Chapitre XIII
Des femmes du palais
et des officiers de la Garde-robe
I. De la chambre du roi de Siam. |
Quant à la chambre du roi de Siam, les véritables officiers en sont les femmes ; il n'y a qu'elles qui aient droit d'y entrer. Elles font son lit et sa cuisine, elles l'habillent et le servent à table, mais personne que lui-même ne touche à sa tête quand on l'habille, ni ne passe rien par-dessus sa tête. Les pourvoyeurs portent les provisions aux eunuques, et ceux-ci les donnent aux femmes, et celle qui fait la cuisine n'emploie le sel et les épices que par poids, afin de n'en mettre jamais ni plus ni moins ; usage qui n'est, à mon avis, qu'une loi de médecins à cause de la mauvaise santé du roi, et non une ancienne coutume du palais.
II. De la feue reine, sa femme et sa sœur. |
Les femmes ne sortent jamais qu'avec le roi, ni les eunuques sans ordre exprès. On dit qu'il a huit ou dix eunuques seulement, tant blancs que noirs. La feue reine qui était sa femme et sa sœur en même temps s'appelait Nang AcamahisiiNang Akramahesi : นางอัครมเหสี (1). Il n'est pas facile de savoir le nom du roi ; ils le cachent avec soin, et par superstition, à mon avis, de peur qu'on ne lui fasse quelque sorcellerie sur son nom, et d'autres disent que leurs rois n'ont un nom qu'après leur mort et que c'est leur successeur qui les nomme, et cela serait encore plus sûr contre les prétendues sorcelleries (2).
III. De la princesse, sa fille unique. |
De la reine Acamahisii est née, comme j'ai dit autre part, la princesse fille unique du roi de Siam, laquelle a aujourd'hui rang et maison de reine. Les autres femmes du roi (qu'on appelle en général Tcháou VangChao wang : เจ้าวัง, parce que le mot de Tcháou, qui veut dire Seigneur, veut aussi dire Dame et Maîtresse) lui obéissent et la regardent comme leur souveraine. Elles sont soumises à sa justice, aussi bien que les femmes et les eunuques qui les servent, parce que ne pouvant sortir pour aller plaider ailleurs, il faut nécessairement que ce soit la reine qui soit leur juge et qui les fasse châtier pour les maintenir en paix (3). Cela se pratique ainsi dans toutes les cours d'Asie, mais il n'est vrai ni à Siam, ni peut-être nulle part de l'Orient, que la reine ait aucune province à gouverner. Il est aisé aussi de comprendre que si le roi aime quelqu'une de ses dames plus que les autres, il sait la soustraire à la jalousie et aux mauvais traitements de la reine.
IV. Le roi de Siam prend les filles de ses sujets pour son palais quand il lui plaît. |
De temps en temps, on prend des filles à Siam pour le service du VangWang : วัง, ou pour être maîtresses du roi, si ce prince s'en accommode, mais les Siamois ne baillent leurs filles que par force, parce que c'est pour ne les revoir jamais, et ils les rachètent tant qu'ils peuvent pour de l'argent. De sorte que cela devient une espèce de concussion, car on prend beaucoup de filles à dessein simplement de les rendre aux parents qui les rachètent.
V. Il a peu de dames. |
Le roi de Siam a peu de dames, c'est-à-dire huit ou dix en tout, non par continence, mais par épargne. J'ai déjà dit qu'avoir beaucoup de femmes est en ce pays-là plutôt magnificence que débauche, c'est pourquoi ils sont fort surpris d'entendre qu'un aussi grand roi que le nôtre n'a qu'une femme (4), qu'il n'a point d'éléphants et que ses terres ne portent point de riz, comme nous le pouvons être quand on nous dit que le roi de Siam n'a ni chevaux, ni troupes entretenues et que son pays ne porte ni blé ni raisin, quoique toutes les relations relèvent si fort la richesse et la puissance du royaume de Siam.
VI. La maison de la reine. |
La reine a ses éléphants et ses balons et des officiers pour en avoir soin et pour l'accompagner quand elle sort ; mais il n'y a que ses femmes et ses eunuques qui la voient. Elle est cachée à tout le reste du monde, et quand elle sort, soit sur un éléphant, soit en balon, elle est dans une chaise fermée par des rideaux qui lui permettent de voir ce qu'elle veut et qui l'empêchent d'être vue, et le respect veut que si on ne la peut éviter, on lui tourne le dos en se prosternant quand elle passe (5).
VII. Son magasin et ses vaisseaux. |
Outre cela, elle a son magasin, ses vaisseaux et ses finances. Elle fait commerce, et quand nous arrivâmes en ce pays-là, la princesse, que j'ai dit être traitée en reine, était fort brouillée avec le roi son père parce qu'il s'est réservé à lui seul presque tout le commerce étranger et que par là elle s'en trouve privée, contre l'ancienne coutume du royaume.
VIII. De la succession à la Couronne, et les causes qui la rendent incertaine. |
Les filles ne succèdent point à la Couronne ; à peine y sont-elles regardées comme libres. Ce serait le fils aîné de la reine qui y devrait toujours succéder par la loi (6). Néanmoins, parce que les Siamois ont de la peine à concevoir qu'entre des princes à peu près de même rang, le plus âgé se prosterne devant le plus jeune, il arrive souvent qu'entre frères, quoiqu'ils ne soient pas tous fils de la reine et qu'entre oncles et neveux, le plus avancé en âge est préféré ; ou plutôt c'est la force qui en décide presque toujours. Les rois même contribuent à rendre la succession royale incertaine parce qu'au lieu de choisir constamment pour leur successeur le fils aîné de la reine, ils suivent le plus souvent l'inclination qu'ils auront pour le fils de quelqu'une de leurs dames dont ils seront amoureux.
IX. Occasion qui a rendu les Hollandais maîtres de Banten. |
C'est pour cela que le roi de Banten, par exemple, a perdu la Couronne et la liberté. Il voulut avant sa mort faire reconnaître pour son successeur l'un de ses fils qu'il avait eu de quelqu'une de ses maîtresses, et le fils aîné qu'il avait eu de la reine se jeta entre les bras des Hollandais. Ceux-ci le mirent sur le trône après avoir vaincu son père, qu'ils tiennent encore en prison, s'il n'est mort ; mais pour le prix de ce service, ils sont demeurés les maîtres du port et de tout le commerce de Banten (7).
X. De la succession au royaume de la Chine. |
La succession n'est pas mieux réglée à la Chine, quoiqu'il y ait aussi une loi expresse et fort ancienne en faveur du fils aîné de la reine. Mais quelle règle y saurait-il avoir en une chose, quelque importante qu'elle soit, quand les passions des rois cherchent toujours à la brouiller ? Tous les Orientaux, dans le choix d'un maître, s'attachent tout au plus à la famille royale et non à un certain prince de la famille royale, incertains dans la seule chose où les Européens ne le sont point. Dans tout le reste, nous varions tous les jours, et ils ne varient jamais. Toujours mêmes mœurs chez eux, toujours mêmes lois, même religion, même culte, comme on en peut juger en comparant ce que les anciens ont écrit des Indiens avec ce que nous en voyons aujourd'hui.
XI. De la garde-robe du roi de Siam. |
J'ai dit que ce sont les femmes du palais qui habillent le roi de Siam, mais elles n'ont pas soin de sa garde-robe ; il a des officiers pour cela. Le plus considérable de tous est celui qui touche à son bonnet, quoiqu'il ne lui soit pas permis de le mettre sur la tête du roi son maître. C'est un prince du sang royal de Cambodge, parce que le roi de Siam se vante d'en être issu, ne pouvant se vanter d'être de la race des rois ses prédécesseurs (8). Le titre de ce chef de garde-robe est Oc-yà Out haya tanneOkya Uthai Tham : ออกญาอุไทยธรรม, ce qui fait assez voir que le titre de Pa-yà ne signifie pas prince, puisque ce prince ne le porte point. Au-dessous de lui, Oc-prá Rayja VounsàOk-phra Racha Wongsa : ออกพระราชวงศา a soin des habits. Rayja ou Raja, ou Ragi ou Ratcha ne sont qu'un terme indien diversement prononcé, qui veut dire Roi ou Royal, et qui entre dans la composition de plusieurs noms chez les Indiens.
NOTES
1 - Akkhamahesi désignait la reine en titre. L'information est précieuse, mais ne nous permet pas d'identifier sûrement cette souveraine. Les unions consanguines, les nombreuses concubines, les silences et les falsifications des Chroniques royales et les titres honorifiques boursouflés et redondants qui honoraient les personnes de sang royal semblent avoir définitivement brouillé les pistes. La Loubère indique dans le paragraphe suivant que l'Akkhamahesi fut mère de la fille unique du roi Naraï, la princesse Sudawadi (สุดาวดี), kromluang Yothathep (กรมหลวงโยธาเทพ). Selon Dirk van der Kruysse&bnsp;: La sœur-reine Si Chulalok (ศรีจุฬาโลก) [également connue sous le titre de Phra Racha Kanlayani : พระราชกัลยาณี] semble avoir été la seule akkhamahesi, ou première reine, élevée à cette position. Elle mourut vers 1680, après n'avoir eu qu'une fille, la princesse (kromluang) Yothathep, dont les Français vivant au Siam parlèrent abondamment sans l'avoir jamais vue. (Siam and the West, p. 81). Bhawan Ruangsilp, pour sa part, note : La princesse Sudawadi était la seule fille légitime du roi Naraï. Elle naquit entre 1658 et 1660 de son épouse Phra Krasattri (พระกระษัตรี), qui était également sa sœur (Kromluang Yothathep: King Narai’s Daughter and Ayutthaya Court Intrigue, Journal of the Siam Society, vol. 104, 2016, p. 96). Phra Krasattri était-il un autre titre de Si Chulalok, alias Kanlayani ? Et que penser de l'article Wikipédia, repris dans plusieurs travaux universitaire, qui indique que Yothathep était la fille de Suriwong Rasami (สุริยงรัศมี), une concubine du roi Naraï ? Et combien le roi Naraï avait-il de sœurs ? Nous connaissons sûrement la princesse Si Suphan (ศรีสุพรรณ), Kromluang Yothathip (กรมหลวงโยธาทิพ), une sœur cadette qui épousa plus tard Phetracha devenu roi (lequel épousa également Yothathep, mariant ainsi la sœur et la fille de son prédécesseur), mais de qui parle Gervaise lorsqu'il écrit vers 1686 : Les deux princesses, sa sœur et son épouse moururent il y a environ sept ou huit ans à trois ou quatre mois l'une de l'autre. Leurs corps furent brûlés ensemble sur le même bûcher, dans le palais, en présence de toute la Cour, avec une pompe funèbre digne de la grandeur de leur naissance et de leur mérite personnel ? (Histoire naturelle et politique du royaume de Siam, 1688, p. 247). Arcanes de la noblesse siamoise qui semble dépasser même les érudits locaux. ⇑
2 - Lors de son second voyage, le père Tachard eut l'occasion de mesurer le secret un peu superstitieux qui entourait le nom du monarque : Tandis que notre mandarin recevait les respects du gouverneur et des autres Siamois habitants de la Tabanque, je m'informai en leur langue de la santé du roi de Siam. À cette demande, chacun regarda son voisin, comme étonné de ma demande, et personne ne me répondit rien. Je crus manquer à la prononciation ou à l'idiome propres des gens de cour. Je m'expliquai en portugais par un interprète, mais je ne pus rien tirer du gouverneur ni d'aucun de ses officiers. À peine osaient-ils prononcer le mot de roi entre eux fort secrètement. Quand je fus arrivé à Louvo, je racontai à M. Constance l'embarras où je m'étais trouvé, voulant savoir l'état de la santé du roi de Siam et de la sienne sans que personne eût voulu m'en apprendre la moindre chose. Je lui ajoutai que le trouble, que ceux de qui je m'en étais informé m'avaient fait paraître, et la peine qu'ils avaient eue à me répondre, m'avaient donné beaucoup d'inquiétude, craignant qu'il ne fût arrivé à la Cour quelque changement considérable. Il me répondit qu'on avait été fort étonné de la question que j'avais faite, parce que ce n'est point la coutume parmi les Siamois de faire de pareilles demandes, ne leur étant pas permis de s'informer de la santé du roi leur maître, dont la plupart même ne savent pas le nom propre, et ils n'oseraient le prononcer quand ils le sauraient. Il n'appartient qu'aux mandarins du premier ordre de prononcer un nom qu'ils regardent comme une chose sacrée et mystérieuse. (Second voyage du père Tachard […], 1689, pp. 146 et suiv.). ⇑
3 - Aucun Français ne vit jamais la princesse Yothathep. Les témoignages qu'ils recueillirent provenaient de Phaulkon (qui ne la vit jamais non plus), et surtout de son épouse, Marie Guimard. La rigueur de ses châtiments fut souvent relevée. L'abbé de Choisy écrivait dans son journal du 30 octobre 1685 : Sa justice est très sévère. Quand quelque dame a trop parlé, elle lui fait coudre la bouche, et quand elle n'a pas assez parlé, elle lui fait fendre la bouche jusqu'aux oreilles. Il semble que la princesse Yothathep, que le père De Bèze décrivait comme grande pagodiste (Mémoire du père de Bèze sur la vie de M. Constance […], Drans et Bernard, 1947, p. 94), ait été en désaccord avec la politique d'ouverture de son père et adversaire acharnée de Phaulkon. Selon Beauchamp, elle laissa éclater ses vrais sentiments lors du coup d'État de Phetracha : La princesse reine, la fille du roi, qui était dans le palais lorsque tout cela se faisait, disait tout haut qu'il fallait exterminer tous les chrétiens qui étaient dans le royaume. (Relation originale de la révolution de Siam […], Manuscrit BN Ms Fr 8210, f° 523r°). ⇑
4 - Rappelons que Sa Majesté très chrétienne Louis XIV eut tout de même, plus ou moins discrètement, une quinzaine de maîtresses. ⇑
5 - Une gravure du Voyage de Siam des pères jésuites de Guy Tachard (1686) illustre cet équipage :
6 - … il y a une loi fondamentale au royaume de Siam, qui appelle le frère du roi défunt à la Couronne et en exclut le fils. (Jérémie Van Vliet, Voyage de Perse et des Indes orientales (…) avec les révolutions arrivées au royaume de Siam l'an mil six quarante-sept, 1663, p. 570). Aussi fondamentale que fût cette loi, elle fut rarement appliquée, l'histoire du Siam n'étant qu'une suite d'usurpations souvent sanglantes où le plus fort, le plus entreprenant ou le plus rusé s'imposait au détriment de l'héritier légitime. ⇑
7 - Le conflit entre le vieux roi Tirtayasa (1631–1695), plus connu des Occidentaux sous le nom de Sultan Ageng Tirtayasa, ou tout simplement Sultan Ageng ou Agung et son fils Abu Nasr Abdul Kahhar, généralement appelé Sultan Haji ou Haji de Banten, ont permis au Hollandais en 1683 de mettre la main sur Banten, plaque tournante d'une importance considérable pour le commerce dans les Indes orientales, de battre en brèche les Portugais dont l'influence était encore grande dans cette région, et d'en chasser les Français qui y avaient établi un comptoir.
8 - Naraï était le fils de Prasat Thong (ปราสาททอง), un usurpateur qui, malgré les efforts des historiens thaïs pour le rattacher à la branche du roi Ekathotsarot (เอกาทศรถ), n'avait probablement pas une goutte de sang royal dans les veines. ⇑
18 mai 2020