CHAPITRE X
Règne du roi Naresuan le Grand
Le prince Naresuanนเรศวร fut couronné roi à l'âge de 35 ans. Son premier acte fut de nommer son frère, le prince Ekathotsarotเอกาทศรถ, à la charge de Maha Uparatมหาอุปราช (1). Cependant, il ne l'envoya pas gouverner Phitsanulokพิษณุโลก, comme cela avait été la tradition lors des règnes précédents, mais le conserva près de lui à Ayutthayaอยุธยา. Il y avait deux raisons à cela : d'une part, la grande affection qui unissait les deux frères, et d'autre part l'état dépeuplé des provinces du nord à cette époque. Le prince Ekathotsarot reçut des honneurs plus élevés que ceux conférés d'ordinaire aux Uparat. Son frère souhaitait qu'il fût considéré comme un roi conjoint, plutôt que comme un prince héritier, et qu'il possédât le même rang et la même autorité que lui.
À peine sur le trône, le nouveau roi dut repousser une nouvelle invasion birmane. Pour tous les conseillers du roi de Birmanie, il y avait nécessité urgente à soumettre le Siam, dont l'exemple incitait les États shans à se rebeller continuellement. En novembre 1590, cheminant par le col des Trois Pagodes et Kanchanaburiกาญจนบุรี, une armée de 200 000 hommes envahit le Siam. Elle était commandée par le prince héritier de Birmanie qui espérait atteindre Ayutthaya avant que les Siamois n'aient eu le temps d'organiser la moindre résistance. Naresuan, cependant, était prêt à les recevoir. Près de la frontière, il défit l'avant-garde birmane commandée par les princes de Pagan et de Bassein. Le premier fut tué et le second capturé. Les Siamois poursuivirent les Birmans jusqu'à ce qu'ils rejoignent l'armée principale du prince héritier. Confusion et panique s'ensuivirent et les Birmans furent repoussés de l'autre côté de la frontière. Le prince héritier lui-même ne put s'échapper que de justesse.
Ces échecs répétés inquiétèrent le roi Nanda Bayinนันทบุเรง. Il entrevoyait la chute de son empire et craignait que sa dynastie ne fût menacée du fait que le prince héritier était personnellement impliqué dans ces défaites désastreuses. Il décida de faire un dernier effort pour soumettre le Siam. Une armée de 250 000 hommes fut levée et traversa la frontière en décembre 1592. Elle était commandée par le prince héritier, mais les vrais stratèges étaient le prince de Prome, qui avait connu quelques succès dans les États shans, Natchin Noung (2), fils du prince de Taungû, et le prince de Zaparo (3). Le prince héritier prit par la route des Trois Pagodes et les autres par celle de Mae Lamaoแม่ละเมา. Le prince birman de Chiang Maïเชียงใหม่ reçut également l'ordre d'envoyer ses troupes en renfort.
Le roi de Siam ne s'attendait guère à ce que les Birmans lancent une nouvelle offensive si peu de temps après le grave revers qu'ils avaient subi en 1590. En cette fin d'année 1592, il se préparait à envahir le Cambodge afin d'infliger au roi Sattha ce qu'il considérait comme un juste châtiment. Il avait donc un grand nombre d'hommes sous les armes et n'avait aucune raison d'être autrement inquiet lorsqu'il apprit que deux armées birmanes étaient sur le point d'envahir ses États. Il décida immédiatement d'attaquer, quel que fût le premier corps d'armée qui se présenterait.
Le prince héritier de Birmanie arriva le premier. Il avait marché sur le village de Traphangkruตระพัง ?, au nord-est de Suphanสุพรรณ. Le roi Naresuan, accompagné de son frère, prit position à Nong Sa Raïหนองสาหร่าย, à une trentaine de kilomètres à l'est de l'armée birmane. Les forces siamoises étaient très inférieures en nombre et Naresuan décida donc d'attendre et de lancer son attaque à Nong Sa Raï, où il occupait une position forte.
Lorsque les Birmans eurent avancé, un certain Phraya Sri Saï Narongพระยาศรีไสยณรงค์ fut envoyé avec une petite force de reconnaissance et avec l'ordre de ne pas se laisser engager dans l'action. Le lendemain matin, alors que le roi et le prince s'armaient pour la bataille, ils entendirent des coups de feu et constatèrent que Phraya Sri Saï Narong avait, contrairement aux ordres, attaqué les Birmans. Le roi envoya un message au Phraya pour lui dire qu'il ne devait s'attendre à aucun renfort, et qu'il devait rentrer du mieux qu'il pouvait. À la réception de ce message, Phraya Sri Saï Narong et tout son détachement prirent la fuite. Les Birmans les poursuivirent, pensant probablement que toute l'armée siamoise était sur le point de fuir. Il en résulta que la tactique adoptée par le roi Naresuan lors d'une confrontation antérieure, à savoir attirer l'ennemi par une retraite feinte, fut à nouveau suivie, mais involontairement. En peu de temps, les Siamois, bien préparés, firent face à l'armée du prince héritier birman qui s'avançait vers eux en hâte et dans le plus grand désordre.
Le roi Naresuan et son frère étaient tous deux montés sur des éléphants qui devaient être en musth (4) à ce moment. Le bruit et l'excitation de la ruée birmane affolèrent tellement ces deux animaux qu'ils se lancèrent furieusement à travers les rangs de l'armée birmane. Avant même de comprendre ce qui s'était passé, le roi et le prince se retrouvèrent au milieu de la mêlée, accompagnés seulement de quelques soldats. Dès que les éléphants purent être maîtrisés et que la poussière fut retombée, Naresuan vit, à sa grande surprise, que le prince héritier de Birmanie, qu'il avait bien connu dans le passé, se trouvait près de lui, également monté sur un éléphant. Il l'appela aussitôt : – Frère Prince, quitte l'abri de cet arbre, sors et combats avec moi pour l'honneur de nos noms et pour les merveilles des temps futurs !
Le prince birman n'aurait eu qu'un mot à dire pour que le monarque siamois et son frère fussent assaillis et tués ou capturés. Mais, bien que simple général, c'était un homme courageux. Loin de refuser le défi, il fit avancer son éléphant et les deux princes engagèrent le combat. Le prince porta un violent coup d'épée à la tête du roi. Ce dernier se pencha à temps pour l'éviter, mais son bonnet de cuir fut déchiré. Les éléphants se séparèrent, et furent lancés pour une deuxième charge. Cette fois, le prince birman reçut une blessure à l'épaule et tomba raide mort de sa monture. Ainsi périt le malheureux prince Mingyi Swaมังกะยอชวา. Son père l'avait forcé à entreprendre une tâche pour laquelle il n'avait aucune capacité. Il était, dit-on, très réticent à la perspective de commander cette dernière expédition. On peut au moins dire de lui qu'il est mort courageusement en combattant le guerrier le plus redoutable que le Siam ait jamais vu naître (5).
Entre temps, le prince Ekathotsarot n'avait engagé qu'un seul combat avec le prince de Zaparo, qu'il avait vaincu et tué.
Lorsque les Birmans comprirent que leurs chefs étaient morts, ils attaquèrent violemment les princes siamois et leur petite troupe. Le roi fut blessé à la main et les deux cornacs des éléphants du roi et du prince furent tués. Cependant, une grande partie de l'armée siamoises avaient réussi à se frayer un chemin à travers les rangs birmans, et le roi et le prince furent secourus et sauvés.
Démoralisés et désorganisés par la mort du prince héritier, les Birmans commencèrent à refluer vers la frontière. Les Siamois ne les poursuivirent pas, parce que la seconde armée birmane était arrivée à Mae Lamao et aurait pu les prendre à revers, et aussi parce que la tournure imprévue des événements avait semé la confusion dans leurs rangs.
En apprenant la mort de son fils, le roi de Birmanie décida d'abandonner l'expédition. L'armée de Mae Lamao fut rappelée. Ainsi, grâce au courage du roi Naresuan et de son frère, l'invasion fut repoussée avec des pertes minimes des deux côtés. Ceci se passait plusieurs années avant que la Birmanie n'envahisse à nouveau le Siam. Le roi Naresuan fit ériger un temple à l'endroit où il vainquit le prince de Birmanie. On peut encore le voir aujourd'hui.
À son retour à Ayutthaya, le roi accusa certains de ses généraux de négligence grave et de passivité, parce qu'ils ne l'avaient pas suivi dans les rangs birmans. Il résolut de punir de mort les principaux officiers responsables. Une délégation de prêtres plaida en leur faveur, et le roi leur accorda son pardon, sous une condition : qu'ils délivrent Tavoy et Ténassérim du joug birman.
Ténassérim et Tavoy avaient fait partie des possessions siamoises depuis l'époque du roi Ramkhamhaengรามคำแหง de Sukhothaïสุโขทัย jusqu'à leur prise par les Birmans en 1568, au moment de la chute d'Ayutthaya. Tavoy, qui abritait une population majoritairement non-thaïe, avait été traité par les Siamois en État vassal, dirigé par un prince autochtone. Quant à Ténassérim, avec son port, Mergui, il avait toujours appartenu au Siam.
Au début de l'année 1593, deux armées siamoises de 50 000 hommes chacune, commandées par Chao Phraya Chakriเจ้าพระยาจักรี et Phraya Phra Khlangพระยาพระคลัง (6), deux des généraux en sursis, quittèrent Ayutthaya pour le sud. Chao Phraya Chakri assaillit Ténassérim, qui fut pris après seulement quinze jours de siège. Phraya Phra Khlang rencontra un peu plus de résistance, mais après une vive confrontation avec les Birmans et un siège de 20 jours, il se retrouva maître de Tavoy.
Ignorant que Tavoy était tombé, Chao Phraya Chakri réquisitionna tous les navires ancrés à Ténassérim, soit environ 150 vaisseaux, et les équipa à la hâte pour assister les troupes de Phraya Phra Khlang. Dans le même temps, il se dirigea vers le nord à la tête d'une armée de 30 000 hommes. De son côté, Phraya Phra Khlang, qui ne savait rien du résultat de l'attaque de Ténassérim, fit construire à Tavoy une flotte d'une centaine de navires qu'il envoya secourir son collègue du sud. La flotte de Chao Phraya Chakri se heurta à une flotte birmane de 200 navires, qui transportait une armée à Ténassérim. Au plus fort de la bataille navale, la flotte de Phraya Phra Khlang survint en renfort et les Birmans furent complètement défaits. Plusieurs navires et plus de 500 hommes furent capturés et les autres s'échappèrent du mieux qu'ils purent pour retourner à Irawadi.
À Ténassérim, les Siamois apprirent de leurs prisonniers qu'une puissante force birmane s'avançait vers Tavoy, où Chao Phraya Chakri était déjà arrivé. Tous les hommes disponibles furent donc immédiatement débarqués et se mirent en marche pour renforcer la seconde armée, ne laissant sur place qu'environ 10 000 hommes. Ayant fait leur jonction, les Siamois disposaient donc d'une armée forte d'environ 90 000 hommes. Ils attendirent les Birmans un peu au nord de Tavoy et les mirent complètement en déroute.
Le roi considéra que Chao Phraya Chakri et Phraya Phra Khlang, ainsi que les généraux servant sous leurs ordres, avaient racheté les fautes commises lors de la précédente invasion birmane. Leur expédition avait en effet été très fructueuse. Tavoy et Ténassérim restaient aux mains des Siamois. Ces deux villes étaient particulièrement importantes pour le commerce extérieur, qui atteignait alors des volumes considérables. Il était absolument nécessaire que le Siam, à cette époque où les communications étaient lentes, disposât de ports de mer dans l'Océan indien. Outre leur intérêt en tant que portes d'entrée du royaume, ces provinces étaient les plaques tournantes d'un important commerce d'exportation d'éléphants, de bois de sapan et d'épices de toutes sortes.
Le roi Naresuan avait le sentiment que son royaume était désormais à l'abri de tout risque immédiat d'invasion birmane. Il entreprit donc de repeupler les provinces du nord, dont la plupart des habitants avaient été déplacés à Ayutthaya huit ans auparavant. À la fin de l'année 1593, grâce à l'énergie et au génie de son roi, le Siam avait pratiquement recouvré l'ensemble des territoires qu'il détenait en 1549, à l'avènement du roi Chakrapphatจักรพรรดิ. La population, en revanche, avait considérablement diminué. Certains historiens pensent qu'elle était à peine revenue au niveau d'avant le conflit avec la Birmanie.
L'histoire chinoise rapporte un fait notable qui ne figure dans aucun document siamois, et qui montre clairement qu'à cette époque, le danger birman n'était pas considéré comme imminent. La vingtième année du règne de l'empereur Wanleh (treizième de la dynastie Ming), une guerre éclata entre la Chine et le Japon (1592). Le roi de Siam offrit de lever une armée pour aider les Chinois. L'offre fut refusée en raison d'objections soulevées par le vice-roi de Kwangtung et Kwangsi. Il est difficile d'imaginer quelles raisons ont pu pousser le roi Naresuan à vouloir s'engager dans une guerre contre le Japon.
Comme nous l'avons vu, au moment de l'invasion birmane de 1592, le roi de Siam était sur le point de mener une expédition contre le Cambodge. Cette invasion différée fut entreprise en mai 1593. Selon le Phongsawadanพงศาวดาร, des armées de plus de 100 000 hommes furent mobilisées pour cette expédition, ainsi qu'une importante flotte de bateaux. L'histoire cambodgienne, pour sa part, évoque une armée d'invasion de 50 000 hommes.
Battambangพระตะบอง tomba sans offrir de réelle résistance. Pursatโปสัต, sous le commandement de Phraya Sawankhalokพระยาสวรรคโลก (7), résista plus longtemps, mais fut submergé par la force supérieure des Siamois. Le prince Sri Suphanmaศรีสุพรรณมา, frère du roi du Cambodge, était cantonné à Boribunบริบูรณ์, avec une armée de 30 000 hommes. Il s'enfuit à Lovekละแวก dès qu'il sentit que la situation devenait critique. Boribun tomba et Naresuan marcha sur la capitale. Il fut rejoint par deux autres armées, venues par les routes du nord, et dont les commandants signalèrent que Siem Reap, Bassac et toutes les autres villes importantes du nord du Cambodge avaient été prises.
Le roi Sattha du Cambodge fut invité à se rendre et à prêter allégeance à Siam. Il répondit en jetant l'envoyé en prison et en ouvrant le feu contre les Siamois. Les Cambodgiens opposèrent une résistance farouche et ce n'est qu'au mois de juillet 1594 que Lovek fut pris d'assaut. Les pertes furent lourdes des deux côtés.
Le roi Sattha, ses deux fils et leurs concubines s'enfuirent dans le nord du pays. L'année suivante, ils se retirèrent sur le territoire du roi de Luang Prabangหลวงพระบาง, où le roi Sattha, exilé, mourut 1596. Son fils aîné ne lui survécut pas longtemps (8). Le prince Sri Suphanma et sa famille furent faits prisonniers et ramenés à Ayutthaya. Une garnison siamoise resta à Lovek et le Cambodge fut placé pendant un temps sous l'autorité d'un gouverneur militaire siamois.
Un très grand nombre de prisonniers furent ramenés du Cambodge et des milliers de Siamois, capturés par le roi Sattha lors de ses diverses expéditions, furent également libérés. Cette main-d'œuvre était la bienvenue pour le roi de Siam qui, comme nous l'avons vu, tentait à l'époque de repeupler les provinces du nord de son royaume (9).
La même année (1594), la guerre avec la Birmanie se ralluma. Nanda Bayin, dont la santé mentale n'avait jamais été très solide, avait été bouleversé par la série de désastres qui avait conduit à la mort du prince héritier. Il soupçonnait tout son entourage de déloyauté, et il accablait ses sujets, birmans ou nom, par toutes sortes d'atrocités.
Les Péguans n'avaient jamais été dévoués à la Birmanie. Les victoires du roi Naresuan leur firent espérer l'indépendance. Leurs combats pour la liberté provoquèrent des massacres qui incitèrent de nombreux habitants à se réfugier au Siam. Le gouverneur de Péguan à Moulmein leva finalement l'étendard de la rébellion. Le gouverneur birman de Martaban se prépara à le soumettre de force, et fit appel au Siam pour obtenir de l'aide. Le roi Naresuan ne fut que trop heureux de l'assister et envoya une armée de 30 000 hommes qui captura rapidement Martaban. Le prince de Taungû (10) reçut l'ordre de chasser les intrus, mais ses efforts furent vains, son armée fut repoussée par les Siamois et les Péguans jusqu'au nord de Thatonท่าตอน. Toutefois, les forces siamoises, relativement peu nombreuses, ne jugèrent pas prudent de poursuivre trop loin les Birmans et se retirèrent (11).
À la suite de cette expédition, une grande partie de Pégou resta sous la suzeraineté du Siam, ce qui le renforça et affaiblit considérablement la Birmanie. Il ne faut pas oublier, cependant, que les guerres continuelles avaient fait de Pégou un pays très différent de celui qu'il avait été sous les règnes de Tabinshwehtiตะเบ็งชะเวตี้ et de Bayinnaung.
Au cours des dix années suivantes, la Birmanie fut en proie à des troubles intérieurs qui l'empêchèrent d'envahir et de dévaster le Siam ainsi qu'elle le faisait de façon continue depuis 1549. Le Siam, pour sa part, connut une période de paix qui permit à son roi, pour la première fois, de porter une attention particulière à ses affaires intérieures. C'est également à cette époque qu'il commença à cultiver l'amitié des Espagnols et des Portugais qui s'étaient installés en grand nombre dans le royaume. En 1598, un certain Don Tello de Aguirre arriva de Manille (12) en mission diplomatique. Il réussit à conclure un traité d'amitié et de commerce entre l'Espagne et le Siam. Ce fut le deuxième traité entre le Siam et une puissance européenne. Comme nous l'avons vu, le premier, avec le Portugal, datait du roi Ramathibodi IIรามาธิบดีที่๒.
En 1599, le roi Naresuan envahit à nouveau la Birmanie. Afin de comprendre les circonstances qui motivèrent cette invasion, il faut examiner brièvement la politique particulièrement embrouillée de la Birmanie à cette époque. En 1593, le fils de Nanda Bayin, prince d'Ava, fut nommé prince héritier pour succéder à Mingyi Swa, tué par le roi Naresuan. Il fut remplacé à Ava par son demi-frère, Nyaungyan Minญองยาน. Cet arrangement irrita le prince de Prome, qui briguait la charge de prince héritier. Croyant que son cousin, le prince de Taungû, était responsable de cette situation, il envahit Taungû. Il fut repoussé, mais de retour chez lui, il se rebella et proclama l'indépendance de Prome. En cette situation d'urgence, le prince d'Ava ne fit rien pour aider Nanda Bayin. Quant au prince de Chiang Maï, il était également en rébellion et avait refusé d'envoyer un de ses fils en Birmanie, officiellement pour être instruit, mais en réalité être retenu en otage en garantie de la loyauté de son père.
En 1596, le roi d'Arakan équipa une flotte et s'empara du port de SyriamThanlyin : ตาน-ลยีน et d'autres villes côtières de Birmanie. Il entama ensuite des négociations avec le prince de Taungû. Les deux prétendants trouvèrent un accord pour se partager la Birmanie avec l'aide du Siam. Dans ce but, ils envoyèrent des envoyés au roi Naresuan, en lui offrant leur appui s'il entreprenait une autre invasion de la Birmanie.
En 1594, le prince Noh Keoหน่อแก้ว, fils de l'ancien roi Chaï Chettaไชยเชษฐา [Setthathirath], fut libéré pour occuper le trône de Luang Prabang après avoir été retenu prisonnier d'État en Birmanie pendant environ vingt ans. Il prit immédiatement des mesures pour s'affranchir du joug birman. En 1595, il se brouilla avec Tharawadi MinNawrahta Minsaw : นรธาเมงสอ de Chiang Maï et incita le chef de Nanน่าน à se rebeller. Trois ans plus tard, il déclara la guerre à Chiang Maï et captura Chiang Saenเชียงแสน. Le malheureux Tharawadi Min était dans une position périlleuse. Étranger, placé de force sur le trône de Chiang Maï, il ne pouvait compter sur la loyauté et le soutien de ses propres sujets, beaucoup plus enclins à soutenir le roi de Luang Prabang, qui, par ses ascendances royales avait une bien plus grande légitimité. La Birmanie n'était pas en position de l'aider. Désespéré, il fit appel au roi Naresuan, lui proposant en échange de placer son royaume sous la suzeraineté siamoise. Naresuan accepta le marché, envoya une armée à Chiang Saen, en chassa les envahisseurs et y installa, comme sorte de commissaire, un noble lao, Phraya Ram Dechoพระยารามเดโช.
À la lumière des événements ultérieurs, il semble que cette politique ait été une erreur. Le roi Naresuan aurait facilement pu annexer l'ensemble des domaines de Chiang Maï. S'il l'avait fait, l'aube du XVIIe siècle l'aurait vu régner sur un empire thaï fort et uni. Il manqua une belle occasion et, par conséquent, le nord et le sud thaïs se séparèrent et ne se réunirent vraiment que trois cents ans plus tard.
En 1599, le roi Naresuan envahit donc une nouvelle fois la Birmanie, dans le but de réduire enfin ce royaume à l'impuissance. Malheureusement, il fit l'erreur de faire confiance aux souverains d'Arakan et de Taungû, qui lui avaient promis leur aide. Lui-même, incapable de tromperie ou de duplicité, n'avait jamais été enclin à se méfier des autres. À ce moment-là, le prince de Taungû avait décidé qu'il avait beaucoup plus à gagner en agissant avec le seul soutien du roi d'Arakan et il était déterminé à tout faire pour empêcher une invasion de la Birmanie par les Siamois. Il s'ingénia donc, pendant toute l'année 1598, à fomenter, au moyen d'agents secrets, des troubles à Martaban et dans d'autres parties de Pégou alors soumises au Siam. Il y réussit si bien que le roi Naresuan, qui pénétra dans Pégou au milieu de 1599, trouva ses provinces nouvellement acquises en état de révolte. Alors qu'il était occupé à rétablir l'ordre, une armée arakanaise s'avança à Hanthawadi et, peu après, les troupes du prince de Taungû rejoignirent les Arakanais devant les murs de la capitale.
Le rusé prince de Taungû se présenta à Nanda Bayin comme un allié. Le roi Naresuan s'imaginait avec naïveté qu'il défendait les intérêts de son royaume. En réalité, il collaborait avec le roi d'Arakan qui n'avait d'autre but que de conquérir la couronne de Birmanie. Après de longues négociations, le prince héritier de Birmanie quitta Hanthawadi pour rejoindre le prince de Taungû. Il fut rapidement assassiné. Sa mort fut dissimulée à son père qui, peu de temps après, désespéré de ne pouvoir résister aux Arakanais, et effrayé par la perspective imminente d'une invasion siamoise, se jeta dans les bras du prince de Taungû. L'infortuné Nanda Bayin fut transféré à Taungû et sa capitale, Hanthawadi, fut livrée aux Arakanais, qui la pillèrent pendant plusieurs jours et la réduisirent en cendres. Le roi Naresuan arriva à Hanthawadi en octobre 1599, et ne put que constater qu'il avait été trompé. Nanda Bayin était partie pour Taungû pratiquement prisonnier et Hanthawadi était un tas de ruines fumantes.
Les remontrances adressées au prince de Taungû ne reçurent que des réponses évasives. Indigné, le roi Naresuan décida imprudemment d'envahir Taungû.
L'armée siamoise avait été levée et équipée pour une expédition à Hanthawadi. On ne s'attendait à aucun trouble à Pégou et l'on avait compté sur l'aide des princes de Taungû et d'Arakan. De la façon dont les événements s'étaient déroulés, un temps précieux avait été perdu à Pégou, Hanthawadi était en ruine et les alliés attendus avaient trahi leur parole. Taungû se trouvait à 120 kilomètres de Hanthawadi et seule une route difficile et montagneuse y conduisait. L'invasion de Taungû fut donc entreprise dans des conditions particulièrement défavorables. Le prince d'Arakan, il est vrai, offrit à nouveau son aide, mais elle fut refusée, aucune confiance ne pouvant plus lui être accordée. L'armée siamoise seule n'était pas assez forte pour capturer Taungû. Toutes les tentatives pour prendre d'assaut la ville échouèrent et finalement, en mai 1600, le siège fut levé, après que les siamois eurent enduré de terribles souffrances causées par la maladie et la famine. Le roi Naresuan revint au Siam avec les restes de son armée. C'était son premier échec. Pourtant, cette tentative d'invasion de la Birmanie ne fut pas totalement inutile, car elle fut la cause indirecte de la chute de Nanda Bayin et de la désintégration de l'empire birman.
À son retour, le roi apprit que de nouveaux troubles agitaient Chiang Maï. Phraya Ram Decho, qui avait été installé à Chiang Saen, plus ou moins en qualité de commissaire siamois, estima que son rang était au moins égal à celui du prince birman de Chiang Maï. Des différends éclatèrent et les domaines du royaume furent divisés en deux, la partie nord gouvernée par Phraya Ram Decho et la partie sud par Tharawadi Min. Ce dernier s'en plaignit au roi Naresuan, qui envoya le prince Ekathotsarot pour régler le problème. Cela se fit entièrement à la satisfaction du prince de Chiang Maï, aucun soutien n'ayant été apporté aux prétentions de Phraya Ram Decho. Cet incident illustre bien le caractère du roi Naresuan. En encourageant Phraya Ram Decho, ou même en laissant les choses suivre leur cours, il aurait pu obtenir facilement l'annexion de tous les domaines de Chiang Maï. Mais Tharawadi Min s'était placé sous sa protection et s'était toujours comporté en vassal loyal. Le roi Naresuan le soutint donc, même si cela était contraire à ses intérêts.
Avant de revenir au Siam, le roi Naresuan installa un certain Phraya Dalaพระยาดาลา (13) en tant que gouverneur siamois de Martaban.
Au cours des quatre années suivantes, le Siam vécut en paix. Les troubles qui agitaient la Birmanie empêchaient le royaume de commettre de graves actes d'agression. Le malheureux Nanda Bayin fut empoisonné en décembre 1600, à l'instigation du fils aîné de son ravisseur. Ainsi s'acheva tragiquement un règne sans gloire. Pendant les huit mois passés à Taungû, il n'avait été qu'un souverain fantoche, une marionnette dont les ficelles étaient tirées par son cousin infidèle. Le prince de Taungû revendiqua la succession, mais deux autres fils de Bayinnaung gouvernaient à Prome et à Ava en tant que souverains indépendants. Le prince d'Ava, Nyaungyan Min, était considéré comme l'héritier légitime de la couronne de Birmanie. Les princes de Taungû et de Prome se coalisèrent contre lui, mais la mort par noyade du prince de Prome alors qu'il fuyait une attaque de rebelles fit échouer le projet. Un usurpateur fut couronné prince de Prome et la Birmanie resta ainsi divisée en trois royaumes - Ava, Taungû et Prome - sur lesquels le prince d'Ava revendiqua la souveraineté. En 1603, il se fit couronner roi de Birmanie, avec le titre de Sihasu Thammaracha.
En 1603, en paix avec la Birmanie – au moins en apparence –, le Siam s'impliqua à nouveau dans les affaires cambodgiennes. Depuis l'expulsion du roi Sattha en 1593, plusieurs dirigeants cambodgiens avaient été pressentis, mais aucun d'eux n'avait été jugé suffisamment compétent. En 1602, le trône fut occupé par un jeune garçon nommé Keo Faแก้วฟ้า, qui exerça le pouvoir d'une manière si détestable que la reine mère, appuyée par presque toute la nation, demanda au roi Naresuan de laisser revenir au gouvernement le prince Sri Suphanma. Ce vœu fut exaucé. Sri Suphanma revint au Cambodge et en reprit le contrôle, appuyé par une armée siamoise de 6 000 hommes (14). Il demeura un fidèle vassal du Siam jusqu'à sa mort en 1618, et introduisit dans son royaume les coutumes, vêtements et cérémonies siamoises.
En 1604, tout Pégou était sous le contrôle du Siam, et sur les dix-neuf États shans, trois, à savoir Hsenwiแสนหวี, Müang Hangเมืองห้าง et Müang Naïเมืองนาย, s'étaient eux aussi placés sous la protection du roi Naresuan, dont l'influence s'étendait ainsi jusqu'aux confins de la Chine. Les États shans restants étaient pratiquement indépendants depuis la dissolution de l'empire de Nanda Bayin. Le roi d'Ava résolut de reprendre le contrôle des possessions shans perdues par la Birmanie. Cela se fit facilement jusqu'à Müang Naï, mais les Sawbwa (15) de cet État appelèrent à l'aide le roi du Siam, qui marcha vers le nord à la tête d'une armée de 100 000 hommes, pour sa dernière campagne.
À Chiang Maï, Naresuan put mobiliser d'importants renforts, et c'est avec une armée de 200 000 hommes qu'il traversa le Salween (16) en avril 1605. En arrivant à Müang Hang, il tomba malade, avec un furoncle sur la joue. Réalisant que sa fin était proche, il envoya précipitamment chercher son frère qui était toujours à Müang Fang. Le prince Ekathotsarot s'embarqua aussitôt pour Müang Hang. Trois jours après son arrivée, le 16 mai 1605, le roi Naresuan rendit son dernier soupir. Ils étaient aimables et agréables dans leur vie et ils ne furent pas séparés dans la mort.
La petite ville de Müang Hang est aujourd'hui un centre local de l'industrie du teck et jouit également d'une réputation de Monte Carlo miniature (17). Peu de ceux qui y séjournent pour leurs affaires ou pour leurs loisirs pensent que c'est là que mourut le plus grand guerrier jamais monté sur le trône du Siam.
Naresuan était un grand homme et un roi dont tous les Siamois devraient se souvenir. Sa mort, à l'âge de cinquante ans, fut une perte inestimable pour son pays.
Le nouveau roi, Ekathotsarot, renonça à l'expédition dans les États Shan et emporta la dépouille de son frère pour la faire incinérer à Ayutthaya. Hsenwi, Müang Naï et Müang Hang retombèrent sous la domination birmane, mais le roi d'Ava ne survécut pas longtemps à son adversaire. Il tomba malade et mourut à son retour des États shans. Son fils, Maha Thammaracha, lui succéda.
NOTES
1 - Note de l'auteur : Ce titre, qui signifie littéralement second roi ou vice-roi, prend son origine en Inde et est devenu courant parmi toutes les nations indochinoises, y compris les Birmans. L'Uparat occupait une position plus élevée que tout autre prince et était investi de quelques-uns des symboles de la royauté. Parmi les Siamois et les Birmans, l'Uparat était généralement le fils aîné du roi et de la reine, mais de nombreux rois nommèrent leurs frères ou d'autres personnes à ce poste, en particulier dans les cas où leurs propres fils étaient très jeunes ou n'étaient pas nés de mères de haut rang. Parmi les Laos, il était et reste (car le titre est encore en usage dans le Siam du nord) inhabituel de désigner un fils du roi ou du prince régnant. Le choix est presque toujours tombé sur un frère. Le Maha Uparat était en fait le prince héritier. ⇑
2 - Note de l'auteur : C'était l'un des princes birmans qui avaient accompagnés Naresuan à Müang Khum en 1582. ⇑
3 - Note de l'auteur : Un district de Birmanie que l'auteur n'est pas parvenu à identifier. ⇑
4 - N.d.T. : Le musth (ou parfois must) est un état qui revient périodiquement chez les éléphants mâles, et qui est caractérisé par une épaisse sécrétion ressemblant à du goudron, la frontaline, qui sort des orifices temporaux. Il se caractérise par des comportements agressifs. (Wikipédia). ⇑
5 - Note de l'auteur : L'histoire birmane donne une version différente de cet événement, il y est dit notamment que la mort du prince héritier avait été causée par un accident. La version romantique de l'histoire siamoise est toutefois authentique. Elle est confirmée par l'histoire de Pégou et par van Vliet (Beshnevung van het Komgryk Siam, Leyden, 1692). L'épée et le bonnet de cuir du roi Naresuan devinrent des éléments des insignes royaux du Siam et furent portés par tous les rois jusqu'à la chute d'Ayutthaya en 1767. ⇑
6 - N.d.T. : Il s'agit de titres, et pas de noms. Selon La Loubère, Le Chacry a le département de toute la police intérieure du royaume : à lui reviennent toutes les affaires des provinces : tous les gouverneurs lui rendent compte immédiatement et reçoivent immédiatement les ordres de lui. Il est le chef du Conseil d'État. (Du royaume de Siam, Paris, 1691, p.342). Quant au Phra Khlang, c'était une sorte de Premier ministre chargé tant des finances que des affaires extérieures. C'est le dignitaire que les Français appelaient barcalon dans leurs relations. ⇑
7 - Note de l'auteur : Probablement un fils du prince cambodgien qui fut adopté par le roi Phrachaï et qui prit part à la conspiration contre l'usurpateur Khun Worawongsa en 1548. ⇑
8 - Note de l'auteur : Les versions postérieures à l'époque de Bangkok de l'histoire siamoise racontent que le roi Sattha fut capturé et décapité, et que le roi Naresuan se lava les pieds dans son sang. L'auteur pense que cette histoire n'est qu'une légende, pour les raisons suivantes :
a) L'Histoire de Luang Prasoet, écrite en 1688 – moins d'un siècle après les événements –, relate la capture du prince Sri Suphanma, mais ne dit rien à propos du prince Sattha. Si le roi et le prince avaient été capturés ensemble, il aurait été absurde de ne mentionner que le prince.
b) L'histoire du Cambodge, donne une version crédible de ces événements. Elle mentionne la capture du prince Sri Suphanma, mais indique que le prince Sattha et son fils parvinrent à s'enfuir, et relate leurs aventures.
c) Antonio de Morga (Hakluyt Soc, vol. XXXIX) livre un récit complet des événements du Cambodge à cette époque, compilé par un témoin espagnol qui y prit une part active. Le récit de Morga confirme presque chaque détail de l'histoire cambodgienne. En particulier, il indique que le roi Sattha, qu'il appelle Prauncar Langara mourut à Luang Prabang avec son fils en 1596.
C'est rendre son honneur au roi Naresuan que de le disculper de cette accusation mensongère de s'être lavé les pieds dans le sang de son adversaire vaincu. ⇑
9 - Note de l'auteur : Morga raconte que beaucoup de Portugais et de Castillans se trouvaient parmi les prisonniers, ce qui provoquait des troubles. L'un deux, un moine dominicain nommé Fray Maldonado, sema l'agitation à Ayutthaya. Plusieurs de ses complices furent brûlés vifs. Lui-même put s'échapper en bateau avec d'autres Espagnols et Portugais. Ils furent poursuivis par une flotte de 40 navires armés. Un combat s'ensuivit, qui dura une semaine. Les fugitifs purent s'échapper, mais il y eut de lourdes pertes des deux côtés. Maldonado mourut de ses blessures. ⇑
10 - Note de l'auteur : Il était cousin de Nanda Bayin, et avait récemment succédé à son père, Min Khaung, frère de Bayinnaung. ⇑
11 - Note de l'auteur : L'histoire birmane affirme que les Siamois furent vaincus par le prince de Taungû. Le lecteur se forgera sa propre opinion, mais les résultats de l'expédition semblent avoir été favorables au Siam. ⇑
12 - Note de l'auteur : Manille fut fondée en 1571. Les Espagnols avaient mis le pied pour la première fois aux Philippines en 1565. ⇑
13 - Note de l'auteur : Dala : une petite ville sur l'Irawadi, en face de Rangoon. ⇑
14 - Note de l'auteur : Le récit de ces événement est emprunté à l'histoire du Cambodge, qui cependant ne mentionne nulle part l'intervention militaire siamoise. Morga (Hakluyt Soc., vol. XXXIX) confirme ces faits et indique qu'une armée de 6 000 hommes fut envoyée au Cambodge par le roi de Siam.
L'Histoire de Luang Prasoet dit : En l'année 965 (1603), l'armée de Phra Chao Faï Na vint et prit le Cambodge. Certains ont suggéré que le Phra Chao Faï Na pouvait être le fils du roi Naresuan. Les historiens contemporains, cependant, s'accordent à reconnaître que ce roi n'avait pas d'enfant. Le Phra Chao Faï Na était probablement le prince Ekathotsarot. ⇑
15 - Note de l'auteur : Le titre shan de Sawbwa est équivalent au Chao Fa siamois, qui signifie Prince céleste. Au Siam, ce titre est réservé aux fils du roi et d'une épouse de sang royal. ⇑
16 - N.d.T. : La Salouen (en français fleuve nu ou fleuve en colère) est un fleuve de Chine et de Birmanie, dont le bassin s'étend également sur la Thaïlande, le deuxième par sa longueur en Asie du Sud-Est après le Mékong, mais devant l'Irrawaddy. (Wikipédia). ⇑
17 - Note de l'auteur : Dans la plus grande discrétion. Les jeux de hasard sont interdits dans les États shans. ⇑
19 août 2019