Chapitre V
Des mines de Siam.

Page de la Relation de La Loubère
I. Réputation des mines de Siam.

Nul autre pays n'a plus la réputation d'être riche en mines que le pays de Siam, et la grande quantité d'idoles et d'autres ouvrages de fonte qu'on y voit persuade qu'elles y ont été mieux cultivées en d'autres temps qu'elle ne le sont maintenant. On croit même qu'ils en tiraient cette grande quantité d'or dont leur superstition a orné non seulement leurs idoles presque sans nombre, mais les lambris et les combles de leurs temples. Ils découvrent encore tous les jours des puits creusés autrefois et les restes de quantité de fourneaux qu'on croit avoir été abandonnés pendant les anciennes guerres du Pégou.

II. État des mines d'aujourd'hui.

Néanmoins, le roi qui règne aujourd'hui n'a pu rencontrer aucune veine d'or ou d'argent qui valût le soin qu'il y a employé, quoiqu'il ait appliqué à ce travail des Européens, et entre autres un Espagnol venu du Mexique qui a trouvé, sinon une grande fortune, au moins sa subsistance pendant vingt ans, et jusqu'à sa mort, à flatter l'avarice de ce prince par des promesses imaginaires d'infinis trésors. Elles n'ont abouti, après avoir fouillé et creusé en divers endroits, qu'à quelques mines de cuivre fort pauvres, quoique mêlées d'un peu d'or et d'argent. À peine 500 livres pesant de mine rendaient-elles une once de métal ; encore n'ont-ils jamais su faire la séparation des métaux (1).

III. Le tambac.

Mais le roi de Siam, pour rendre ce mélange plus précieux, y fait ajouter de l'or, et c'est ce qu'on appelle du Tambac (2). On dit que les mines de l'île de Bornéo en donnent naturellement d'assez riche, et la rareté en augmente le prix, comme elle augmentait celui de l'airain célèbre de Corinthe (3) ; mais certainement ce qui en fait la véritable valeur chez les Siamois mêmes, c'est la quantité d'or dont on juge qu'il peut être mêlé. Quand leur avarice forme des souhaits, c'est pour l'or et non pas pour le tambac, et nous avons vu que quand le roi de Siam a fait faire des crucifix pour donner aux chrétiens, la plus noble et la plus petite partie, qui est le Christ, a été d'or, la croix seule a été de tambac. Vincent Le Blanc dit que les Péguans ont un mélange de plomb et de cuivre qu'il appelle tantôt ganze, et tantôt ganza (4), et dont il dit qu'ils font des statues et une petite monnaie qui n'est pas marquée au coin du prince, mais que chaque particulier a droit de faire.

IV. M. Vincent, médecin provençal, retenu par le roi de Siam pour faire travailler à ses mines.

Nous avons ramené de Siam M. Vincent, médecin provençal. Il était sorti de France pour aller en Perse avec le feu évêque de Babylone (5), et le bruit de l'arrivée des premiers vaisseaux du roi à Siam l'y fit aller, autant par l'envie de voyager que par celle de chercher son retour en France. Il entend les mathématiques et la chimie, et le roi de Siam l'a retenu quelque temps pour travailler à ses mines.

V. Ce qu'il dit des mines de Siam.

Il m'a dit qu'il a rectifié les travaux des Siamois en quelque chose, si bien qu'ils en tirent un peu plus de profit qu'ils ne faisaient. Il leur a montré au haut d'une montagne une mine de fort bon acier qui était déjà découverte et dont ils ne s'apercevaient pas. Il leur en a découvert une de cristal, une d'antimoine, une d'émeril, et quelques autres, et une carrière de marbre blanc. Outre cela, il a trouvé une mine d'or qui lui a paru fort riche, autant qu'il en a pu juger sans avoir eu le temps d'en faire l'essai, mais il ne la leur a pas indiquée. Plusieurs Siamois, la plupart talapoins, le venaient consulter secrètement sur l'art de purifier et de séparer les métaux et lui portaient diverses montreséchantillons de mine très riches. Des unes, il tirait une assez grande quantité d'argent assez pur, et de quelques autres des mélanges de divers métaux.

VI. Étain et plomb.

Quant à l'étain et au plomb, les Siamois en cultivent depuis longtemps des mines très abondantes, et quoique peu habiles, ils ne laissent pas d'en tirer un assez grand revenu. Cet étain, ou calin, comme disent les Portugais (6), se débite par toutes les Indes. Il est mol et mal purifié, et l'on en voit un échantillon dans les boîtes à thé communes, qui viennent de ces pays-là. Mais pour le rendre plus dur et plus blanc, tel que celui des plus belles boîtes à thé, ils y mêlent de la cadmie, qui est une sorte de pierre minérale aisée à mettre en poudre, laquelle étant fondue avec le cuivre, le rend jaune ; mais elle rend l'un et l'autre de ces deux métaux plus cassant et plus aigre, et c'est cet étain aussi blanc qu'ils appellent toutenague (7). C'est ce que m'a dit M. Vincent au sujet des mines de Siam.

VII. Mines d'aimant.

Ils ont dans le voisinage de la ville de LouvòAujourd'hui Lopburi (ลพบุรี), dans le centre de la Thaïlande une montagne de pierre d'aimant (8). Ils en ont aussi une autre près de JonsalamJunk Ceylon, aujourd'hui Phuket (ภูเก็ต), sur la mer d'Andaman, au sud de la Thaïlande, ville sise dans une île du golfe de Bengale qui n'est séparée de la côte de Siam que de la portée de la voix humaine ; mais l'aimant que l'on tire de Jonsalam perd sa force en trois ou quatre mois ; je ne sais s'il n'en est pas de même de celui de Louvo.

VIII. Pierres précieuses.

Ils trouvent de l’agate fort fine dans leurs montagnes, et M. Vincent m'a dit qu'il a vu, entre les mains des talapoins qui s'occupent en secret à ces recherches, des montres ou pièces de saphirs et de diamants sortant de la mine. On m'a assuré aussi que des particuliers ayant trouvé quelques diamants et les ayant donnés aux officiers du roi s'étaient retirés au Pégou pour n'avoir reçu aucune récompense.

IX. Acier.

J'ai déjà dit que la ville de Campeng-PetKamphaeng Phet (กำแพงเพชร), dans le nord de la Thaïlande est célèbre par des mines d'acier excellent. Les gens du pays en forgent des armes à leur mode, comme sabres, poignards et couteaux. Le couteau, qu'ils appellent pen (9) est de l'usage de tout le monde et n'est pas regardé comme une arme, quoiqu'il en puisse servir au besoin. La lame en est large de trois ou quatre doigts et longue environ d'un pied. Le roi donne le sabre et le poignard. Ils portent le poignard au côté gauche, un pen en devant. Les Portugais l'appellent Christ, mot corrompu de celui de crid dont les Siamois se servent (10). Ce mot est de la langue malaise, qui est célèbre par tout l'Orient, et les crids que l'on fait à Achem dans l'île de Sumatra, passent pour les meilleurs de tous. Quant au sabre, c'est toujours un esclave qui le porte au-devant de son maître sur l'épaule droite, comme nous portons le mousquet sur la gauche.

X. Fer.

Ils ont des mines de fer qu'ils savent fondre, et l'on m'a dit qu'ils n'en n'ont guère ; d'ailleurs ils sont mauvais forgerons, aussi n'ont-ils que des ancres de bois pour leurs galères, et afin que ces ancres coulent à fond, ils y attachent des pierres. Ils n'ont ni épingles, ni aiguilles, ni clous, ni ciseaux, ni serrures. Ils n'emploient pas un clou à bâtir leurs maisons, quoiqu'elles soient toutes de bois. Chacun d'eux se fait des épingles de bambou, comme nos ancêtres employaient des épines à cet usage ; il leur vient des cadenas du Japon, les uns de fer et bons, les autres de cuivre et très mauvais.

XI. Salpêtre et poudre.

Ils font de la mauvaise poudre à canon. Le défaut vient, dit-on, du salpêtre qu'ils tirent de leurs rochers, où il se forme de la fiente des chauve-souris, animaux qui sont très grands et en très grand nombre par toutes les Indes ; mais soit que ce salpêtre soit bon ou mauvais, le roi de Siam ne laisse pas d'en vendre beaucoup aux étrangers.

Après avoir décrit les richesses naturelles des montagnes et des forêts de Siam, ce serait ici le lieu de parler des éléphants, des rhinocéros, des tigres et des autres bêtes féroces dont elles sont peuplées. Néanmoins, puisque cette matière a été assez expliquée par beaucoup d'autres, je l'omettrai pour passer aux terres habitées et cultivées.

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IV. De ce que le pays de Siam produit, et premièrement des bois.
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VI. Des terres cultivées
et de leur fécondité.

NOTES

1 - L'abbé de Choisy disait la même chose dans son Journal du 18 novembre 1685 : On trouve aussi dans les montagnes des minéraux d'or et d'argent qui paraissent quelque chose et deviennent à rien quand on les met au feu. Les Français se trouvaient devant un paradoxe qu'ils ne pouvaient expliquer : la profusion d'or qui s'affichait partout, et notamment dans les temples, et la faiblesse de la production locale. Nicolas Gervaise avançait l'hypothèse qu'il y avait eu autrefois de très riches mines d'or ou qui ont été épuisées, ou qui se sont perdues par la négligence des Siamois qui fuient naturellement le travail. Il n'y a pas d'apparence que les étrangers leur aient apporté cette prodigieuse quantité d'or qui a servi à faire un si grand nombre de vases et de statues et à enrichir tant de pagodes et de maisons où on l'a si peu ménagé. (Histoire naturelle et politique du royaume de Siam, 1688, p. 31). On pourrait toutefois soupçonner que nombre d'objets ou de statues présentés aux étrangers comme étant en or massif n'étaient en réalité qu'en cuivre ou en plâtre doré… Jean-Baptiste Pallegoix notait en 1854 l'existence d'un important gisement aurifère au nord-est de la péninsule malaise : L'or se trouve dans plusieurs localités, mais la mine d'or la plus célèbre est celle de Bang-Taphan [Bang Saphan : บางสะพาน], dans la province de Chumpon [aujourd'hui dans la province de Prachuap Khiri Khan : ประจวบคีรีขันธ์], au pied de hautes montagnes qu'on appelle les Trois-Cents-Pics [Khao Sam Roi Yot : เขาสามร้อยยอด]. On y trouve l'or en grain, et même en pépites, de la grosseur d'un grain de poivre. On creuse la terre et on va la laver dans des sébilles en bois qu'on fait tourner dans l'eau ; la terre s'en va et l'or reste au fond. (Description du royaume thaï ou Siam, 1854, p. 118). En janvier 2017, des inondations mirent à jour de nouveaux gisements d'or dans le klong Thong, un canal de Bang Saphan long de 5 kilomètres, où l'or est réputé exceptionnellement pur, ce qui provoqua une petite ruée. Des centaines de Thaïlandais, parfois venus de fort loin, se lancèrent dans l'orpaillage, espérant récupérer paillettes, grains et pépites dans leurs batées. Certains, indiquait le Bangkok Post, pouvaient gagner entre 3 000 et 4 000 bahts par jour, voire quelques dizaines de milliers de bahts pour quelques rares chanceux. Mais ces opportunités restent exceptionnelles. Même si l'on peut en vivoter, on ne fait pas fortune avec l'or en Thaïlande. Le Daily Consular and Trade Report notait dans son numéro du 23 avril 1912 : On trouve de l'or dans le sable et les alluvions dans beaucoup d'endroits du Siam, et il est récupéré en petite quantité par les autochtones. La mine d'or de Kabin, dans l'est du Siam, fut acquise par une compagnie anglaise il y a quelques années, mais bien que les gisements fussent exploités à plein régime sous la direction de mineurs corniques et d'ingénieurs écossais, aucun résultat ne fut obtenu et la compagnie fit faillite. Jusqu'à présent, la recherche de l'or par les Européens n'a pas eu de succès, et l'industrie aurifère locale est de peu d'importance. (Daily Consular and Trade Reports, vol. 2, Washington, 1912, p. 320).

ImageOrpailleurs à Bang Saphan. Photo Bangkok Post du 17 janvier 2017. 

2 - Le tambac était un alliage de cuivre et d'or. Voir sur ce site l'article Le tambac

3 - Selon Furetière, l'arain de Corinthe était un mélange de métaux fort estimé chez les anciens, fait, selon quelques-uns, de quatre parties d'or et une d'argent (Dictionnaire universel, 1702). Cicéron expliquait ainsi l'origine de cet alliage : À l'embrasement de Corinthe, que Mummius brûla après l'avoir prise, le feu fondit une quantité prodigieuse de statues, de bases, de chapiteaux et d'autres ornements de bronze, et même d'or et d'argent, et de ce mélange se fit ce métal si célèbre et si recherché que les auteurs appellent l'airain de Corinthe (De la vieillesse et de l'amitié, avec les Paradoxes, traduction Philippe Goibaud-Dubois, Paris, 1691, p. 278, note 1). 

4 - Selon Yule et Burnell, c'était le nom donné autrefois au métal qui constituait la petite monnaie de Pégou. Selon certains, il s'agissait de plomb, d'autres évoquent un alliage. Le mot provient du sanskrit kansa, métal de cloche, qui a donné le malais gangsa (Hobson Jobson, 1903, p. 364. 

5 - François Picquet (1626-1685). Mandaté par la Congrégation de la Propagande pour aller remplir en Orient les fonctions de vicaire apostolique de Babylone, il s'embarqua le 11 septembre 1679 avec trois prêtres oratoriens, deux domestiques, et il admit encore à sa suite un médecin nommé Vincent, espérant qu'il pouvait gagner par ses bons offices les peuples que le Ciel avait confiés à ses soins (La vie de messire François Picquet, consul de France et de Hollande à Alep, Paris, 1732, p. 311). François Picquet mourut en Perse le 26 août 1685. C'est sans doute après son décès que le médecin Vincent gagna le Siam. Le père Tachard évoque ce personnage dans son Second voyage : […] deux ou trois de nos pères ayant appris que le roi de Siam faisait travailler à quelques mines d'or et d'argent, ils eurent la curiosité de les aller voir, pour informer MM. de l'Académie royale si en effet on y trouverait des minéraux, comme ils nous en avaient chargés par leurs instructions. Le sieur Vincent, Français de nation, à qui le roi de Siam avait donné mille écus pour l'encourager à la recherche de ces métaux, les y mena lui-même, et leur fit voir une partie des travaux qu'il avait commencés pour les faire fondre. Ils en rapportèrent quelques morceaux qui avaient la plus belle apparence du monde […] (Second voyage du père Tachard […], 1689, p. 232). Céberet en fait également mention dans son Journal : La conversation tomba ensuite sur des mines qu'un Provençal, nommé Vincent, a découvertes en ce royaume et dont il prétend tirer de l'or, de l'argent et autres métaux en abondance (Journal du voyage de Siam de Claude Céberet, Michel Jacq-Hergoualc'h, 1998, p. 98). 

6 - Voir sur ce site l'article consacré au calin

7 - Voir sur ce site l'article consacré à la toutenague

8 - La magnétite, oxyde naturel de fer magnétique.

ImageMagnétite de Bolivie. 

9 - Nous n'avons pu trouver le mot thaï correspondant au pen de La Loubère. Peut-être s'agit-il tout simplement d'une coquille, pen étant mis à la place de nep (เหน็บ), qui signifie planter, piquer, enfoncer. Le mit nep (มีดเหน็บ) est un couteau traditionnel siamois qui correspond assez bien à la description de La Loubère.

ImageMit nep, couteau traditionnel siamois. 

10 - Le mot thaï est krit (กริช), emprunté au malais. Cette arme légendaire à la lame souvent ondulée, emblématique du monde malais, prend différents noms selon les relations : kriss, kris, criss, crid, christ, etc. La description qu'en donne Théophile Gautier dans le Roman de la momie illustre bien le caractère sanguinaire de ce poignard : Voilà un kriss malais dont la lame ondule comme une flamme ; regardez ces rainures pour égoutter le sang, ces dentelures pratiquées en sens inverse pour arracher les entrailles en retirant le poignard ; c'est une arme féroce, d'un beau caractère et qui ferait très bien dans votre trophée.

ImageKriss d'un dignitaire. Rijksmuseum. 
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18 mai 2020