confins de l'Asie (4), tour à tour matelot, mercenaire, esclave, trafiquant, pirate, missionnaire, médecin, ambassadeur, tantôt opulent, souvent ruiné. De retour à Portugal le 28 septembre 1558, porteur d'une lettre de recommandation de Francisco Baretto, gouverneur de l'Inde portugaise, il sollicitera auprès de la régente Catherine de Castille une pension qu'il n'obtiendra jamais. Peregrinação sera rédigé vraisemblablement entre 1569 et 1578.

Le séjour de Pinto au Siam est relaté dans les chapitres 181 à 189 de ses Pérégrinations, et il indique qu'il y demeura pour commercer depuis l'année 1540 jusqu'à 1545 (5). Toutefois, ces dates, comme toutes celles qui figurent dans le livre, sont à prendre avec de grandes précautions, d'autant que Pinto raconte chapitre 180 comment il échappa à un naufrage le jour de Noël 1547 au large de l'île de Pulo Condor [Côn Son], avant donc d'arriver au Siam, si l'on suit la chronologie du récit. En outre, les événements rapporté dans le livre dépassent largement ce créneau de cinq années : ils vont de l'offensive du roi Chairachathirat contre l'armée d'invasion de Tabinshwethi lors de la première guerre birmano-siamoise jusqu'à la levée du siège d'Ayutthaya (ou Pinto dit qu'il se trouvait) par l'armée birmane, qui marqua la fin de la deuxième guerre birmano-siamoise. Le prince Damrong situait la première guerre en 1539 et la deuxième en 1548 (6), c'est donc quasiment une décade que couvre le récit de Pinto, décade au cours de laquelle eurent lieu une succession d'événements particulièrement troubles et sanglants, l'assassinat du roi Chairachathirat par la sulfureuse Si Sudachan, sa concubine, l'empoisonnement du jeune roi Yotfa, l'usurpation de Worawongsathirat, son assassinat et le couronnement du prince Thien sous le titre de Maha Chakkraphat.

On peut comprendre que des faits rapportés par Pinto après plusieurs dizaines d'années, et fondés simplement sur des souvenirs, soient sujets à caution. La Loubère déplorait les bévues continuelles de cet auteur, qui paraît s'être trop fié à sa mémoire (7). D'autres, plus sévères,n'hésiteront pas à qualifier de mensonges ce que La Loubère appelait charitablement des bévues. On reprochera à Pinto d'avoir mêlé des péripéties imaginaires à des souvenirs plus ou moins embellis et à des éléments glanés dans d'autres relations, et son nom même, Fernão Mendez Pinto, donnera naissance à un très mauvais calembour : Fernão, mentes ? Minto ! (Fernão, tu mens ? Je mens !) Dans un article publié dans le Journal de la Siam Society, William Alfred Rae Wood recensait les incohérences des récits de Pinto et concluait : Je suis arrivé, à contrecœur, à la conclusion que notre première vision européenne de l'histoire siamoise n'est qu'un simple patchwork composé de vagues souvenirs de contes rapportés à Pinto par certains de ses compatriotes, et non, comme il le prétend, le travail d'un témoin oculaire (8).

Mais s'il eut beaucoup de détracteurs, Pinto eut aussi quelques défenseurs. Dans un ouvrage publié en 1935 qui reprenait les notes posthumes de son beau-frère Antoine-Joseph-Henri Charignon, un ingénieur passionné de sinologie, Marie Médard donnait l'explication de beaucoup de noms de localités cités par Pinto en s'appuyant sur leur étymologie chinoise, et émettait un avis diamétralement opposé à celui de Wood : Si « romancés » que soient les récits de Mendez Pinto, sa géographie, il faut bien en convenir, est étonnamment exacte ; il serait impossible qu'elle eût cette précision si Pinto avait appris les détails par ouï-dire ; il faut vraiment qu'il ait parcouru tout ce qu'il a décrit. À Charignon revient l'honneur d'avoir été le premier à entreprendre d'approfondir la géographie de Pinto d'après les sources chinoises, car elles seules peuvent expliquer les points restés jusqu'ici des énigmes, et c'est uniquement à cause de ces endroits inexplicables que Fernand Mendez Pinto a été « stigmatisé comme le prince des menteurs » (9). En 1949, Maurice Collis s'efforçait lui aussi de réhabiliter Peregrinação, qu'il considérait comme la relation la plus complète sur l'histoire de l'Asie du XVIe siècle (10).

Il est probable que l'énigmatique lac de Singipamor ou la mystérieuse cité de Quiteruan continueront longtemps à intriguer et à diviser les chercheurs et les historiens, mais le grand public saura, comme toujours, faire la part des choses, et continuera longtemps à lire et à aimer Pinto, comme il lit toujours aujourd'hui Walter Scott, Dumas, Hugo, Tolstoï ou Maurice Druon, sentant confusément que le roman historique de qualité ne nous parle pas du passé. Il nous parle de nous, aujourd’hui (11).

Les chapitres 181 à 189 des Voyages advantureux de Fernand Mendez Pinto que nous avons retranscrits ici en Français moderne proviennent de l'édition de 1645, chez Arnould Cotinet et Jean Roger, dans la traduction du sieur Bernard Figuier, Gentilhomme portugais. Nous en avons revu l'orthographe et la ponctuation, et nous avons tâché de les éclairer par quelques notes.

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Chapitre 181
Comment de ce port de Zunda
je passai à Siam…

NOTES

1 - Les voyages aventureux de Fernand Mendez Pinto, 1645, pp. 1-2. 

2 - Georges Le Gentil, La littérature portugaise, Chandeigne, 1995, p. 70. 

3 - Histoire naturelle et politique du royaume de Siam, 1688, p. 69. 

4 - Pinto, op. cit., p. 2. 

5 - Pinto, op. cit., p. 815. 

6 - Damrong Rajanubhab, Our Wars with the Burmese, White Lotus, 2001. 

7 - Du royaume de Siam, 1691, I, p. 17. 

8 - Fernao Mendez Pinto's Account of Events in Siam, Journal of the Siam Society, vol. 20.1, 1926-1927, pp. 25-39. 

9 - À propos des Voyages aventureux de Fernand Mendez Pinto, notes de A.-J.-H. Charignon recueillies et complétées par Mlle M. Médard, Pékin, Imprimerie des Lazaristes, 1936, p. 308. 

10 - The Grand Peregrination - Being the Life and Adventures of Fernão Mendes Pinto, Londres, Faber et Faber, 1949. 

11 - Gérard Gengembre, Le roman historique : mensonge historique ou vérité romanesque ?, Études, tome 413, 2010/10, p. 377. 

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28 février 2019