CHAPITRE XII
Règnes des rois Chettha, Athittayawong et Prasat Thong
Le jeune roi Chetthaเชษฐา, âgé de quinze ans à peine, n'était qu'une marionnette entre les mains de Phraya Sri Worawongพระยาศรีวรวง (1). Il était impopulaire (2), et son accession au trône fut rendue encore plus épineuse par une série de meurtres brutaux. Phraya Kalahomพระยากลาโหม (3) et ses principaux partisans furent victimes de la fureur de Phraya Sri Worawong (4). À l'occasion du couronnement, une vaine tentative pour gagner la faveur populaire fut faite en amnistiant de nombreux criminels. Phraya Sri Worawong fit exécuter Phraya Kalahom et en prit le titre et la charge.
Ce nouveau Phraya Kalahom avait eu une carrière tout à fait singulière. Né vers l'an 1600, il était le fils de Phraya Sri Thammathiratพระยาศรีธรรมาธิราช, un chambellan royal dont la sœur cadette était la mère du roi Songthamทรงธรรม. Il était donc le cousin de ce monarque. Dans sa jeunesse, on le connaissait sous le nom de Phra Ong Laïพระองค์ไล (5). S'élevant de cette humble situation, il devint, à l'âge de dix-huit ans, le chef des pages du roi Songtham. Il vécut toujours dans le scandale et le déshonneur, et fut notamment emprisonné pour avoir agressé le roi de paddy lors de la cérémonie du Labour royal (6). Plus tard, il fut impliqué dans un complot contre le prince Sri Sinศรีศิลป์ et le prince Thongทอง, les frères du roi Songtham. Libéré en 1622, après plusieurs années de prison, il se distingua lors de la malheureuse expédition au Cambodge. Un an plus tard, il fut à nouveau emprisonné suite à une intrigue amoureuse avec l'une des concubines du prince Sri Sin. À sa libération, il sembla s'être quelque peu assagi. Il fut nommé Phraya Sri Worawong et joua un rôle important près du roi Songtham au cours des dernières années de son règne.
Ce Phraya Kalahom avait de bonnes raisons pour s'opposer à l'avènement du prince Sri Sin, mais évincer le prince ne lui suffisait pas : il était déterminé à l'éliminer. Sri Sin, par précaution, était entré dans les ordres. Yamada entreprit de le faire sortir de son monastère. Il lui rendit visite et le persuada que les troupes japonaises l'aideraient à s'emparer du trône. Sur cette promesse, le prince se débarrassa de sa robe de moine. Il fut immédiatement arrêté, condamné à mort et envoyé à Phetchaburiเพชรบุรี, où il fut jeté dans une fosse, et destiné à y mourir de faim. Luang Mongkonหลวงมงคลร์, un de ses partisans, le sauva d'une façon tout à fait étonnante. Il creusa une autre fosse, communiquant avec celle du prince. Le cadavre d'un esclave revêtu des vêtements du prisonnier, y fut introduit de nuit, pendant que le prince s'échappait. Le lendemain, les gardes, persuadés que leur prisonnier était mort, remplirent la fosse de terre et informèrent Ayutthayaอยุธยา que Sri Sin était mort et enterré (7).
Sri Sin réussit alors à mobiliser une force importante, prit plusieurs villes et fut couronné roi de Siam (8), mais il fut finalement vaincu et capturé. Avant d'être exécuté à la manière traditionnelle, battu à mort avec un bâton en bois de santal, il adressa un solennel avertissement au jeune roi Chettha, l'exhortant à ne pas faire confiance à Phraya Kalahom (9).
Luang Mongkon fut également exécuté pour avoir tenté d'assassiner Phraya Kalahom. C'était un homme d'une force herculéenne. Avant de mourir, il réussit à briser ses chaînes, à étrangler un bourreau et fut bien prêt d'en mettre un autre à mal. On lui avait offert la vie sauve s'il acceptait d'entrer au service du roi. — Comment pourrais-je le faire ? demanda-t-il. Le roi est mort. Nous remercions Van Vliet d'avoir conservé le nom de cet homme courageux.
Après avoir éliminé le prince Sri Sin, Phraya Kalhom incita le roi Chettha à se livrer à toutes sortes d'excès et de débauches, jusqu'à lasser tout le monde. Il n'avait pas été deux ans sur le trône que sa fin sonna. Phraya Kalahom, peu à peu, avait usurpé tous les signes extérieurs de la royauté. Le comble fut atteint lorsqu'il fit incinérer le corps de sa mère (10) avec la pompe et les honneurs réservés aux membres de la famille royale et qu'il exigea que tous les principaux dignitaires assistassent à la cérémonie. Le jeune roi en fut jaloux et proféra contre lui de violentes menaces. Phraya Kalahom, prétendant être en danger, réunit ses partisans et attaqua le palais. Les gardes furent vaincus et le roi lui-même s'enfuit dans un temple. Il fut capturé et exécuté avec sa mère. Avant de mourir, il fit d'amers reproches à Phraya Kalahom et l'accusa d'avoir empoisonné le roi Songtham - accusation très crédible. Phraya Kamphaeng Ramพระยากำแหงราม, qu'on pensait avoir des prétentions à la couronne, fut exécuté peu de temps après.
Après s'être débarrassé du roi et de Phraya Kamphaeng Ram, Phraya Kalahom s'irrita de trouver son complice Yamada sur le chemin menant au trône. Le rusé Japonais avait soutenu les prétentions de Phraya Kamphaeng Ram à la Couronne et avait montré un grand chagrin lorsque son protégé avait été exécuté. Il tenait à faire couronner le petit prince Athitayawongอาทิตยวงศ์, le plus jeune fils du roi Songtham, âgé de 10 ans seulement.
Phraya Kalahom décida donc de se débarrasser de Yamada. Le gouverneur de Nakhon Sri Thammaratนครศรีธรรมราช étant suspecté de mener une rébellion, Yamada et ses Japonais furent envoyés pour le soumettre et Yamada fut autorisé à occuper sa charge. Il y réussit rapidement et, satisfait dans son nouveau poste de gouverneur d'une province semi-indépendante, il s'abstint – provisoirement – de nuire aux ambitieux projets de Phraya Kalahom.
L'araignée dans la bouteille (11) » se fit d'abord nommer régent et obligea le jeune roi à entrer dans un monastère, d'où il fut rapidement retiré pour être exécuté, après un règne d'un peu plus d'un mois (12). Le pauvre garçon dénonça la cruauté de l'homme qui ne l'avait placé sur un trône que pour le priver de la vie, mais il n'y avait aucune pitié à attendre d'un monstre qui ne connaissait d'autre loi que celle de sa propre ambition.
Phraya Kalahom devint roi. Il est connu dans l'histoire sous le nom de Prasat Thongปราสาททอง, le Roi au Palais d'or. Il fut le premier monarque depuis la fondation d'Ayutthaya, à l'exception de Khun WorawongsaWorawongsathirat : วรวงศาธิราช à pouvoir être pleinement qualifié d'usurpateur, car il n'avait aucune légitimité héréditaire au trône (13).
Au début de son règne, la position de l'usurpateur fut précaire. Il était en guerre avec le Portugal et l'une de ses premières décisions fut de faire mettre en prison tous les Portugais du royaume, où ils restèrent trois ans. Nakhon Sri Thammarat était en proie à des troubles. Yamada avait été empoisonné peu de temps après être devenu gouverneur et son fils, Oin Yamada, était en lutte avec le parti de l'ancien gouverneur. Après de nombreux revers, il se retira au Cambodge avec la plupart de ses partisans.
Ils revinrent bientôt à Ayutthaya, accompagnés d'un grand nombre de Japonais qui avaient été expulsés de la capitale en 1629. Prasat Thong, l'usurpateur, voyait d'un mauvais œil la présence de tous ces Japonais, pensant à juste titre que ceux qui l'avaient aidé à monter sur le trône pourraient aussi facilement l'en faire descendre (14). Il se décida donc à se débarrasser une fois pour toutes de ces turbulents étrangers. Une nuit, pendant la saison des inondations de 1632, le quartier japonais d'Ayutthaya fut subitement attaqué. Beaucoup de Japonais furent massacrés, mais beaucoup purent s'échapper en bateau. Ils furent poursuivis par les Siamois et menèrent un combat acharné entre Ayutthaya et la mer, avec de lourdes pertes de part et d'autre. La majorité des Japonais put gagner le Cambodge.
Le ressentiment de l'usurpateur à l'égard des Japonais était peut-être exacerbé par le fait que le shogun du Japon avait refusé de le reconnaître et de recevoir ses envoyés. Au Japon, depuis longtemps, la coutume voulait que les empereurs vivent dans l'isolement, tandis que d'autres régnaient en leur nom. Ils étaient toutefois profondément respectés. Aux yeux du shogun, un homme qui avait impitoyablement massacré les héritiers légitimes du trône et usurpé la Couronne et le pouvoir ne pouvait être qu'un voyou dépourvu de toute décence. La reine de Pattani partagea les opinions du shogun du Japon. Elle refusa d'envoyer le tribut habituel et se déclara indépendante du roi Prasat Thong, qu'elle décrivit à un visiteur hollandais comme un coquin, un meurtrier et un traître. Quant au Cambodge il était toujours hostile et n'attendait qu'une occasion propice pour envahir le Siam, avec l'aide des Japonais expulsés (15).
Chiang Maïเชียงใหม่ était sous domination birmane. Une tentative de rébellion eut lieu en 1630, lorsque le prince de Chiang Maï (16) se déclara indépendant et captura Chiang Saenเชียงแสน. Mais le nouveau roi de Birmanie, Tado Thamamaracha (17), envahit à nouveau la principauté du Nord en 1631. Après un long siège, Chiang Maï fut capturé par les Birmans en avril 1632. Le prince fut destitué et un certain Phraya Luang Thiphanetพระยาหลวงทิพเนตร fut nommé vice-roi.
On voit donc qu'au début de son règne, le roi Prasat Thong était très isolé. Seuls les Hollandais le soutenaient (18) et avaient promis de l'assister contre les Portugais et les Cambodgiens. En 1630 et 1632, plusieurs navires hollandais furent envoyés au Siam à cette fin. Le prince Frédéric-Henry des Pays-Bas, frère et successeur du prince Maurice, envoya une lettre très flatteuse à l'usurpateur, le félicitant de son accession à la Couronne et lui présentant des condoléances touchantes pour le décès de son prédécesseur - sans doute sincères, mais pas très délicates.
Tout comme la reine de Pattani, le nouveau gouverneur de Nakhon Sri Thammarat refusa de rendre hommage à Prasat Thong, qui lança en 1632 une expédition contre la ville rebelle, la détruisit et emmena la plupart des habitants esclaves à Ayutthaya. Van Vliet raconte que le roi, en se préparant à attaquer la ville, jura d'offrir en sacrifice les quatre premières femmes qu'il rencontrerait. Sitôt sorti d'Ayutthaya, il rencontra quatre jeunes filles dans un bateau, sur lesquelles il réalisa son vœu. Cette histoire illustre bien la cruauté et la barbarie de cet homme monstrueux. Tout son règne ne fut qu'une série de meurtres. En 1635, une de ses filles étant décédée et incinérée, une partie de sa chair, pour une raison quelconque, resta non consumée. Attribuant cela à la magie (car il était aussi crédule que cruel), il se livra à une véritable orgie de meurtres et de tortures. Il est inutile de donner la nausée au lecteur par la description détaillée de ces scènes (19). Plus de 3 000 personnes perdirent la vie, le tyran ayant trouvé dans la mort de sa fille un excellent prétexte pour se débarrasser de ceux qu'il soupçonnait de lui être hostiles. Une des filles et deux des fils du roi Songtham furent sacrifiés. L'usurpateur se détermina vite à éliminer tous les descendants de la famille royale. En 1633, il fit exécuter trois princes en bas âge. En 1635, un prince aveugle, qui était suspect depuis quelque temps, fut impliqué dans une querelle avec un soldat et puni de mort (20).
En 1632, le Siam lança une expédition malheureuse contre le royaume rebelle de Pattani. Les Pattanais repoussèrent les Siamois et leur infligèrent plusieurs revers sévères. Selon des témoins hollandais, ces défaites était dues à l'incompétence du général siamois, mais le blâme retomba sur les Hollandais eux-mêmes, car on attendait qu'ils envoient deux navires en renfort, qui n'arrivèrent jamais.
En 1634, une nouvelle tentative, plus sérieuse, fut faite pour soumettre Pattani. Une armée de plus de 30 000 hommes fut levée à Ayutthaya et envoyée à Nakhon Sri Thammarat sous le commandement de Phraya Phra Khlangพระยาพระคลัง, avec un grand nombre d'éléphants, de poneys, de fusils et de munitions. Là, ils devaient être rejoints par d'autres troupes, envoyées par mer, et par des armées levées dans la péninsule, pour constituer une force estimée entre 50 000 et 60 000 hommes. Les Hollandais promirent à nouveau d'apporter un renfort de six grands vaisseaux. Les quelques Japonais restants à Ayutthaya reçurent également l'ordre de participer à cette expédition.
Souffrant d'une mauvaise organisation, cette campagne, comme la précédente, fut un échec total. Les Siamois attaquèrent Pattani sans attendre la flotte hollandaise et furent repoussés avec de lourdes pertes. Ils se trouvèrent ensuite à cours de provisions et retournèrent à SingorSongkhla : สงขลา. En arrivant à Pattani, la flotte hollandaise ne put que constater que les Siamois s'étaient retirés. Le roi de Siam fit décapiter un général et plusieurs autres furent sévèrement punis. Il semble avoir été satisfait des Hollandais, puisqu'il leur restitua 5 000 florins, soit la moitié du droit qu'ils avaient acquitté cette année-là pour avoir le droit de commercer avec le Siam.
Le 1er janvier 1636, Phraya Phitsanulokพระยาพิษณุโลก, l'un des dignitaires les plus influents du Royaume, fut arrêté pour avoir accusé à tort le frère du roi de fomenter un coup d'État. Le 22 janvier, il fut exécuté publiquement.
Cette même année 1636, de nombreux préparatifs furent entrepris pour venir enfin à bout de Pattani, mais une ambassade fut d'abord envoyée à la reine pour l'exhorter à se soumettre. Selon les Hollandais, cette ambassade fut bien accueillie et des émissaires pattanais furent dépêchés à Ayutthaya au mois d'avril pour présenter des excuses et offrir les traditionnels arbres d'or et d'argent en signe de soumission.
Bien que le roi ait prétendu publiquement être satisfait de l'assistance fournie par les Hollandais contre les rebelles de Pattani, il les considéra à partir de ce moment avec moins de bienveillance. Son animosité fut encore aggravée par la réception de lettres très sévères du gouverneur général hollandais de Batavia qui se plaignait d'avoir été trompé au sujet de certains chargements de riz qui lui avaient été promis. Le 10 décembre 1636, deux Hollandais au service de la compagnie des Provinces-Unies eurent une querelle avec des prêtres, et se firent brutaliser, eux et leurs amis, par une foule de Siamois. Le lendemain, on les accusa d'avoir attaqué la maison du frère du roi et deux d'entre eux furent condamnés à être piétinés à mort par les éléphants. Van Vliet, en distribuant force cadeaux au roi et aux principaux dignitaires, réussit à obtenir leur libération, mais seulement après qu'ils eurent été exposés pieds et poings liés toute une journée en public. De plus, il fut contraint de signer un engagement par lequel tous les Hollandais du royaume s'engageaient formellement à obéir à tous les ordres du Phra Khlang. Il faut noter que le roi était ivre à cette occasion. C'était en fait son habitude d'être sous l'influence de la boisson trois fois par jour. Cet état d'ébriété, écrivait Van Vliet, qui se produit très souvent et atteint souvent des limites extrêmes, causa beaucoup de maux tout au long de son règne. C'est souvent à cause de l'ivresse que fut versé le sang de beaucoup d'innocents.
Mars 1638 marqua le début de l'an 1000 de l'ère Chulasakaratจุลศักราช. Prasat Tong, obsédé par l'idée qu'une terrible calamité submergerait le monde au millième anniversaire de l'ère, décida, dans la mesure du possible, d'éviter cette catastrophe en modifiant le nom de l'année. L'ancien calendrier siamois fonctionnait sur un triple système : tout d'abord, l'année était identifiée par un millésime dans l'ère Chulasakarat ; elle portait ensuite le nom d'un des douze animaux d'un cycle qui se reproduisait régulièrement (21). Enfin, elle était numérotée de un à dix. Les cycles combinés des douze animaux et des dix chiffres s'achevaient tous les soixante ans, lorsque le premier animal (le rat) coïncidait avec le chiffre un. L'année 1000 (1638-9 ap. J.C.) était l'année du tigre, et portait le numéro dix. Le roi imagina d'escamoter l'année en l'appelant année du cochon, tout en lui conservant le numéro 10. Cela impliquait de laisser de côté le nom de neuf animaux et de désorganiser les cycles combinés de soixante ans.
Enchanté de cette ingénieuse astuce, le roi écrivit au roi Thado Thammaracha de Birmanie (22) pour l'inviter à adopter son système. Le monarque birman ne s'intéressait probablement pas à cette question, le cycle des animaux étant peu utilisé en Birmanie. En outre, il avait déjà conjuré, de son côté, le risque de calamité en organisant une grande cérémonie au cours de laquelle 1 000 jeunes – un pour chacune des années de l'ère – furent ordonnés prêtres bouddhistes. Il envoya une ambassade à Ayutthaya pour faire connaître sa réponse défavorable. Prasat Thong s'emporta et renvoya les envoyés birmans après les avoir insultés. La modification du cycle des animaux ne fut jamais adoptée, même au Siam.
En 1649, l'usurpateur prit un nouveau coup de sang contre les Hollandais. Il avait promis de répondre favorablement à une réclamation déposée par la Compagnie hollandaise, puis s'était rétracté. Irrité par tant de versatilité, Van Vliet eut des mots excessifs et imprudents, et on rapporte qu'il aurait menacé de faire venir une flotte hollandaise pour attaquer Ayutthaya. Le roi, qui, comme à son habitude, était ivre quand il eut connaissance de ces propos, ordonna l'exécution immédiate de tous les Hollandais au Siam. On le persuada de leur accorder un jour de répit pour quitter le pays, faute de quoi ils seraient piétinés à mort par les éléphants et leur comptoir livré au pillage. La capitale entière fut jetée dans la confusion. Des troupes furent mobilisées, les canons pointés vers le comptoir de la compagnie hollandaise, et tous les Hollandais furent arrêtés et maintenus à l'isolement. Le roi, cependant, renonça à les faire exécuter et finit par les relâcher, accordant diverses marques d'estime à Van Vliet. Cependant, pendant quelque temps encore, de nombreuses troupes restèrent sous les armes et toutes sortes de préparatifs militaires fut faits pour montrer aux Hollandais que le roi était prêt et en mesure d'assaillir Batavia.
En novembre 1641, le prince d'Orange et le gouverneur général des Indes néerlandaises envoyèrent au roi une lettre accompagnée de nombreux présents. Le roi les reçut d'une manière inhabituellement solennelle et déclara qu'il n'avait jamais été comblé auparavant par une lettre aussi plaisante. Mais les Hollandais en savaient probablement déjà assez à cette époque pour ne pas être impressionnés par ces sautes d'humeur. Quelques années plus tard, Van Vliet, écrivit qu'une véritable amitié entre le Siam et les Provinces-Unies était impossible, à moins que la disgrâce que nous avons subie ne soit effacée par l'épée, avec l'aide de Dieu tout puissant.
En 1648, Singor devint gênante et une expédition fut envoyée pour la mettre au pas. Le conseil hollandais de Batavia ordonna d'envoyer des navires pour renforcer la flotte siamoise, dans l'espoir d'apaiser le souverain versatile. Nous n'avons aucune trace du résultat de cette expédition, mais il semblerait que Singor n'ait été conquise que beaucoup plus tard. En 1654, les Hollandais se retrouvèrent encore une fois en conflit avec Prasat Thong parce qu'ils n'avaient pas envoyé vingt navires pour aider à attaquer Singor. Leur agent, Westerwolt, le successeur de Van Vliet, fut traité avec une grande indignité. Lorsqu'il menaça de quitter le Siam, on lui fit savoir que toute tentative en ce sens entraînerait sa mise à mort par des éléphants, ainsi que celle de tous ses compatriotes. Finalement, on expliqua au roi qu'en raison de la rupture des relations avec l'Angleterre, les Hollandais ne pouvaient disposer d'aucun navire (23). La nouvelle de cette guerre fut transmise au roi accompagnée de nombreux cadeaux précieux. Le tyran en fut apparemment satisfait, car il traita les Hollandais avec davantage de courtoisie, bien que son expédition à Singor ait dû être reportée. On rappela l'armée qui patientait à Nakhon Sri Thammarat, et son général fut mis aux fers.
En 1655, une autre tentative fut faite pour assujettir Singor, mais l'amiral qui s'était engagé à vaincre la place avec la force navale se sauva, de sorte que les troupes revinrent piteusement au Siam.
Pendant son règne, le roi Prasat Thong promulgua un nombre considérable de lois. Même si l'on se défend d'admirer aucune des mesures prises par un homme aussi ignoble, force est d'admettre que ses initiatives législatives n'ont pas été infructueuses.
Les principales lois liées au nom de ce roi sont les suivantes :
1. La loi d'appel (1633).
Le principe sous-jacent de cette loi n'était pas de prévoir, comme à l'époque moderne, des recours à propos de faits ou d'interprétations de lois ayant motivé un jugement initial, mais plutôt de mettre en cause un juge pour parti pris, favoritisme ou négligence. Un grand nombre d'appels contre des juges furent déposés, et les magistrats qui les instruisaient étaient habilités à leur infliger des amendes si les plaintes déposées étaient fondées. Mais en revanche, des appels injustifiés pouvaient entraîner la condamnation de l'appelant. Cette dernière disposition pourrait sans doute être fort utile dans le Siam moderne, où les appels sont souvent fondés sur des motifs très frivoles.
2. La loi sur l'esclavage par dette (environ 1637).
L'esclavage, bien qu'inconnu pendant l'âge d'or du roi Ramkhamhaeng et de ses successeurs à Sukhothaï, a toujours été partie intégrante du système social siamois sous le règne des rois d'Ayutthaya. Partout dans le monde, on ne peut séparer l'esclavage de la cruauté et des abus, mais une fois le système accepté, la loi siamoise en la matière ne semblait pas absurde et n'ignorait jamais les intérêts des esclaves. Elle prévoyait la punition des maîtres qui tuaient ou blessaient leurs esclaves, et offrait de nombreuses possibilités aux esclaves de recouvrer leur liberté. Malheureusement, comme c'était inévitable, les dispositions les plus clémentes de cette loi furent trop souvent ignorées et le sort d'un esclave pour dettes au Siam était souvent très misérable, même à l'époque moderne, et jusqu'en 1905, lorsque le roi Chulalongkorn (Rama V) accomplit l'acte le plus noble de son long et mémorable règne en abolissant enfin une fois pour toutes les dernières traces d'esclavage dans son royaume.
3. La loi sur l'héritage (1635).
Elle est encore en vigueur à l'heure actuelle. Prétendument basée sur le Dhammathat, elle représentait tout de même une grande amélioration par rapport au code anachronique de Manu. Il est intéressant de noter que, même si cette pratique n'était pas une nouveauté au Siam à cette époque, la loi du roi Prasat Thong prévoyait l'établissement de testaments. En revanche, les bouddhistes birmans, même de nos jours, ne peuvent toujours pas faire de testaments.
Les dispositions de la loi siamoise concernant les témoins d'un testament sont très intéressantes et, de l'avis de l'auteur, sont supérieures à la loi anglaise en la matière. Les témoins doivent être des personnes respectables, leur nombre variant selon le rang du testateur. De plus, ils ne sont pas, comme en Angleterre, simplement témoins de la signature du testament, mais aussi de son contenu et de la compétence du testateur. Ces dispositions rendent difficile pour un homme de faire un testament hâtif ou excentrique, car il aura du mal à trouver le nombre requis de personnes respectables pour en témoigner. Il est donc pratiquement impossible pour un Siamois, sur son lit de mort, de déshériter sa femme et ses enfants et de laisser son argent à un foyer pour chiens perdus.
4. La loi sur la dette, (entrée en vigueur vers 1648).
C'est un autre exemple de législation ingénieuse. Cette loi énonce très clairement les responsabilités respectives des épouses et des maris, des parents et des enfants ainsi que des frères et sœurs à l'égard des dettes réciproques.
Une disposition curieuse de cette loi stipulait qu'une personne qui niait la réalité de sa dette devant un tribunal, bien qu'elle soit tout à fait établie, pouvait être condamnée à payer le double de son montant, afin de l'empêcher de s'engager dans une mauvaise voie consistant à renier ses dettes. De la même façon, l'auteur d'une réclamation abusive pouvait être condamné à payer deux fois le montant de la dette alléguée, afin de lui apprendre à ne pas présenter de fausses réclamations. Ces dispositions ne sont pas appliquées à l'heure actuelle. Autrefois, on peut supposer que seuls les plaignants aux prétentions absolument inattaquables osaient se présenter devant la Cour. La loi de la dette était mal adaptée aux exigences modernes. Elle fut remplacée dans le nouveau Code civil de 1926.
5. L'additif à la loi sur les infractions contre le gouvernement de 1351 (1657).
C'est l'exemple le plus curieux des travaux législatifs du roi Prasat Thong, promulgué probablement après le conflit avec Van Vliet. Cette loi est ainsi rédigée : Si des sujets du Royaume, Thaïs ou Môns, hommes ou femmes, ne craignant ni le déplaisir du roi, ni les lois, voyant la richesse et la prospérité des marchands de pays étrangers, marient leurs filles ou petites-filles à des Anglais ou à des Hollandais, à des Japonais ou à des Malais pratiquant d'autres religions, et leur permettent de se convertir à ces religions étrangères, ces personnes seront considérées comme des menaces pour l'État et des ennemis du royaume. Elles peuvent être punies de la confiscation de leurs biens, de l'emprisonnement à vie, de la dégradation, de la condamnation à couper l'herbe pour les éléphants royaux ou d'une amende. Ceci servira d'exemple aux autres. La raison en est que le mari (étranger) va semer des graines et engendrer une progéniture, et que le père et le fils rapporteront les affaires du royaume à l'étranger, et quand elles seront connues, les étrangers envahiront le royaume de toutes parts et la religion bouddhiste déclinera et sera discréditée.
Les auteurs hollandais firent souvent référence aux efforts militaires du roi Prasat Thong pour soumettre le Cambodge, qui, comme on l'a vu, était devenu plus ou moins indépendant depuis 1618. Aucun récit d'invasion du Cambodge pendant ce règne ne nous est parvenu, mais on peut penser que la démonstration de force suffisait et que le Cambodge renouvela son allégeance au Siam. C'est probablement pour célébrer cet événement que Prasat Thong fit ériger un temple sur la route reliant Ayutthaya à Phrabat, copié sur le célèbre temple d'Angkor Thom au Cambodge.
Le roi Prasat Thong mourut le 8 août 1656. Il semble étonnant que cet homme, qui avait usurpé le trône de Siam par des intrigues et des meurtres et l'avait conservé par la terreur, ait pu mourir tranquillement dans son lit. Plus curieux encore, il semble avoir été considéré avec une certaine admiration par certains auteurs contemporains et postérieurs. Van Schoen en parlait comme d'un souverain de grande réputation et honorabilité, et les compilateurs du Phongsavadan avaient apparemment une assez haute opinion de lui. Il faisait évidemment partie de ces parvenus qui, par la force autant que par l'audace, réussissent à donner d'eux-mêmes une fausse image de leurs mérites. S'il y avait quelque chose de vraiment exceptionnel chez cet homme, on ne le trouve certainement pas dans les récits des témoins de l'époque.
NOTES
1 - N.d.T. : Sri Worawong (Sri : ศรี : glorieux, splendide, etc. Worawong : วรวงศ์ : d'une haute, d'une excellente lignée) n'est pas un nom, mais un titre honorifique. Cette coutume de désigner les gens par leur titre est évidemment source d'erreurs, plusieurs personnes pouvant porter le même titre tout au long de l'histoire. Il est en de même en France, lorsqu'on évoque par exemple le duc d'Orléans, titre qui fut porté par une vingtaine de personnes entre 1344 et 1969. ⇑
2 - N.d.T. : Wood passe très rapidement sur les événements, ce qui rend son texte difficile à comprendre. Selon les lois du royaume, c'est Sri Sin, le frère cadet du roi Songtham, qui aurait dû accéder au trône. C'était sans doute une des raisons de l'impopularité du jeune Chettha. L'autre tenait sans doute à la personnalité même du prince. Van Vliet nous dit que le roi Songtham donna ses dernières pensées à la conservation de la Couronne en sa maison, et à faire succéder son fils, à l'exclusion de son frère, héritier légitime du royaume. Il se servit en cela du conseil d'Okya Worawong, qui n'avait point d'autre dessein que d'usurper lui-même la Couronne sur ce jeune prince qui n'avait que quinze ans, et de si mauvaises qualités, qu'il ne doutait point qu'il ne devînt l'aversion de tous ses sujets. (Relation du voyage de Perse et des Indes orientales, 1663, p. 570). ⇑
3 - N.d.T. : Selon Van Vliet, Okya Kalahom était général des éléphants et de l'infanterie du royaume. (Op. cit. p. 571). Une quarantaine d'années plus tard, il semble que la charge de général des éléphants ait été sortie du champ de compétence du Kalahom, c'est du moins ce qu'explique La Loubère : Le Kalahom a le département de la guerre ; il a soin des places, des armes, des munitions ; il donne tous les ordres qui regardent les armées, et il en est naturellement le général, quoique le roi puisse nommer pour général qui il lui plaît. Il paraît par la relation de Van Vliet que le commandement des éléphants appartenait aussi au Kalahom, même hors de l'armée ; mais aujourd'hui c'est un emploi à part, à ce qu'on m'a assuré, soit que le père du roi d'aujourd'hui, après s'être servi de la charge de Kalahom pour envahir le trône, ait voulu en diviser le pouvoir, soit que naturellement ce soit deux charges distinctes qu'on peut donner à un seul. (Du royaume de Siam, 1691, I, p. 342-343). ⇑
4 - N.d.T. : Van Vliet raconte que trois dignitaires qui avaient soutenu le prince Sri Sin et s'étaient montrés opposés au couronnement du prince Chettha, furent exécutés. Leurs têtes et leurs autres membres furent mis en plusieurs endroits éminents de la ville, pour servir d'exemple à ceux qui voudraient s'opposer à cette succession illégitime. (Op. cit. p. 573). Ces trois dignitaires parmi les plus importants du royaume étaient Okya Kalahom, Okya Teynam, général de la cavalerie, et Okphra Bergkelang (le Phra Khlang, ou barcalon des relations française, sorte de Premier ministre chargé des finances et des relations extérieures). ⇑
5 - Note de l'auteur : Quelques historiens contemporains disent qu'il était de sang royal, et le titre de Phraong Laï semble le confirmer. On trouve une histoire affirmant qu'il était un fils non reconnu du roi Ekathotsarot, né à Bangpain. À l'âge de seize ans, un titre lui fut conféré par ce monarque, ce qui montre qu'il était en grande faveur. Même durant sa vie, il semble qu'il y ait eu des doutes sur ses origines. ⇑
6 - Note de l'auteur : Cette ancienne cérémonie d'origine brahmanique est toujours célébrée chaque année. Un haut dignitaire est nommé roi pour rire et, autrefois, il avait réellement, pour une journée, quelques-uns des pouvoirs royaux. Sa personne était sacrée, et l'attaquer représentait une offense odieuse. ⇑
7 - Note de l'auteur : Ceci est la version de Van Vliet. Cet épisode est relaté d'une façon différente dans La relation de Khun Luang Ha Wat. ⇑
8 - N.d.T. : Peut-être déclaré roi par ses partisans, mais Sri Sin ne fut jamais réellement roi du Siam. ⇑
9 - Note de l'auteur : On se rappellera l'avertissement de la reine Margaret à la reine Elizabeth (Woodville), dans Richard III, acte I, scène 3 :
Pourquoi donc verses-tu tout ce miel sur la monstrueuse araignée
dont la toile meurtrière t'enveloppe de toutes parts ?
Folle ! folle ! Tu repasses le couteau qui te tuera. [traduction François-Victor Hugo]. ⇑
10 - Note de l'auteur : La crémation du corps de son père, selon Van Vliet. ⇑
11 - N.d.T. : Référence à Richard III de Shakespeare. Voir la note 9. ⇑
12 - Note de l'auteur : Selon l'histoire siamoise Athitayawong ne fut pas exécuté avant 1637, après avoir pris part à une rébellion. Van Vliet, qui fut pratiquement témoin des faits, doit être cru sur ce point.
N.d.T. : Le prétexte avancé pour justifier cette exécution fut qu'il y avait effectivement deux souverains dans le royaume, Phraya Kalahom disposant de toutes les prérogatives d'un roi, ce qui pouvait constituer un problème à moyen terme. ⇑
13 - Note de l'auteur : À moins que nous n'acceptions la version qui prétend qu'il était un fils naturel du roi Ekathotsarot. ⇑
14 - Note de l'auteur : Van Vliet disait que les Japonais n'avaient pas peur de dire qu'ils voulaient s'emparer du roi sur sur trône. ⇑
15 - Note de l'auteur : L'histoire cambodgienne indique que le roi du Cambodge envahit le Siam en 1630. Cette affirmation ne semble confirmée par aucune source. ⇑
16 - Note de l'auteur : Ce prince était le gouverneur de Nan. Il fut désigné par les Birmans pour être prince de Chiang Maï en 1614. ⇑
17 - Note de l'auteur : Le roi birman Maha Thammaracha fut assassiné en 1626 par Minderippa, l'un de ses fils, qui se proclama roi. Il fut déposé et exécuté en 1629 par Tado Thammaracha de Prome, un frère de Maha Thammaracha. Ce roi est appelé Thalun dans l'Histoire de Birmanie de Harvey. ⇑
18 - Note de l'auteur : Les Anglais ne prirent aucune part aux affaires siamoises, car leur comptoir, fermé en 1622, n'avait pas rouvert. ⇑
19 - N.d.T. : À propos de cet épisode sanglant de l'histoire du Siam, voir sur ce site le chapitre VIII de la relation de Jan Struys. ⇑
20 - Note de l'auteur : L'identité de ce prince aveugle reste incertaine. Van Vliet dit qu'il était le fils du Grand Roi et qu'il eut les yeux brûlés sur l'ordre du roi Naresuan, en conséquence de quoi il renonça à ses prétentions à la Couronne. Le roi Naresuan étant mort en 1605, ce prince pouvait difficilement avoir été un fils du roi Songtham, qui naquit vers 1590. Il est possible qu'il se soit agi d'un frère aîné du roi Songtham pressenti pour succéder au roi Ekathotsarot, et qu'il soit le personnage mentionné dans le Phongsawadan sous le nom de roi Saowaphak (voir page précédente, note 3). Nous savons que Saowaphat était borgne. ⇑
21 - Note de l'auteur : 1. Le rat ; 2. Le bœuf ; 3. Le tigre ; 4. Le lièvre ; 5. Le dragon ; 6. Le serpent ; 7. Le cheval ; 8. La chèvre ; 9. Le singe ; 10. Le coq ; 11. Le chien. ; 12. Le cochon (ou l'éléphant dans le nord du Siam). ⇑
22 - Note de l'auteur : Appelé Thalun dans l'Histoire de la Birmanie d'Harvey. ⇑
23 - Note de l'auteur : Cromwell déclara la guerre aux Provinces-Unies en juillet 1652, mais la nouvelle ne fut probablement connue en Asie, au mieux, qu'en 1653. ⇑
19 août 2019