INTRODUCTION
L'absence quasi totale de chroniques locales fiables est la principale difficulté à laquelle se heurte l'historien qui tente de compiler une histoire du Siam. Les archives officielles et les annales des rois d'Ayutthaya furent toutes détruites lorsque les Birmans s'emparèrent de cette ville en 1767. Des tentatives furent menées pendant les règnes du roi Taksinตากสิน et du roi Phra Phutthayotfa Chulalokพระพุทธยอดฟ้าจุฬาโลก - Rama I pour reconstituer l'histoire d'Ayutthaya à partir des sources alors disponibles. Le résultat est le Phongsawadanพงศาวดาร et ses différentes versions. Malheureusement, les compilateurs de cet ouvrage ont détruit – ou du moins n'ont pas conservé – les documents à partir desquels ils ont tiré leurs informations. De ce fait, bien qu'il soit maintenant possible d'affirmer que beaucoup de leurs assertions étaient erronées, il n'est pas facile de découvrir comment les erreurs se sont produites et encore moins de les corriger.
Les deux versions les plus connues du Phongsawadan sont le Phongsawadan en deux volumes publié à Bangkok par le Dr. Bradley en 1863, et la Royal Autograph Edition, révisée par le roi Maha Mongkutมหามงกุฎ - Rama IV et imprimée en 1907, avec des notes du prince Damrongดำรง. Ces deux versions ont connu plusieurs éditions imprimées, et un élément les différencie principalement : la Royal Autograph Edition mentionne un roi nommé Intharacha IIอินทราชา๒, qui aurait régné de 1449 à 1473, et qui n'apparaît pas dans le texte principal de la version de Bradley, bien qu'il soit cité dans deux brefs résumés insérés par l'auteur dans son premier volume. On ne trouvera pas mention de ce roi dans le présent livre, car j'ai suivi la version connue sous le nom d'Histoire de Luang Prasoetหลวงประเสริฐ. Les versions les plus courantes du Phongsawadan, c'est-à-dire celles de Bradley et du Royal Autograph, sont tirées d'une version rédigée en 1840 par le prince Paramanuchit Chinarotปรมานุชิตชิโนรส, sous les ordres du roi Phra Nang Klaoพระนั่งเกล้า - Rama III. Les travaux du prince Paramanuchit furent à leur tour compilés à partir de deux éditions manuscrites du Phongsawadan conservées à la Bibliothèque Nationale de Bangkok, la première écrite en 1783 sous le roi Taksin et la seconde en 1795 sous le roi Phra Phutthayotfa Chulalokพระพุทธยอดฟ้าจุฬาโลก - Rama I. Ces deux versions, ainsi que toutes les versions imprimées, constituent pratiquement un seul et même livre.
Il est frappant de constater qu'à partir de l'an 1370 environ, quasiment toutes les dates indiquées dans ces versions du Phongsawadan sont fausses, ce qui peut être facilement démontré en les comparant avec celles données par les annales de pays voisins, tels que la Birmanie, Luang Phrabangหลวงพระบาง, Chiang Maïเชียงใหม่ et le Cambodge, ou par celles mentionnées par des auteurs européens, par exemple Mendez Pinto, P. W. Floris et J. Van Vliet. De plus, ces erreurs ne sont pas uniformes ; parfois elles ne sont que d'un ou deux ans, parfois de dix-huit ou de vingt. La seule conclusion à tirer est que les compilateurs du Phongsawadan ont, pour une raison ou pour une autre, inventé un système complet de chronologie à leur usage, ce qui ne peut que nous rendre circonspects quant à la réalité des faits qu'ils rapportent, notamment quand leurs déclarations sont contredites par l'histoire des pays voisins ou par les relations de témoins de l'époque.
En 1905, le roi Chulalongkornจุฬาลงกรณ์ - Rama V créa une nouvelle bibliothèque nationale sous la présidence de Son Altesse Royale le prince héritier (qui deviendra le roi Rama VI) (1). Depuis lors, des recherches historiques ont été menées de manière scientifique et avisée, et des démarches ont été entreprises pour découvrir et préserver les anciennes versions de l'histoire du pays. Le livre connu sous le titre de Phongsawadan de Luang Prasoet a été découvert et présenté à la Bibliothèque Nationale en 1907 par un fonctionnaire nommé Luang Prasoet. Compilé en 1680, sous les ordres du roi Naraïนารายณ์, il résume brièvement l'histoire des rois d'Ayutthaya de 1350 à 1605. La première partie de l'ouvrage, qui date de l'an 1500 environ, est conforme aux versions courantes du Phongsawadan, ce qui laisse penser que les compilateurs de ces dernières en possédaient probablement une copie. Les dates indiquées dans le livre de Luang Prasoet concordent, en général, avec celles des histoires autochtones de la Birmanie et des autres pays voisins (2).
Il existe d'autres preuves de l'exactitude des dates indiquées dans le livre de Luang Prasoet. Une version pāli de l'histoire siamoise, insérée dans le Sangitivamsa, une œuvre religieuse rédigée en 1789 par un prêtre bouddhiste nommé Vimaladharma, donne pratiquement la même série de dates (3), et une autre version siamoise, écrite en 1774 – dont seul un petit fragment a été préservé – conforte également – pour le moment – la version de Luang Prasoet. C'est pour ces raisons que j'ai, chaque fois que c'était possible, suivi les dates de Luang Prasoet et adopté son exposé des faits chaque fois qu'il ne coïncidait pas avec celui présenté dans les éditions ultérieures du Phongsawadan.
En ce qui concerne le royaume siamois de Sukhothaïสุโขทัย, aucune archive n'a été conservée, mais de nombreux faits qui s'y rattachent peuvent être tirés de l'histoire de la Birmanie et de Chiang Maï, ainsi que de diverses inscriptions gravées qui ont été découvertes, notamment la célèbre stèle du roi Ramkhamhaengรามคำแหง, le plus ancien spécimen connu d'écriture thaïe, qu'on peut voir à la Bibliothèque Nationale de Bangkok (4). Le professeur Bradley en a traduit le texte et l'a publié dans le Journal of the Siam Society, vol. 6.1.
L'histoire de Chiang Maï et des États lao en général, est racontée dans le Phongsawadan Yonokพงศาวดารโยนก, compilé à partir de diverses sources par le regretté Phraya Prachakitพระยา ประชากิจ et publié à Bangkok en 1907. C'est un livre très intéressant, qui apporte beaucoup de lumière sur l'histoire du Siam. Il faut également signaler un livre intitulé Jinakalamalini, écrit en langue pāli à Chiang Maï en 1516 par un prêtre nommé Rathana Panyayana (5). Il traite principalement de sujets religieux, mais contient de nombreux détails sur les premiers rois de Chiang Maï.
Les références qui précèdent sont celles des principaux ouvrages siamois à partir desquels j'ai rédigé le présent volume. J'ai également étudié les versions siamoises de l'histoire de Birmanie, de Luang Prabangหลวงพระบาง et du Cambodge, ainsi que l'excellente traduction anglaise par Naï Thienนายเทียน de la Chronique birmane, publiée dans divers numéros du Journal of the Siam Society.
En ce qui concerne les sources européennes, la plus ancienne est le Peregrinação de Fernando Mendez Pinto. La traduction anglaise de Cogan, publiée à Londres en 1663, n'est pas très bonne, mais, pour l'essentiel en ce que qui regarde le Siam, elle est conforme à l'original en portugais (Lisbonne, 1614) (6). Pinto était un extraordinaire conteur (7). Néanmoins, il est intéressant de trouver un récit européen contemporain de la mort du roi ChaïChairachathirat : ไชยราชาธิราช et de l'usurpation de Khun WorawongKhun Worawongsathirat ขุนวรวงศาธิราช, qui s'accorde, sur bien des points importants, avec la version donnée dans le Phongsawadan Siamois.
Parmi les autres écrivains européens qui traitèrent des événements historiques du Siam, il faut citer Jeremias Van Vliet. Je n'ai pas pu trouver une copie de son livre dans l'original flamand, mais une traduction française a été publiée à Paris en 1673, dans le même volume que Voyage de Herbert en Inde et en Perse (8). L'ouvrage a été écrit en 1647 et s'intitule Révolutions arrivées au Royaume de Siam.
Le travail de Van Vliet, même dans sa traduction française très imparfaite, a une grande valeur et nous permet dans une large mesure de reconstituer les règnes du roi Songthamทรงธรรม et de ses deux fils, qui sont très mal relatés dans le Phongsawadan. Van Vliet a également écrit une Description du royaume de Siam, dont l'excellente traduction anglaise de L.F. van Ravenswaay a été publiée dans le Journal of the Siam Society, vol. 7.1. Ce livre décrit le Siam sous le règne du roi Prasat Thongปราสาททอง, et contient quantité d'informations historiques utiles.
Il existe un grand nombre de documents européens écrits sous le règne du roi Naraïนารายณ์, les plus connus étant ceux de La Loubère, de Tachard et de l'auteur anonyme de la Relation complète et vraie de la grande et merveilleuse révolution du royaume de Siam, publiée pour la première fois à Paris en 1690, puis traduite en anglais et en italien (9).
L'histoire de Siam de Turpin a été publiée à Paris en 1771 (10). Il en existe une traduction anglaise de B. Cartwright (Bangkok, 1909), et on en trouve une version abrégée en anglais dans les Voyages de Pinkerton. Turpin a puisé ses sources auprès des missionnaires français. Pour reprendre ses propres mots, il ne tente pas de lever le voile qui masque les débuts de ce royaume (11), mais il donne une histoire plus ou moins détaillée du pays de 1550 à 1770. C'est un historien exaspérant, qui cite très peu de dates et fait généralement référence à ses personnages de manière vague, sans donner de nom, de sorte qu'il est souvent difficile de décider de qui ou de quoi il s'agit. Néanmoins, il a relaté de nombreux faits intéressants qui ne figurent pas ailleurs.
Les auteurs cités ci-dessus constituent les principales anciennes sources que j'ai consultées, mais de nombreux faits proviennent notamment de divers registres des Compagnies anglaise et néerlandaise des Indes orientales.
Parmi les œuvres modernes, je dois en mentionner deux, l'une anglaise et l'autre siamoise : English Intercourse with Siam in the Seventeeth Century d'Anderson (Londres, 1890) et L'histoire des guerres entre la Birmanie et le Siam du prince Damrong (Bangkok, 1920) (12). Ce dernier livre est une mine d'informations intéressantes.
En ce qui concerne le système de romanisation des noms et titres utilisés dans ce livre, j'espère que cela ne sera pas totalement insatisfaisant. Il existe deux principaux systèmes en usage au Siam, à savoir le phonétique, qui donne le son de chaque mot tel qu'entendu ou imaginé par le translittérateur, et le scientifique, qui donne l'équivalent en caractères romains de la prononciation originale. Le premier système, en règle générale, occulte totalement l'origine de tous les mots en pāli et sanskrit, et le second en déforme complètement la prononciation moderne. Comme je pense que ce livre sera lu par de nombreuses personnes qui ne connaissent pas le siamois, et par d'autres qui ne connaissent ni le sanskrit ni le pāli, j'ai jugé préférable de suivre un système phonétique. Pour aider les lecteurs qui pourraient être intéressés par la recherche de l'origine pāli des noms et titres utilisés, j'ai cependant, avec l'aimable assistance du professeur G. Cœdès, ajouté une liste dans laquelle les formes en pāli sont présentées (13).
Il existe deux classes principales de consonnes gutturales, labiales et dentales siamoises : les aspirées et les non aspirées. Ces dernières sont souvent représentées en ajoutant un « h », par exemple : Phya, Thien ; mais cela induit en erreur beaucoup de gens qui prononcent ces combinaisons comme en anglais. J'ai donc indiqué les consonnes aspirées en ajoutant une apostrophe, par exemple : P'ya, T'ien. (14).
Il existe deux classes de lettres siamoises qui sont généralement romanisées en « ch ». L'une est plus ou moins souple, comme dans « church », l'autre est dure, un peu comme le « tch » à la fin du mot « pitch ». Pour distinguer ces deux classes de lettres, j'ai représenté le son doux par « j » et le son dur par « ch » (15). Une exception a été faite dans les noms d'endroits aussi connus que Chiang Maï et Chiang Saen, et l'on pourra peut-être trouver quelques incohérences moins importantes. En ce qui concerne cette question, je sollicite l'indulgence de mes lecteurs. On ne peut trouver deux personnes qui s'accordent sur la meilleure méthode de translittération des noms siamois, et aucun système n'est tout à fait satisfaisant. Tout ce que je peux espérer, c'est créer le moins de confusion possible pour les lecteurs qui ne connaissent ni le siamois, ni le sanskrit.
NOTES
1 - Note de l'auteur : Le Président actuel de la Bibliothèque nationale est le prince Damrong Rajanubhab [ดำรงราชานุภาพ], qui occupe ce poste depuis 1913. ⇑
2 - Note de l'auteur : L'histoire de Luang Prasoet a été traduite en anglais par le regretté Dr. Frankfurter et publiée dans le Journal of the Siam Society, vol. 7.3 (Bangkok, 1909). ⇑
3 - Note de l'auteur : Traduit en français par le professeur G. Cœdès et publié dans le Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, vol. XIV n° 3. ⇑
4 - N.d.T. : Aujourd'hui au Musée national de Bangkok. ⇑
5 - Note de l'auteur : Une traduction française du Jinakalamalini, du professeur Georges Coœdès, a été publiée dans le Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, vol. XXV n° 1, 1925. ⇑
6 - Note de l'auteur : Une version abrégée du livre de Pinto a été publiée à Londres en 1891. ⇑
7 - N.d.T. : Wood écrit a most extraordinary romancer. Dans son esprit, comme en témoigne une note à la fin du chapitre VII, il faut prendre le mot romancer dans le sens d'affabulateur. ⇑
8 - N.d.T. : L'ouvrage a été publié pour la première fois en 1663, et nous n'avons pas trouvé de réédition en 1673. Son titre exact est : Relation du voyage de Perse et des Indes orientales, traduites de l'anglais de Thomas Herbert, avec les Révolutions arrivées au royaume de Siam l'an 1647, traduites du flamand de Jérémie van Vliet. Paris, Jean Du Puis, 1663. ⇑
9 - N.d.T. : Nous n'avons trouvé aucune trace de cet ouvrage publié à Paris en 1690. Il semble bien que la version originale soit anglaise, sous le titre : A Full and True Relation of the Great and Wonderful Revolution that Hapned Lately in the Kingdom of Siam in the East-Indies Giving a Particular Account of the Seizing and Death of the Late King, and of the Setting Up of a New One : As also of the Putting to Death of the King's Only Daughter, his Adopted Son, Never Before Published in Any Language, and Now Translated into English, publiée à Londres chez Randal Taylor, et enregistrée le 15 janvier 1690. ⇑
10 - N.d.T. : Histoire civile et naturelle du royaume de Siam et des révolutions qui ont bouleversé cet empire jusqu'en 1770, publiée par M. Turpin, sur des manuscrits qui lui ont été communiqués par M. l'évêque de Tabraca, vicaire apostolique du royaume de Siam, et autres missionnaires de ce royaume. 2 vol. Paris, Costard, 1771. ⇑
11 - N.d.T. : La phrase exacte de Turpin est : dissiper les ténèbres qui couvrent le berceau des nations. ⇑
12 - N.d.T. : Il n'existe pas de traduction française de cet ouvrage qui a été republié en 2001 dans sa traduction anglaise par les éditions White Lotus sous le titre Our Wars with the Burmese: Thai Burmese Conflict 1539-1767. ⇑
13 - N.d.T. : Nous n'avons pas reproduit ici ces pages qu'on trouvera dans la version originale anglaise de l'ouvrage. ⇑
14 - N.d.T. : Nous n'avons pas suivi Wood sur ce point, considérant que les apostrophes utilisées à la place des « h » gênaient la lecture et compliquaient considérablement les recherches sur Internet. D'une façon générale, nous avons utilisé le plus souvent possible la romanisation préconisée par le Royal Thai General System (RTGS), et nous nous sommes efforcés d'indiquer la forme thaïe primitive des noms et des mots ainsi transcrits. ⇑
15 - N.d.T. : Là encore, nous n'avons pas suivi Wood, le RTGS ne faisant pas de distinction entre les phonèmes จ, ฉ, ช et ฌ, systématiquement romanisés en ch. ⇑
19 août 2019