Chapitre XXI
Des principes de la morale indienne

Page de la Relation de La Loubère
I. Cinq préceptes négatifs.

Ils se réduisent à cinq préceptes négatifs, à peu près les mêmes dans tous les cantons des Indes. Ceux des Siamois sont tels :

II. Le premier précepte s'étend aux plantes et aux semences.

Le premier précepte n'est point borné à ne tuer ni hommes ni animaux, mais il s'étend aux plantes et aux semences, parce que, par une opinion assez vraisemblable, ils croient que la semence n'est que la plante même dans une enveloppe. L'homme observant donc ce premier précepte comme ils l'entendent ne saurait vivre que de fruit, d'autant qu'ils regardent le fruit non comme une chose qui a vie, mais comme une partie d'une chose qui a vie et qui ne souffre point quoiqu'on lui ôte son fruit. Il faut seulement, en mangeant le fruit, ne manger ni pépin ni noyau, parce que ce sont des semences, et il faut enfin ne point manger de fruit hors de la saison, c'est-à-dire à mon avis avant la saison, parce que c'est faire avorter la semence que le fruit contient en l'empêchant de mûrir.

III. Et à ne rien détruire dans la nature.

Outre cela, le précepte de ne point tuer s'étend à ne rien détruire dans la nature, parce qu'ils estiment que tout y est animé ou, si l'on veut, qu'il y a des âmes partout, et que c'est déloger une âme par force que de détruire quoi que ce soit. Ils ne veulent même rien estropier ni rien mutiler. Ils ne casseront pas, par exemple, une branche d'arbre, comme ils ne casseront pas le bras à un homme innocent. Ils croient que c'est offenser l'âme de l'arbre. Mais quand une fois l'âme a été chassée d'un corps, ils regardent cela comme une destruction déjà faite et ne croient rien détruire en se nourrissant de ce corps. Les talapoins même ne font aucun scrupule de manger ce qui est mort, mais de tuer ce qu'ils estiment vivant.

IV. Ils ont en plusieurs choses plus d'horreur du sang que du meurtre.

En plusieurs choses, ils témoignent plus d'horreur du sang que du meurtre. Il leur est défendu de faire aucune incision d'où il sorte du sang, comme si l'âme était principalement dans le sang ou qu'elle ne fût que le sang. Et c'est peut-être un souvenir confus de l'ancien précepte de Dieu qui en permettant à l'homme l'usage des viandes, lui défendait de manger le sang des animaux parce que le sang leur tient lieu d'âme (1). Il y a des Indiens qui n'osent couper une certaine plante parce qu'il en sort un suc rouge qu'ils prennent pour le sang de cette plante. Les Siamois ne font scrupule d'aller à la pêche que les jours que les talapoins se rasent la tête. À cela près, il leur semble que quand ils pêchent, ils ne commettent point de faute, parce qu'ils ne s'estiment pas coupables de la mort des poissons. Ils ne font, disent-ils, que les tirer de l'eau et ils ne répandent pas leur sang. Le moindre détour leur suffit pour éluder les préceptes. Ainsi, ils ne croient pas pécher en tuant à la guerre, parce qu'ils ne tirent pas droit à l'ennemi, quoiqu'au fond ils tâchent de tuer, comme je l'ai expliqué en parlant de leur manière de combattre.

V. L'opinion de la métempsycose favorable au meurtre des malheureux, si elle ne rend tout meurtre indifférent.

Que si on leur dit que selon l'opinion de la métempsycose, le meurtre paraît souvent louable puisqu'il peut délivrer une âme d'une vie malheureuse, ils répondent que c'est toujours offenser les âmes que de les déloger par la force, et que d'ailleurs on ne les soulage point parce qu'elles rentrent en des corps pareils pour y remplir le reste du temps pendant lequel elles sont destinées à cette sorte de vie. Mais ils ne sentent pas que cette raison prouverait aussi qu'on ne ferait nul véritable tort en tuant, et les Chinois, qui pensent en ceci autrement que les Siamois, tuent leurs enfants quand ils en ont trop, et ils disent que c'est pour les faire renaître plus heureux.

VI. Se tuer soi-même leur paraît une chose louable.

De plus, tous les Indiens pensent que de se tuer soi-même est non seulement une chose permise, parce qu'ils se croient les maîtres d'eux-mêmes, mais que c'est un sacrifice utile à l'âme et qui lui acquiert un grand degré de vertu et de bonheur. Ainsi, les Siamois se pendent quelquefois par dévotion à un arbre qu'ils appellent en pali Prá si mahà PoutPhra si maha phothi : พระศรีมหาโพธิ, et en siamois Ton pôTon pho : ต้นโพ. Ces mots pali semblent vouloir dire l'Excellent ou le Saint Arbre du grand Mercure, car Pout veut dire Mercure dans le nom pali du mercredi (2). Les Européens appellent cet arbre l'Arbre des pagodes, parce que les Siamois le plantent devant les pagodes. Il croît dans les forêts comme les autres arbres du pays, mais nul particulier n'en peut avoir dans son jardin, et c'est de ce bois-là qu'on fait toutes les statues de Sommona-Codom que l'on veut faire de bois. Mais dans ce zèle qui détermine quelquefois les Siamois à se pendre, il y a toujours quelque sujet évident d'un grand dégoût pour la vie, ou d'une grande crainte, comme celle de la colère du prince.

VII. Histoire d'un Péguan qui se brûla lui-même.

Il y a six ou sept ans qu'un Péguan se brûla dans l'un des temples que les Péguans ont à Siam, appellé Sam-PihanSam Phihan : สามพิหาร. Il s'assit les jambes croisées, et s'enduisit tout le corps d'une huile fort épaisse, ou plutôt d'une sorte de gomme, et y mit le feu. On disait qu'il était fort mécontent de sa famille, laquelle pleurait pourtant beaucoup autour de lui. Après que le feu l'eut étouffé et bien grillé, on couvrit son corps d'une sorte de plâtre, et on en fit une statue qu'on dora et qu'on mit sur l'autel, derrière celle de leur Sommona-Codom. Ils appellent ces sortes de saint Prá tian téePhra thiang thae : พระเที่ยงแท้, Tian veut dire Véritable, Tée veut dire Assurément. Voilà donc comment les Siamois entendent le premier précepte de leur morale.

VIII. La défense de l'impureté s'étend à la défense du mariage.

Je n'ai rien de particulier à dire sur le second, mais quant au troisième, qui défend toute sorte d'impureté, il ne s'étend pas seulement à l'adultère, mais à tout commerce charnel de l'homme avec la femme, et au mariage même. Non seulement le célibat est chez eux un état de perfection, mais le mariage y est un état de péché, soit par cet esprit de pudeur qui chez toutes les nations est attaché à l'usage du mariage et qui semble y supposer un mal dont on rougit, soit par une aversion générale de toutes les malpropretés naturelles dont quelques-unes étaient des impuretés légales chez les juifs. On se lave chez de certains peuples après avoir vu sa femme comme après quelque autre sorte de souillure. Mahomet a cru les femmes indignes du Paradis, et sans dire ce qu'elles deviendront, il en promet de plus blanches et de plus nettes à ses élus.

IX. Les philosophes chinois estiment le divorce une action vertueuse.

Les philosophes chinois disent que la femme est une chose mauvaise en soi et qu'il ne faut ni garder la sienne, ni en prendre une autre dès qu'on a des enfants qui puissent rendre aux parents dont ils sont nés et à leurs autres ancêtres les devoirs que la religion chinoise croit nécessaire au repos des morts. Sans cette prétendue nécessité, ils croiraient le mariage illicite, et dès qu'ils ont assez d'enfants, ils estiment qu'il y a de la vertu à faire divorce. Ils citent l'exemple de Confucius qui quitta sa femme dès qu'il en eut un fils ; ils citent l'exemple de ce fils qui quitta aussi la sienne, et l'exemple et le sentiment de plusieurs autres philosophes chinois qui ont fait divorce avec leurs femmes et qui ont compté le divorce parmi les actions vertueuses. Ils condamnent comme une corruption des mœurs anciennes de la Chine l'opinion du peuple chinois d'aujourd'hui, qui aussi bien que le peuple siamois, guidé par les sentiments de la nature, regarde le divorce sinon comme un mal, pour le moins comme un malheur. Je ne sais rien touchant le quatrième précepte qui mérite d'être expliqué.

X. Toute liqueur qui peut enivrer défendue.

Le cinquième ne défend pas seulement de s'enivrer, mais de boire d'aucune liqueur qui puisse enivrer quoique l'on ne s'en enivre pas. Ils estiment un chose mauvaise en soi qui peut nuire par la quantité.

XI. La vertu, à leur avis, n'est pas faite pour tout le monde.

C'est ainsi qu'ils entendent leurs préceptes, mais aussi ne croient-ils pas que l'exacte vertu soit faite pour tout le monde, mais seulement pour les talapoins. Ils estiment que ce qui est péché en soi est péché pour tous, et les talapoins ne font ni vœu, ni quoi que ce soit qui rende péché à leur égard ce qui n'est pas péché pour tout le monde ; mais selon eux, le métier des séculier est de pécher et celui des talapoins est de ne point pécher et de faire pénitence pour ceux qui pèchent. Ils comprennent comme nous que ceux qui sont destinés à expier les péchés des autres par la pénitence doivent être plus purs que les autres, et que la peine due et nécessairement attachée au péché peut néanmoins passer du coupable sur l'innocent, si l'innocent veut bien s'y soumettre pour en délivrer le coupable. D'ailleurs, ils conçoivent la nature du péché fort grossièrement et fort matériellement, car les talapoins se contentent de s'abstenir eux-mêmes des actions qu'ils croient mauvaises, mais ils ne font point de scrupule de les faire commettre aux séculiers pour en profiter. Ainsi, quand ils veulent manger du riz, comme le riz est une semence, ils ne le peuvent faire bouillir sans péché, parce que c'est le faire mourir, mais ils font commettre ce prétendu péché à leurs TapacáouTapakhao : ตาปะขาว qui sont leurs domestiques séculiers, ou bien ils le font commettre aux enfants talapoins qu'ils élèvent, et quand le riz est bouilli, alors ils le mangent. De même, il leur est défendu d'uriner ni sur le feu, ni dans l'eau, ni sur la terre, parce que ce serait éteindre le feu ou corrompre ces deux autres éléments. Ils urinent dans quelque vase, et un serviteur séculier le verse où il lui plaît, et il n'importe qu'il pèche. Les séculiers donc ni n'observent les préceptes, ni ne les éludent, que par la crainte des châtiments publics ou par l'éloignement naturel qu'ils pourront avoir à ce qu'ils estiment péché, mais ils rachètent leurs péchés par leurs bonnes œuvres, qui consistent principalement à faire l'aumône aux temples et aux talapoins, selon l'ancienne tradition connue peut-être par toute la terre et si souvent répétée dans l'Écriture sainte que l'aumône rachète les péchés. Il est aisé aussi de remarquer en eux un sentiment très naturel et très juste qui est qu'ils condamnent bien davantage les péchés qui se peuvent aisément éviter que ceux qui sont inévitables, quoiqu'ils croient que tous soient des péchés. Mais afin qu'on connaisse encore mieux la morale des talapoins, je mettrai à la fin de cet ouvrage la plupart de leurs maximes mot à mot, comme on me les a données (3) ; j'y ajouterai seulement quelques notes pour les faire mieux entendre.

XII. L'esprit des maximes des talapoins.

On y verra le respect qu'ils ont pour les éléments et pour toute la nature. Il leur est défendu de dire des injures à aucune chose naturelle, de faire aucun creux en terre et de ne le pas remplir après l'avoir fait, de cuire de la terre comme de cuire du riz, d'allumer du feu, parce que c'est détruire ce avec quoi on l'allume, et de l'éteindre quand il est une fois allumé. On y verra qu'ils ont soin de la netteté et des bienséances autant que de la véritable vertu ; qu'ils ont des idées de presque toutes les vertus et qu'ils n'en ont presque aucune qui soit exacte, parce qu'ils portent les unes jusqu'à des scrupules superstitieux et qu'ils demeurent au-dessous des autres.

XIII. La vertu selon eux est impossible.

D'ailleurs, ces maximes sont seulement pour les talapoins, non qu'ils croient que personne les puisse enfreindre sans péché, mais c'est qu'ils voient bien qu'il est impossible que quelqu'un ne les enfreigne ; par exemple, il faut bien que quelqu'un fasse du feu. Ils sont surpris de la beauté de notre morale quand on leur dit qu'elle appelle également tous les hommes à la vertu, parce qu'ils ne comprennent pas que ce soit une chose praticable ; mais quand on le leur fait entendre et qu'on leur dit que la vertu ne consiste pas en ces choses impossibles en quoi ils la mettent, ils méprisent ce qu'on leur dit et se croient bien plus purs et plus vertueux que les chrétiens, ou plutôt ils reviennent à croire qu'eux seuls sont CreengKhreng : เคร่ง, c'est-à-dire purs, et que les chrétiens sont cahatKhahat : คหัฐ, ou destinés au péché, comme le reste des hommes ; prévention qui nous doit bien confondre et qui prouve l'extrême besoin que la raison humaine a d'une lumière supérieure pour ne se pas égarer dans la connaissance du bien et du mal dont néanmoins les idées nous paraissent si faciles et si naturelles.

XIV. Vanité des talapoins.

Si donc les talapoins se croient seuls vertueux, il ne faut pas s'étonner s'ils se permettent aussi tout l'orgueil possible à l'égard des séculiers. Cet orgueil paraît en toutes choses, comme en ce qu'ils affectent de s'asseoir plus haut que les séculiers, de ne saluer jamais aucun séculier et de ne pleurer jamais la mort d'aucun, non pas même celle de leurs parents. Ils ont une pratique qui ressemble à la confession, car de temps en temps ils semblent rendre compte en secret à leur supérieur de leurs déportements&bsp;; mais bien loin de s'avouer pécheurs, ils ne font que parcourir les préceptes pour dire qu'ils ne les ont point enfreints. Je n'ai point dérobé, disent-ils, Je n'ai point menti, et ainsi du reste. En un mot, ils ne sont point humbles et ils ont plutôt l'idée des humiliations et des mortifications que celle de l'humilité.

XV. Quelques apparences de certaines vertus monastiques dans les talapoins.

Ils semblent connaître le recueillement et la retraite. Un talapoin pèche si en marchant dans les rues, il n'a pas ses sens recueillis. Un talapoin pèche s'il se mêle d'affaires d'État. On ne s'en mêle guère sans beaucoup de distraction et sans s'attirer l'envie et la haine de plusieurs, ce qui ne convient pas à un talapoin qui ne doit songer qu'à son couvent et à édifier tout le monde par sa modestie. Mais d'ailleurs, je crois qu'une sage politique a eu beaucoup de part à interdire toutes affaires d'État à des gens qui ont tant de pouvoir sur l'esprit des peuples. Ils connaissent l'obéissance religieuse. L'obéissance est la vertu de tout le monde en ce pays-là, et il ne faut pas s'étonner qu'elle se trouve dans leurs cloîtres. Ils connaissent aussi la chasteté. Un talapoin pèche s'il tousse pour attirer sur lui les regards des femmes ; s'il regarde lui-même une femme avec complaisance et s'il en désire quelqu'une, s'il use de parfums sur sa personne, s'il met des fleurs à ses oreilles, et en un mot, s'il se pare avec trop de soin. Et l'on dirait aussi qu'ils connaissent la pauvreté, car il leur est défendu d'avoir plus d'un vêtement et d'en avoir de précieux, de garder rien à manger du soir au lendemain, de toucher ni or ni argent, ni d'en désirer. Mais au fond, comme ils peuvent abandonner leur profession, ils font si bien que s'il vivent pauvrement tandis qu'ils sont talapoins, ils ne laissent pas d'amasser de quoi vivre à leur aise quand ils cesseront de l'être. Et ce sont là les idées que les Siamois ont de la vertu.

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XX. Des funérailles des Chinois
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XXII. De la suprême félicité et de
l'extrême infélicité selon les Siamois.

NOTES

1 - Genèse, IX, 3 et 4 : Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture ; je vous donne tout cela, comme je vous avais donné l’herbe verte. Seulement vous ne mangerez point de chair avec son âme, c’est-à-dire avec son sang. (Version chanoine Crampon). 

2 - La ressemblance phonétique entre phut et pho induit La Loubère en erreur. Phut (พุธ) veut effectivement dire Mercure, et comme en français, le mercredi thaïlandais est le jour de Mercure (wan phut : วันพุธ), mais ni le mot, ni Mercure n'ont rien à voir avec l'arbre appelé Ton pho, qui désigne le Ficus religiosa, également appelé figuier des pagodes ou pipal. Il s'agit de l'arbre sacré sous lequel Bouddha atteignit l'illumination. Pho, ou Phothi est la déclinaison siamoise de Bodhi, qui signifie en pali et en sanskrit révélation, connaissance parfaite, illumination.

ImageTon Pho, figuier des pagodes (Ficus religiosa). 

3 - Ce chapitre se trouve dans le second volume, page 36 à 57. 

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18 mai 2020