CHAPITRE I
Les Thaïs (1) des premiers âges
On sait que les Chinois affirment posséder une histoire nationale remontant aux premiers âges, et ceux qui n'ont pas étudié l'histoire de ces peuples remarquables ont tendance à penser que les territoires gouvernés par les premiers empereurs étaient d'une étendue plus ou moins comparable à celle la Chine d'aujourd'hui. C'était loin d'être le cas. Les anciennes limites de la Chine n'étaient pas très étendues. Dans l'Histoire de la Chine de Demetrius Boulger (2), nous lisons qu'en 585 av. J.-C., l'empire chinois était borné au sud par le Yang-Tsé-Kiang. La région des barbares comprenait alors toutes les provinces situées au-delà de ce grand fleuve. Des annales chinoises remontant au VIe siècle av. J.-C. contiennent de nombreuses références aux barbares du sud du Yang-Tsé-Kiang.
Qui étaient ces barbares ? Ce terme englobait sans doute de nombreuses tribus, mais la plupart d'entre eux étaient des Laos (3), des Shans et des Thaïs (4), les ancêtres des Siamois. Aujourd'hui encore, la population du sud de la Chine montre des signes d'une prégnante ascendance thaïe. Les Yunnanais sont plus Thaïs que Chinois, et des communautés de purs Thaïs vivent à quelques centaines de kilomètres de la ville de Canton, parlant un dialecte qu'un siamois de Bangkok pourrait comprendre sans difficulté.
Thaïs et Chinois appartiennent à des ethnies apparentées (5), qui ont dû avoir des origines communes qui se perdent dans la nuit des temps, comme le montrent leur ressemblance physique et le fait que les langues thaïe et chinoise sont identiques dans leur construction, chacune présentant certaines particularités qui les distinguent de toutes les autres langues du monde.
En l'an 69 après J.-C., un prince thaï nommé Liu Mao fut soumis à l'empereur chinois Mingti de la dynastie Han, et avec lui 77 chefs thaïs subalternes et 51 890 familles, soit 553 711 personnes. En 78, ils se rebellèrent contre la Chine, et leur prince, Lei Lao, fut vaincu lors d'une grande bataille. La majeure partie de son peuple émigra alors dans la région connue sous le nom d'États shans du Nord.
En l'an 225, lors de la division provisoire de la Chine en trois empires, les Thaïs furent attaqués par le général chinois Kong Beng et contraints de faire allégeance à l'empereur de Sichuan. Jusqu'à cette époque, les Chinois connaissaient les Thaïs sous le nom de Ailaoอ้ายลาว.
Vers l'an 650, les Thaïs redevinrent indépendants et formèrent un puissant royaume appelé Nanchaoน่านเจ้า. Sinuloสีนุโล, leur roi, envoya une ambassade pour conclure un traité d'amitié avec Kaotsong, le troisième empereur de la dynastie Tang.
En l'an 745, sous le règne de l'empereur Mingti (6ème de la dynastie Tang), le roi thaï Pilokoพีล่อโก๊ะ signa un nouveau traité avec la Chine. Plus tard, il attaqua le Tibet et prit plusieurs villes.
En 750, Kolofongโก๊ะล่อฝง succéda à son père Piloko et établit sa capitale à TalifuDali : ต้าหลี่. Lors d'une visite, il fut insulté par le gouverneur du Hunan. Indigné, il entreprit l'invasion de la Chine, prenant 32 villes et villages. Les Chinois tentèrent à plusieurs reprises de le contenir, mais sans succès. Ils furent battus deux fois sur le terrain et, à leur troisième tentative, une épidémie de peste provoqua la désertion de tous leurs soldats. Craignant de ne pouvoir résister seul aux Chinois, Kolofong conclut une alliance avec le roi du Tibet, qui lui conféra le titre de frère cadet.
En 754, les Chinois envahirent à nouveau Nanchao, mais furent écrasés à plusieurs reprises. Nombre d'entre eux furent également victimes de la peste.
En l'an 770, le roi Kolofong mourut et son petit-fils Imohsunอีมูซุน lui succéda. Il inaugura son règne en envahissant la Chine, assisté par les Tibétains, mais il fut repoussé. Cela se passait sous le règne de Taitsong (8ème empereur de la dynastie Tang).
En 787, Imohsun, sur les conseils d'un certain Cheng-hui, un lettré chinois qui avait été son précepteur, entama des négociations avec la Chine. Il écrivit à l'empereur Tetsong (9ème de la dynastie Tang) pour lui expliquer que son grand-père avait été contraint par la force à se rallier aux Tibétains, mais qu'il était à présent fatigué de leur arrogance. Ils se comportaient davantage en tyrans qu'en alliés, obligeant son peuple à se battre, et levant des impôts dans ses États. Un traité fut conclu. L'empereur reconnut Imohsun comme roi de Nanchao et lui conféra un sceau d'or. Tous les Tibétains résidant à Nanchao furent massacrés, et une armée tibétaine, envoyée pour venger le massacre, fut complètement défaite.
Un envoyé chinois fut ensuite dépêché à Talifu et reçu en grande pompe. Les soldats étaient alignés sur les routes, et les harnais des chevaux étincelaient d'or et de cauris (6). Imohsun avait revêtu une cotte de maille en or et une peau de tigre, et douze éléphants dressés marchaient devant lui. Il se laissa tomber au sol, faisant face au nord, et jura fidélité à la Chine. Il se lança ensuite dans une série de conquêtes. En 794, il envahit le Tibet, prenant 16 villes et amassant un immense butin. Vers l'an 820, l'un de ses successeurs envahit la Chine et s'empara de Sui-chu, Yong-chu et Kong-chu. Il fut contraint de faire retraite, mais il emmena avec lui de nombreux captifs, dont d'habiles artisans qui placèrent bientôt Nanchao au même niveau que la Chine en matière d'art, de littérature et de tissage. En 858, les Thaïs de Nanchao envahirent le Tonkin et rapportèrent un énorme butin.
En 850, un certain Tsui Lung devint roi de Nanchao. Il prit le titre d'empereur, ce qui offensa l'empereur Suentsong (16ème dynastie Tang), qui répliqua en refusant de se faire représenter aux funérailles du défunt roi. Tsui Lung envahit alors la Chine et assiégea Chengtu. Lorsqu'il se retira, quatre-vingts pour cent des habitants de certaines villes de Sichuan portaient un nez artificiel et des oreilles en bois. Il n'est pas dit de quoi les nez étaient faits. Cette guerre se poursuivit sous l'empereur Ytsong, qui monta sur le trône de Chine en l'an 860. Les Chinois furent constamment battus et Nanchao devint entièrement indépendant.
En l'an 863, les Thaïs conquirent l'Annam, mais le célèbre général chinois Kaopien le reprit trois ans plus tard. En l'an 870, Tsui Lung envahit à nouveau la Chine et assiégea Chengtu, mais il fut repoussé. Une autre invasion entreprise en l'an 875 n'eut pas davantage de succès.
En 877, un roi thaï appelé par les Chinois Fa (Phra ?) succéda au trône de Nanchao. Il fit la paix avec la Chine et reçut un envoyé chinois à sa cour. En l'an 884, son fils épousa une fille de l'empereur.
Ces événements, relatés avec assez de détails par les historiens chinois, montrent clairement que Nanchao était un État puissant qui tint tête pendant des siècles aux empereurs chinois. À partir de l'époque du roi Fa, le royaume, qui avait apparemment accepté une fois pour toutes son statut de vassal – bien que le contrôle chinois sur le pays ait probablement été très distant – fut peu mentionné dans l'histoire chinoise.
En l'an 1253, Kubilaï Khan conquit Nanchao (ou Yunnan), ce qui mit fin au royaume thaï et entraîna une émigration massive de ses habitants vers le sud, avec des conséquences importantes sur l'histoire du Siam, comme nous le verrons plus loin.
Comme nous l'avons dit plus haut, de nombreux Thaïs de Nanchao avaient émigré dès le premier siècle de l'ère chrétienne dans la région aujourd'hui connue sous le nom d'États shans du Nord, et nous pouvons supposer qu'au cours des siècles suivants, un flux constant de colons thaïs s'est répandu vers l'ouest et le sud-ouest. Ils étaient les ancêtres des tribus aujourd'hui connues sous le nom de Shans ou Thaïs Yaïไทใหญ่ (Grands Thaïs). Ils formèrent un royaume, ou une confédération de royaumes, désignée dans les anciennes chroniques sous le nom de Royaume de Pong (7), qui reste l'un des mystères de l'histoire. Sa situation et son étendue sont inconnues, et les relations qui l'évoquent sont si contradictoires et si fantasmagoriques que les plus facétieux pourraient dire que le royaume de Pong était Mrs. Harris (8), comme le remarque spirituellement Sir George Scott.
Il est certain cependant que vers le VIe siècle, un puissant royaume shan, ou thaï occidental a existé, avec une capitale située probablement à Müang Mao, sur le fleuve Shweli. Heureusement pour l'auteur, il n'incombe pas à une Histoire du Siam de chercher à percer les mystères du royaume shan médiéval. Les habitants du Siam ne sont pas des descendants de ces Thaïs occidentaux, mais des Thaïs orientaux, parfois appelés Thaïs Noïไทน้อย, dont l'histoire primitive est assez bien connue par les sources chinoises, comme on l'a vu plus haut. Les Chinois ont qualifié les Thaïs de Nanchao de barbares, mais il est inutile de donner trop de sens à cette expression. Jusqu'à une date très récente, ils ont appelé ainsi tous les étrangers, et le terme n'est sans doute pas encore tombé en désuétude.
L'histoire chinoise montre que les Thaïs n'étaient pas plus barbares que les Chinois eux-mêmes, et si nous possédions des histoires écrites par ces premiers Thaïs, nous serions convaincus que les Chinois avaient autant à apprendre d'eux que leurs descendants auraient à apprendre des Siamois d'aujourd'hui. Il ressort clairement des annales de la dynastie Tang que le royaume thaï de Nanchao était un État hautement organisé. Il y avait des ministres d'État, des censeurs ou des inspecteurs, des généraux, des archivistes, des chambellans, des juges, des trésoriers, des ministres du commerce, etc. chaque département étant appelé Shwang (9). Des officiers subalternes géraient les entrepôts de grain, les écuries royales, les taxes, etc. L'organisation militaire était semblable à celle du Siam d'aujourd'hui, structurée par dizaines, décurions, centurions, chiliarques, etc. Le service militaire était alors, comme maintenant, obligatoire pour tous les hommes valides, des contingents étant tirés au sort pour chaque conscription. Chaque soldat recevait un manteau de cuir et un pantalon, portait un casque et un bouclier en peau de rhinocéros. Les terres étaient attribuées à chaque famille selon son rang, système qui subsiste de nos jours au Siam selon le principe de la sakdinaศักดินา qui attribue un rang hiérarchique symbolique aux personnages officiels. (10).
Il y avait six départements métropolitains et six vice-rois provinciaux à Nanchao. Les gens connaissaient l'art du tissage du coton et de l'élevage des vers à soie. À l'ouest de Yang-chang, poussait un mûrier dont le bois servait à la fabrication de bols, et l'on trouvait de l'or dans beaucoup de régions, tant dans les sables des rivières que dans les montagnes.
Lorsque le roi thaï apparaissait en public, huit étendards festonnés de violet grisâtre étaient portés devant lui, ainsi que deux éventails de plumes, un panache de poils, une hache et un parasol en plumes de martin-pêcheur. Les étendards de la reine mère étaient festonnés de brun au lieu de blanc. Les principaux dignitaires portaient une peau de tigre. Chaque homme payait une taxe de deux mesures de riz par an et il n'y avait pas de corvée. Certains diront peut-être que les anciens Thaïs donnaient le bon exemple à leurs descendants siamois.
On ignore si les Thaïs de Nanchao avaient un alphabet ou s'ils utilisaient des idéogrammes. De l'avis de l'auteur, il est très improbable qu'un système d'écriture semblable à ceux actuellement en vigueur (qui sont d'origine indienne) ait été adopté avant le XIe siècle. Il est probable qu'ils utilisaient des caractères chinois (11).
Nous n'avons non plus aucune information précise quant à la religion des anciens Thaïs. Nous savons que le bouddhisme, que pratiquent aujourd'hui presque tous les Thaïs, a été introduit en Chine du sud au cours du premier siècle de l'ère chrétienne. Il est donc probable qu'il était familier aux habitants de Nanchao depuis plusieurs centaines d'années, avant que nombre d'entre eux ne migrent vers le sud. Le bouddhisme chinois est cependant la forme la plus récente de la religion, connue sous le nom de Mahayana ou Grand Véhicule, alors que les Thaïs, depuis le début de leur histoire moderne au XIIe siècle sont des adeptes du Hinayana ou Petit Véhicule qui prétend, avec quelque justice, être la vraie religion enseignée par le Bouddha lui-même.
Il est donc à peu près certain que les Thaïs, en tant qu'ethnie, sont devenus bouddhistes après avoir émigré au sud. Il y avait peut-être quelques bouddhistes parmi les anciens Thaïs de Nanchao, mais en tant que nation, ils étaient presque certainement animistes, adorant les esprits tutélaires des collines, des forêts et des eaux, et se conciliant de nombreux démons par des sacrifices et des offrandes. Cette croyance élémentaire subsiste de nos jours encore au Siam, et dans le nord, elle est bien davantage la religion des paysans que le bouddhisme.
NOTE AU CHAPITRE I
Marco Polo visita le sud de la Chine vers 1272 (12), après la conquête de Nanchao par Kublaï Khan. Il décrit des races non chinoises vivant dans le sud et le sud-ouest de l'empire, vraisemblablement de Thaïs. Il mentionne la province de Karaian, avec sa capitale Yachi (probablement Talifu). Les habitants de cette province étaient des idolâtres, parlaient une langue qui leur était propre, vivaient de riz et utilisaient des cauris en guise d'argent et d'ornements. Ils mangeaient de la viande crue, hachée et macérée dans une saumure de sel et d'épices. C'est le plat connu à l'heure actuelle sous le nom de lapลาบ dans le nord du Siam.
Dans la province de Kardandan, sans doute aussi une province thaïe, Marco Polo découvrit que les gens se tatouaient avec un instrument à cinq pointes, comme le font aujourd'hui les Thaïs. Dans cette région, ils n'avaient ni temples ni idoles, mais vénéraient leurs ancêtres. Ils ne possédaient aucune connaissance de l'écriture. Il traitaient les maladies par l'exorcisme des esprits maléfiques, et la description de ce processus ne diffère pas beaucoup de ce qui se pratique encore actuellement dans de nombreuses régions du pays.
NOTES
1 - N.d.T. : Wood préconise la forme Tai, sans h aspiré (voir note 4). J'ai pour ma part systématique utilisé le terme thaï, avec un tréma, tant pour le peuple qu'il désigne que pour sa langue, et je l'ai accordé suivant les prescriptions du Robert et du Larousse. Ainsi, on pourra trouver les Thaïs, la langue thaïe, les coutumes thaïes, etc. ⇑
2 - N.d.T. : Demetrius Charles Boulger, History of China, 3 vol. Londres, 1881. ⇑
3 - Note de l'auteur : Les puristes critiqueront l'emploi de ce mot. C'est en fait une corruption du mot Lawa. Les Laos ont ainsi pris le nom de leurs ancêtres autochtones. De même, beaucoup d'hommes de sang saxon ou normand sont fiers d'être connus sous le nom de Breton. Une autre théorie affirme que Lao signifie simplement homme. Le mot est utilisé dans ce sens dans certains dialectes thaïs. Quelle que soit son origine, le mot Lao est un terme commode, couramment utilisé aujourd'hui pour décrire les habitants du nord du Siam. ⇑
4 - Note de l'auteur : La forme non aspirée [Taï] est utilisée par presque tous les membres de cette race. La forme aspirée, Thaï n'est connue que par les habitants du sud du Siam. Le mot est généralement interprété comme signifiant « libre ». Cependant, tenter de donner une signification à chaque nom de race ou de nation est souvent inutile et trompeur. Il suffit de dire que « Taï » est le nom d'un type particulier d'individu. ⇑
5 - N.d.T. : Wood utilise régulièrement le mot race. Étant donné l'anathème qui frappe aujourd'hui ce terme lorsqu'il est appliqué à des groupes humains – principalement en France –, je l'ai systématiquement remplacé par le mot ethnie, plus prétentieux, certes, mais plus politiquement correct. ⇑
6 - N.d.T. : Petits coquillages de la famille des porcelaines (Cypraea moneta), autrefois utilisés comme monnaie, mais également comme accessoires ornementaux.
7 - Note de l'auteur : Kengrung, dans le sud-ouest du Yunnan, est appelé « Pong » dans l'Histoire de Chiang Mai (1560). ⇑
8 - N.d.T. : Allusion au roman de Dickens The Life and Adventures of Martin Chuzzlewit (1844) dans lequel Sarah Gamps, une femme alcoolique, mythomane et dépravée, évoque continuellement et avec force détails une certaine Mrs. Harris, personnage fictif entièrement sorti de son imagination. ⇑
9 - Note de l'auteur : Peut-être la même chose que le krasuang siamois moderne [กระทรวง - aujourd'hui ministère]. Kra est un préfixe commun. ⇑
10 - N.d.T. : La sakdina était le système qui, dans le Siam féodal, déterminait le rang hiérarchique de chacun par l'attribution symbolique d'un certain nombre de raï de terre, le raï (ไร่) étant une unité de superficie correspondant aujourd'hui à 1 600 m2. Ainsi, la sakdina du roi était illimitée, celle du vice-roi était de 100 000 raï, celle du Chao Phraya Chakri de 10 000, celle d'un bonze entre 200 et 600 raï selon son rang dans la hiérarchie monastique, celle d'un simple citoyen de 20 raï et celle d'un esclave de 3 raï. Le système féodal thaï ne fut officiellement aboli qu'en 1932. ⇑
11 - N.d.T. : Beaucoup de ces paragraphes sont repris presque textuellement des pages du Gazetteer of Upper Burma and the Shan States de J. George Scott (5 vol. Rangoon, 1900). ⇑
12 - N.d.T. : Notre édition porte 1872. Nous avons rectifié ce qui est évidemment une coquille. ⇑
19 août 2019