Chapitre XIV
Des arts exercés par les Siamois

Page de la Relation de La Loubère
I. Ils sont mauvais artisans, et pourquoi.

Ils n'ont point de corps de métiers et les arts ne fleurissent point parmi eux, non seulement à cause de leur paresse naturelle, mais encore plus à cause du gouvernement sous lequel ils vivent. Comme il n'y a nulle sûreté pour le bien des particuliers, sinon à le bien cacher, chacun y demeure dans une si grande simplicité que la plupart des arts ne leur sont pas nécessaires et que les ouvriers n'y sauraient trouver le juste prix des ouvrages auxquels ils voudraient mettre beaucoup de dépense et de travail. De plus, comme chaque particulier doit tous les ans six mois de corvées au roi, et que souvent il n'y a personne en ce pays-là qui ose se distinguer dans quelque art, de peur d'être forcé à travailler toute sa vie gratuitement pour le service de ce prince, et parce que dans ces corvées, ils sont employés à tout indifféremment, chacun s'applique à savoir faire un peu de tout pour éviter les coups de bâton, mais personne ne veut trop bien faire, parce que la servitude est le prix de l'habilité. Ils ne savent ni ne veulent savoir faire que ce qu'ils ont fait de tout temps. Il ne leur importe d'être 500 ouvriers, plusieurs mois durant, à ce que peu d'Européens bien payés achèveraient en peu de jours. Si quelque étranger leur donne quelque adresse ou quelque machine, ils l'oublient dès que leur prince l'oublie, aussi ne s'offre-t-il point d'Européens au service d'un roi indien qui n'y soit reçu, pour ainsi dire, à bras ouverts. Quelque petit mérite qu'il ait, il en a toujours plus que les Indiens naturels, et non seulement pour les arts mécaniques, mais pour la marine et pour le commerce, à quoi ils sont encore plus affectionnés. L'inconvénient est que les rois des Indes savent bien le secret, ou de n'enrichir un étranger que d'espérances, ou de le garder chez eux s'ils l'ont véritablement enrichi. Rien n'est si magnifique que les appointements que donne le Grand Mogol, mais voit-on un Européen qui ait remporté bien des richesses de ce service ?

II. Quels arts ils exercent.

Pour revenir à l'industrie des Siamois, voici à peu près les arts qu'ils connaissent : ils sont passablement bons menuisiers, et parce qu'ils n'ont point de clous, ils entendent fort bien les assemblages. Ils se mêlent de sculpture, mais grossièrement ; les statues de leurs temples sont très mal faites. Ils savent cuire la brique et faire d'excellents ciments et ils n'entendent pas mal la maçonnerie. Néanmoins, leurs bâtiments de briques ne durent guère, faute de fondements ; ils n'en font pas même à leurs fortifications. Ils n'ont ni cristal fondu, ni verre, et c'est une des choses qu'ils aiment le mieux. Le roi de Siam trouvait fort à son gré ces verres taillés à facettes qui multiplient un objet, et il demandait des vitres entières avec cette même propriété.

III. Les vitres des Chinois.

Les vitres des Chinois sont composées de filets de verre gros comme des pailles, mis de même sens l'un auprès de l'autre et collés par les bouts à du papier, comme nous collons les carreaux de verre dans nos chassis de fenêtre. Ils mettent souvent quelques peintures sur ces sortes de vitres, et de ces vitres ainsi peintes ils font quelquefois des panneaux de paravent derrière lesquels ils aiment à mettre des lumières, parce qu'ils ont extrêmement le goût des illuminations.

IV. Comment les Siamois se servent des métaux.

Les Siamois savent fondre les métaux et jeter des ouvrages en moule. Ils revêtent fort bien d'une lame fort mince, ou d'or ou d'argent, ou de cuivre, leurs idoles, qui sont quelquefois des masses énormes de briques et de chaux. J'ai chez moi un petit Sommona-Codom qui est ainsi revêtu d'une lame de cuivre dorée et qui est encore plein du ciment qui a servi de modèle. Ils revêtent d'une pareille lame d'or ou d'argent de certains meubles de leur roi et la garde de fer des sabres et des poignards dont il fait présent à quelques-uns de ses officiers, et quelquefois à des étrangers. Ils n'ignorent pas tout à fait l'orfèvrerie, mais ils ne savent ni polir les pierres précieuses, ni les mettre en œuvre.

V. Comment ils écrivent sur une feuille d'or.

Ils sont bons doreurs et ils savent assez bien battre l'or. Toutes les fois que le roi de Siam écrit à un autre roi, il le fait sur une feuille de ce métal aussi mince qu'une feuille de papier. L'on y marque les lettres par compression avec un poinçon émoussé comme ceux dont nous écrivons sur nos tablettes.

VI. Ils sont méchants forgerons et ne savent pas corroyer.

Ils ne se servent guère du fer que dans la première fonte, parce qu'ils sont mauvais forgerons ; leurs chevaux ne sont point ferrés et n'ont d'ordinaire que des étriers de corde et des bridons fort méchants. Ils n'ont pas de meilleures selles ; l'art de corroyer et de préparer les peaux est absolument inconnu à Siam.

VII. Ils font peu de toiles, et point d'étoffes.

On n'y fait guère de toiles de coton, et on n'y en fait que de fort grosses et avec une fort vilaine peinture, et seulement dans la capitale. On n'y fait nulle étoffe, ni de soie, ni de laine, ni aucun ouvrage de tapisserie ; la laine même y est fort rare. Ils savent broder, et leurs dessins plaisent.

VIII. La peinture des Siamois et des Chinois.

J'ai vu dans un de leurs temples une agréable peinture à fresque dont les couleurs étaient fort vives. Il n'y avait nulle ordonnance et elle faisait souvenir de nos anciennes tapisseries ; ce n'était pas apparemment un ouvrage de main siamoise.

Les Siamois et les Chinois ne savent pas peindre en huile, et d'ailleurs ils sont mauvais peintres. Leur goût est de faire peu de cas de tout ce qui n'est que d'après nature. Il leur semble qu'une imitation juste est trop facile, parce qu'en effet leur exécution en cela n'a rien qui ne le soit beaucoup. Ils veulent donc de l'extravagance dans la peinture, comme nous voulons du merveilleux dans la poésie. Ils imaginent des arbres, des fleurs, des oiseaux et d'autres sortes d'animaux qui ne furent jamais. Ils donnent quelquefois aux hommes des attitudes impossibles, et le secret est de répandre sur toutes ces choses une facilité qui les fasse paraître naturelles. Voilà pour ce qui regarde les arts.

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chez les Siamois.

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23 décembre 2019