CHAPITRE XV
Règnes des rois Borommakot, Uthumphon et Ekkathat
Destruction d'Ayutthaya

Le prince Uthumphon

Les successions des rois d'Ayutthayaอยุธยา avaient souvent occasionné des troubles, mais la plupart du temps, les conflits avaient été brefs et n'avaient pas entraîné de grosses pertes en vies humaines. Les rivalités qui suivirent la mort du roi Thaï Sraท้ายสระ furent d'un tout autre genre. Elle durèrent plusieurs jours et causèrent de grandes effusions de sang et de grandes souffrances.

Le parti du prince Aphaïอภัย était numériquement plus fort que celui de son oncle Uparatอุปราช [prince héritier]. Il avait une armée d'environ 40 000 hommes, et la plupart des hauts dignitaires le soutenaient. L'Uparat n'avait que 5 000 hommes, mais son parti était uni, tandis que celui du prince Aphaï était déchiré par des rivalités internes. De plus, l'Uparat pouvait compter sur le soutien de la plupart des habitants d'Ayutthaya.

Après des échanges de coups de feu entre les deux palais, Phraya Phra Khlangพระยาพระคลัง et Phraya Chakriพระยาจักรี, les principaux partisans du jeune prince avancèrent avec leurs forces jusque sous les murs du palais de l'Uparat. La même nuit, cependant, l'Uparat fit une sortie, repoussa les assiégeants et s'avança vers le Grand palais. Les troupes du prince Aphaï commencèrent à se retirer en grand nombre. Phraya Phra Khlang et Phraya Chakri perdirent courage et s'échappèrent du palais. Le prince Aphaï, se retrouvant presque complètement abandonné, s'enfuit de nuit, accompagné de son frère cadet, le prince Borammetปรเมศร์. Son frère aîné, le prince-prêtre NarenNarenthon : นเรนทร, qui avait refusé la Couronne, se retira dans son monastère.

Les deux fugitifs s'enfuirent par bateau, avec très peu de partisans, et se cachèrent parmi les roseaux d'un marais. Ils y restèrent pendant une semaine, mais la faim les obligea à dépêcher un émissaire de confiance pour acheter de la nourriture. Il fut reconnu, le marais fut fouillé et les princes furent capturés et ramenés à Ayutthaya, où ils subirent le sort habituel des prétendants malheureux à la Couronne. L'Uparat monta sur le trône avec le titre de Borommarachathirat IIIบรมราชาธิราชที่๓, mais il est généralement connu sous le nom de roi Borommakotบรมโกศ.

Phraya Phra Khlang et Phraya Chakri entrèrent dans les ordres. Cependant, ils furent ramenés à Ayutthaya (1) et discrètement expulsés de nuit, le roi hésitant à les traduire en justice, de peur d'offenser le clergé.

Le nouveau roi prit une terrible revanche sur ses adversaires et en fit exécuter un très grand nombre (2). Son ressentiment était tel qu'il songea même à refuser de faire incinérer la dépouille du feu roi son frère et exprima l'intention de le jeter dans le fleuve. Cependant, ses bons sentiments triomphèrent et il renonça à se venger ainsi des morts.

En 1733, les Chinois se soulevèrent et 300 d'entre eux attaquèrent le palais. Ils furent dispersés et quarante de leurs chefs furent capturés et exécutés.

Les enfants du roi Borommakot lui causèrent beaucoup de soucis. À son couronnement, sa famille était déjà très nombreuse, et à sa mort en 1756, il ne laissa pas moins de 123 enfants, quinze par ses trois reines et 108 par des épouses de rang inférieur. Son fils aîné, qui portait le titre de Kron Khun Sena Phitakกรมขุนสุเรนทรพิทักษ์, était un garçon violent et indiscipliné. Il portait une haine farouche à son cousin, le prince Naren, que le roi tenait en grande estime. Un jour que le prince Naren, qui était encore prêtre, se rendait au palais pour visiter le roi malade, Sena Phitak l'agressa sauvagement avec un poignard. Naren ne fut pas blessé, mais le roi, en apprenant cet attentat, fut si furieux qu'il ordonna que son fils fût fouetté. Le prêtre-prince intercéda pour le coupable et l'emmena même vivre dans son temple sous sa protection. Sena Phitak fut finalement gracié, mais deux de ses demi-frères, impliqués dans l'agression, furent fouettés à mort.

Le prince Sena Phitak fut nommé Maha Uparat en 1740. À cette époque, le Siam, bien que quelque peu dépeuplé, était apparemment dans un état des plus heureux et des plus prospères. Tous les historiens décrivent le règne du roi Borommakot comme l'âge d'or du royaume, et tous évoquent la magnificence de la Cour et le bonheur du peuple. Cependant, la vérité est que cette longue période de paix ne fit aucun bien au pays. Riches et pauvres, devenus oisifs et débauchés, n'étaient plus capables de supporter la guerre et la fatigue.

Pendant ce temps, en Birmanie, se produisirent des événements qui allaient avoir de graves conséquences pour le Siam. En 1734, la capitale birmane fut transférée à Ava, au grand mécontentement des Péguans qui peu à peu se désolidarisèrent du royaume. En 1737, le gouverneur birman de Pégou, Maung Tha Aung, se rebella contre Maha Thammaracha Dhipati, le roi de Birmanie, et proclama son indépendance. Il fut cependant assassiné par ses sujets en 1740. L'oncle du roi, envoyé pour gouverner Pégou, fut d'abord bien reçu, mais partagea ensuite le destin de Maung Tha Aung. Un prêtre shan, qui se prétendait descendant de la famille royale birmane, fut couronné en 1742 souverain du royaume indépendant de Pégou, avec le titre de Saming Thoh (3).

Les gouverneurs birmans de Martaban et de Tavoy, qui étaient restés fidèles à Ava, se retrouvèrent privés de tout soutien. Désespérés, ils s'enfuirent à Ayutthaya avec plusieurs centaines de partisans, et demandèrent l'asile au roi Borommakot. Ce dernier les reçut avec une grande générosité et leur procura des habitations. À partir de ce moment, sa politique devint de plus en plus pro-birmane. Il pensait probablement que le pouvoir de la Birmanie déclinait et qu'il n'était pas prudent d'encourager ou d'aider les Péguans, qui risquaient de devenir trop puissants. De plus, le nouveau roi de Pégou offensa gravement le roi Borommakot en lui demandant une princesse siamoise en mariage, afin de sceller une alliance. Le monarque siamois refusa avec indignation de marier aucune de ses filles avec un homme qu'il considérait comme un simple parvenu. Saming Thoh eut plus de chance ailleurs, car il obtint pour épouse une fille de Chao Ong Khamเจ้าองค์คำ, le prince de Chiang Maïเชียงใหม่.

En 1744, le roi de Birmanie envoya une ambassade à Ayutthaya, la première depuis plus d'un siècle, pour remercier le roi Borommakot d'avoir généreusement accueilli les fugitifs de Pégou et pour obtenir, si possible, l'aide siamoise pour soumettre les Peguans, ou, à tout le moins, une promesse de neutralité. Les envoyés birmans furent très honorablement traités et, en 1746, une ambassade siamoise reçut un accueil tout aussi chaleureux à Ava. Les émissaires siamois arrivèrent au moment opportun, car les Péguans, qui avaient capturé Prome en 1744, marchaient alors sur Ava. L'arrivée des émissaires siamois fut montée en épingle dans un rapport qui prétendait qu'une armée siamoise était sur le point de renforcer l'armée birmane. Les Péguans se retirèrent et, sur le chemin du retour, furent attaqués et défaits par les Birmans.

Le mariage de Saming Thoh avec une princesse de Chiang Maï causa sa perte. Il avait une autre épouse, fille d'un certain Phraya Dalaพระยาดาลา. Elle se plaignit d'être négligée et incita son père à comploter contre son mari. En 1746, Phraya Dala profita de l'absence de Saming Thoh lors d'une chasse à l'éléphant pour perpétrer un coup d'État. Saming Thoh fut contraint de se retirer à Chiang Maï, et Phraya Dala monta sur le trône de Pégou. Le roi en fuite, après avoir vainement tenté de reconquérir sa couronne avec l'aide d'une armée de Chiang Maï, se rendit en 1750 à Ayutthaya pour solliciter l'aide du roi Borommakot. Le ressentiment du roi de Siam envers Saming Thot ne s'était pas apaisé, et bien que le fugitif ait été bien accueilli au début, il fut bientôt jeté en prison.

Phraya Dala envoya un émissaire pour demander qu'on lui remette Saming Thoh, mais Borommakot refusa, à juste titre, d'envoyer à une mort certaine un homme qui s'était placé sous sa protection. Toutefois, comme la présence du fugitif à Ayutthaya risquait d'être encombrante, ce dernier fut embarqué dans une jonque pour être emmené en Chine. Il fut cependant débarqué sur la côte d'Annam et se rendit à Chiang Maï. En 1756, en apprenant les victoires d'Alaungpaya sur Phraya Dala, il quitta Chiang Maï avec plusieurs centaines de partisans et offrit ses services à l'usurpateur birman qui, loin de l'accueillir chaleureusement, le garda en détention jusqu'à sa mort, en 1758, date qui marqua la fin d'une carrière aussi curieuse que romantique.

En 1750, le roi Borommakot fut appelé à intervenir dans les affaires du Cambodge, où le roi Ramathibodi, qui était monté sur le trône en 1748, en avait été chassé moins d'un an plus tard par le prince Sattha, un rival appuyé par une armée cochinchinoise. Une force siamoise fut envoyée pour redresser la situation, mais le prince Ong Eng, frère du prince Sattha, offrit officiellement la soumission du royaume au Siam, et le prince Sattha fut autorisé à rester sur le trône. À sa mort, quelques mois plus tard, le roi Ramathibodi fut de nouveau couronné roi du Cambodge. Il semble qu'à cette époque, personne n'ait sérieusement contesté le droit du Siam de réglementer les successions au Cambodge.

En mars 1752, l'Uparacha de Pégou, frère de Phraya Dala, captura Ava et emmena le roi de Birmanie prisonnier à Hanthawadi (4). La Birmanie entière tomba ainsi sous le joug du roi Phraya Dala, et sembla avoir définitivement perdu sa puissance. Toutefois, un petit chef birman du village de Moksobo (aujourd'hui appelé Shwebo), leva l'étendard de la révolte. En peu de temps, cet homme, connu sous son titre présumé d'Alaungpaya, leva une armée de 500 000 hommes. En décembre 1753, il reprit Ava, et en mai 1757, il captura Hanthawadi et se saisit de Phraya Dala, rétablissant ainsi la suprématie birmane et mettant fin à la courte existence du royaume péguan.

Pendant que ces troubles agitaient la Birmanie, le roi Borommakot se consacrait aux affaires religieuses et domestiques. En 1753, le roi de Ceylan envoya une ambassade à Ayutthaya pour demander l'envoi de prêtres siamois afin de purifier et de réformer le clergé de son royaume, devenu très décadent et corrompu. Borommakot, flatté de ce compliment rendu à la pureté religieuse du Siam, et à lui-même, en tant que monarque bouddhiste, reçut ces ambassadeurs en grande pompe et envoya une délégation de quinze prêtres à Ceylan. À leur retour, ils se félicitèrent d'avoir parfaitement rempli leur mission de purification et de réforme. Le chef de cette mission était un moine nommé Upaliอุบาลี. La plupart des moines bouddhistes de Ceylan appartiennent aujourd'hui à la secte appelée Upaliwong, ou Sayamwong, qui doit son origine à la mission du roi Borommakot.

En avril 1756, Borommakot découvrit que son fils aîné, le prince héritier, menait une intrigue amoureuse avec deux de ses propres épouses. Sa fureur fut telle qu'il ordonna que l'Uparat fût flagellé 230 fois. Il mourut après le 180ème coup. Les épouses coupables furent également fouettées à mort.

Le roi n'avait plus que deux fils du premier rang, le prince Ekkathatเอกทัศ et le prince Uthumphonอุทุมพร. Malgré les pressions et les prières, il refusa absolument de désigner Ekkathat pour lui succéder, le considérant incapable de diriger le royaume. De plus, ce prince était affligé d'une maladie de peau, peut-être la lèpre, qui le défigurait. Son frère, le prince Uthumphon était un homme intelligent et studieux, très religieux et fort aimé du peuple. C'est donc lui qui fut nommé Uparat.

Le roi Borommakot mourut en mai 1758, à l'âge de 77 ans, après 26 ans de règne. Il fut l'un des meilleurs rois d'Ayutthaya. Amoureux de la paix, il réussit, tout au long de son règne, à n'impliquer son royaume dans aucune guerre importante. Son peuple était prospère et heureux, et les voleurs et les malandrins avaient presque disparu du Siam. On disait qu'il était inutile à cette époque d'avoir une clôture autour de sa maison. Bien qu'il fût capable d'une grande sévérité lorsqu'il était offensé, Borommakot était d'une nature bienveillante et miséricordieuse, enjouée et aimant la gaieté. Chaque année, pendant la saison du battage, il avait l'habitude de s'installer dans les champs avec toute sa Cour, et de se divertir des danses et des chants populaires, des courses de poneys et de toutes sortes de jeux paysans.

Le roi Borommakot promulgua de nombreuses lois pendant son règne, mais peu d'entre elles présentent aujourd'hui un grand intérêt. Il était intransigeant envers les voleurs d'éléphants et de bétail et les faisait tatouer sur la main et sur le front lors de la première infraction, et mutiler en cas de récidive. Le vol de bétail est très répandu au Siam à l'heure actuelle. Remettre en vigueur la loi du roi Borommakot pourrait être bénéfique.

Le prince Uthumphon (5) succéda à son père. Il est généralement connu dans l'histoire siamoise sous le surnom de Dok Madüaดอกมะเดื่อ (Fleur de figuier). Son premier acte fut d'ordonner l'exécution de trois de ses demi-frères, qui rassemblaient de grandes bandes de partisans armés et semblaient préparer une rébellion.

La position du nouveau roi était très précaire. Son frère aîné, le prince Ekkathat, soutenu par de nombreux partisans, intervenait constamment dans les moindres affaires. Après la crémation de son père, il abdiqua et se retira dans le temple Wat Praduวัดประดู่ qu'il avait lui-même fait construire. Son règne n'avait duré que trois mois.

L'abdication du roi Uthumphon fut un grand malheur pour le Siam. Son frère, Ekkathat, qui prit le titre de Borommaracha Vบรมราชาที่๕ (6), était un homme peu intelligent et sans caractère. Dans un livre écrit seulement vingt-deux ans après sa mort, il est décrit comme dénué d'intelligence, instable, indécis, négligent dans ses devoirs royaux, ne discernant pas le bien et le mal, bref, absolument incapable de guider son pays à travers les périls qui devaient l'accabler. En outre, l'existence simultanée d'un roi et d'un ex-roi provoqua la division au moment même où l'union était la plus nécessaire.

Le roi Ekkathat dans le film Naresuan, le souverain du Siam, de Chatrichalerm Yukol

Le règne du roi Ekkathat commença plutôt bien. Il fit construire plusieurs nouveaux temples et pagodes et promulgua une loi normalisant la monnaie du royaume, ainsi que les poids et mesures.

Un complot fut presque immédiatement lancé pour remettre le roi Uthumphon sur le trône. Son chef était un demi-frère du roi, le prince Thep Phiphitเทพพิพิธ. Sa conspiration fut révélée par l'ex-roi lui-même, sous la promesse d'épargner la vie des conspirateurs. Les complices furent fouettés et emprisonnés et le prince Thep Phiphit fut exilé à Ceylan. Entièrement occupé à réprimer ces intrigues internes, Le roi Ekkathat ne s'inquiéta jamais des menaces qui se précisaient de l'autre côté de la frontière, ni des succès répétés de l'usurpateur birman.

Les causes de la guerre qui éclata entre la Birmanie et le Siam en 1759 ont été analysées de bien des façons différentes. La vérité semble être qu'il n'existait aucune raison objective, si ce n'est l'ambition d'Alaungpaya. Le plus prestigieux de ses prédécesseurs avait soumis le Siam et les États lao et il n'acceptait pas l'existence de royaumes indépendants à ses frontières. En 1759, il persuada Nanน่าน, Chiang Saenเชียงแสน, Phayaoพะเยา et la plupart des autres États lao de reconnaître sa suzeraineté. Seuls Chiang Maï (qui, sous le prince Ong Kham, se maintenait dans une indépendance précaire) et Ayutthaya ignorèrent les prétentions du parvenu birman. Il fallait donc, pensait Alaungpaya, les soumettre par la force.

Au début de 1759, des rebelles péguans, qui avaient lancé une attaque sur Syriam, s'échappèrent sur un navire français que le mauvais temps obligea à faire escale dans le port siamois de Ténassérim. Les Birmans demandèrent la reddition du navire. Les Siamois refusèrent et lui permirent de poursuivre sa route. Le motif était suffisant pour déclarer la guerre. Un autre prétexte fut fourni par la fuite à Ténassérim de certains habitants rebelles de Tavoy qui avaient été capturés par les Birmans la même année. Le fils d'Alaungpaya, Mangra, et son général, Mingaing Nohrata, envahirent aussitôt le Siam. Le monarque birman lui-même suivait de près avec une puissante armée. Faiblement défendu, Ténassérim tomba aussitôt. Les Birmans traversèrent la péninsule et commencèrent à avancer vers le nord.

Au Siam, personne ne semblait avoir réalisé qu'une invasion par le sud était possible. Le plan birman était en fait très téméraire, car il impliquait de marcher pendant plusieurs jours entre la mer à droite et une haute chaîne de montagnes à gauche. Heureusement pour les Birmans, les Siamois s'attendaient à ce que l'ennemi passe par l'un des itinéraires frontaliers habituels, et trois armées furent envoyées pour protéger les points vulnérables de la frontière ouest. Toutefois, une armée de 20 000 hommes, dirigée par Phraya Yommaratพระยายมราช, fut envoyée dans la péninsule et aurait dû être en mesure de retenir les Birmans. Elle fut défaite près de Kuiburiกุยบุรี et, avant même que le danger n'apparaisse clairement, Phetchaburiเพชรบุรี et Ratburiราชบุรี avaient été capturés et Alaungpaya était campé à moins de soixante-dix kilomètres de la capitale.

La facilité avec laquelle cette invasion fut menée était due en partie aux erreurs des chefs militaires et au fait que les Siamois n'étaient plus habitués à la guerre. Depuis l'invasion si peu glorieuse du Cambodge en 1717, ils n'avaient eu à mener aucun combat sérieux.

La consternation régna à Ayutthaya. Le roi fut blâmé pour son manque de prévoyance et contraint d'abdiquer. Le roi-prêtre, Uthumphon, fut rappelé et reprit les rênes du pouvoir, mais il était trop tard pour faire autre chose que de préparer en hâte la ville à un siège.

La première attaque birmane fut repoussée, mais en avril 1760, Alaungpaya reçut des renforts et fut en capacité d'investir la ville. Il tenta de persuader les siamois de se rendre en affirmant qu'il était un Bodisatra, un Bouddha en puissance, désigné par le ciel pour réformer la religion bouddhiste. On se moqua de ses prétentions impies.

Le siège dura un mois. En mai 1760, les Birmans placèrent un grand canon sur un monticule dans le but de tirer à l'intérieur du palais du roi de Siam. Alaungpaya lui-même en supervisa le chargement. Le canon explosa et l'usurpateur fut grièvement blessé (7).

Même avant cet accident, Alaungpaya avait envisagé de renoncer au siège, n'étant pas prêt pour mener une longue campagne, et redoutant l'arrivée des pluies qui avaient été si désastreuses pour le roi Tabeng Shwe Thi en 1559.

La cause de la blessure du roi fut dissimulée, mais des ordres furent donnés pour que l'armée se retire en Birmanie par la route de Melamao. Le monarque mourant fut emporté dans une litière au milieu de ses troupes démoralisées et harcelées par les Siamois. Il mourut en mai 1760 à Taikkala, juste avant d'atteindre la rivière Salween. Il n'avait que 45 ans. Il pouvait être fier du début de son règne, mais il se déshonora en menant une attaque injuste contre un voisin pacifique, et se rendit ridicule par ses prétentions religieuses.

Le danger par lequel ils étaient passés n'avait pas enseigné aux Siamois la nécessité de l'union. Le roi Uthumphon, qui pensait avoir repris durablement la Couronne, se trouva bientôt en butte aux intrigues de son frère et, en 1762 (8), craignant que sa vie ne fût en danger, il se retira à nouveau dans son monastère.

L'indifférence des Siamois devant le péril birman fut encore confortée par les difficultés que rencontra Manglok (9), fils aîné et successeur d'Alaungpaya. Des insurrections éclatèrent de tous les côtés, et pendant deux ans, il fut forcé de se battre pour conserver son trône. Cependant, en 1762, tout le royaume se trouva sous son contrôle, à l'exception de Tavoy, qui était gouverné par un certain Huit'ongcha.

En 1763, les Birmans attaquèrent Chiang Maï, qu'ils considéraient comme une simple province rebelle. Le gouverneur de Lamphunลำพูน s'enfuit à Phichaïพิชัย et, de concert avec le nouveau prince de Chiang Maï qui avait succédé à son frère Chao Ong Kham l'année précédente, il fit appel au roi Ekkathat pour obtenir de l'aide. Une armée commandée par Phraya Phitsanulokพระยาพิษณุโลก fut envoyée vers le nord, mais elle arriva trop tard. Chiang Maï était tombé (juillet 1763) et Aphaï Khamini, un général birman, avait été nommé gouverneur. Plus tard dans la même année, les Birmans capturèrent Luang Prabangหลวงพระบาง.

Devant l'influence birmane qui s'étendait alors à l'ensemble des États lao, le roi Ekkathat aurait été bien inspiré d'adopter une attitude conciliante. Au lieu de cela, recevant une ambassade de Huit'ongcha, le gouverneur de Tavoy, il accepta de devenir suzerain de cette province birmane révoltée, la prenant ainsi officiellement sous sa protection sous le prétexte qu'elle avait autrefois appartenu au Siam.

Tavoy ne jouit pas longtemps de la protection du Siam. En novembre 1763, le roi Manglok de Birmanie mourut après un règne de trois ans seulement. Mangra (10), son frère cadet, lui succéda et se prépara aussitôt à soumettre la ville, qui fut capturée sans grande difficulté par son général, Maha Nohrata (11). Le gouverneur rebelle s'enfuit à Mergui et les Siamois refusèrent de le livrer. Le Siam fut à nouveau envahi et Mergui et Tenasserim occupés. Les Birmans investirent ensuite tous les États de la péninsule siamoise, rencontrant peu de résistance, jusqu'à leur arrivée à Phetchaburi, où ils furent arrêtés par une armée commandée par Phraya Takพระยาตาก, un général chinois mieux connu sous le nom de Phraya Taksinพระยาตากสิน (12), qui deviendra roi de Siam. Ils firent retraite vers Ténassérim.

Lors de la prise de Tenasserim, Huit'ongcha, le gouverneur rebelle de Tavoy, s'enfuit accompagné du prince Thep Phiphit, rentré de son exil à Ceylan. Le roi Ekkathat les fit tous deux arrêter, et le prince Thep Phiphit fut envoyé en détention à Chantaburiจันทบุรี.

Chiang Maï et Luang Prabang tombèrent sans grande résistance et la possibilité d'une invasion du Siam par le sud ayant été démontrée à deux reprises, le roi Mangra décida d'utiliser ses armées du nord et du sud pour prendre Ayutthaya en tenaille. En même temps, il leva une troisième armée pour envahir le Siam par la route des Trois Pagodes.

Le Siam connut un répit de presque un an en raison d'une rébellion à Chiang Maï, qui entraîna la fuite du gouverneur birman. Toutefois, à la fin de 1764, l'insurrection fut matée et en juin 1765, deux armées birmanes de 5 000 hommes chacune quittèrent Chiang Maï, l'une marchant vers le sud, et l'autre traversant la frontière à l'ouest.

À l'égard de la population siamoise, les Birmans adoptèrent une politique de terreur. Chaque ville ou village offrant la moindre résistance était impitoyablement rasé, et ses habitants étaient soit massacrés, soit faits esclaves, sans distinction d'âge ou de sexe. En conséquence, la plupart des gens s'enfuyaient dans la jungle à l'approche de l'armée birmane.

L'armée du Sud quitta Ténassérim en octobre 1765 et appliqua les mêmes méthodes. À la fin du mois de novembre, elle occupa Phetchaburi et Ratburi sans avoir rencontré de véritable opposition. Au cours du même mois, l'armée du nord, dont les effectifs avaient été considérablement renforcés par les prisonniers faits à Chiang Maï, Luang Prabang et d'autres États lao, occupa Phichaï, Rahengระแหง, Sawankhalokสวรรคโลก et Sukhothaïสุโขทัย, faisant fuir la plupart des habitants sur son passage.

Phitsanulokพิษณุโลก était alors le théâtre d'une guerre civile entre le gouverneur et le prince Chitจิตร, cousin rebelle du roi Ekkathat. Le gouverneur prit le dessus et tua le prince, ce qui l'encouragea à défier les Birmans. Ces derniers décidèrent – provisoirement – de ne pas l'attaquer.

En décembre 1765, les Birmans assaillirent Thanaburiธนบุรี (Bangkok). Un capitaine de vaisseau anglais nommé Pauni (13), qui s'était insinué dans les bonnes grâces du roi Ekkathat en lui offrant un lion et un oiseau rare, assura la défense de ville et réussit à infliger de grands dommages aux Birmans. Cependant, quand il vit son navire exposé aux canons d'un des forts qui venait d'être pris par l'ennemi, Pauni se retira à Nonthaburiนนทบุรี. Là, il continua sa courageuse résistance. Les Birmans le poussèrent, par ruse, à envoyer une patrouille à terre, qui tomba une embuscade. Un Anglais perdit la vie dans l'engagement (14).

Pauni demanda des munitions qui lui furent refusées, car le roi prenait ombrage de ses succès et le peuple commençait à voir en lui un second Phaulkon. Alors le brave capitaine anglais se retira, laissant à son destin le monarque ingrat pour lequel il avait risqué sa vie. Nonthaburi tomba, et en février 1766, les Birmans étaient à nouveau sous les murs d'Ayutthaya.

Alors que son pays était dévasté au nord et au sud et que ses sujets étaient massacrés ou réduits en esclavage, le roi Ekkathat, plus incompétent et débauché que jamais, réalisait à peine le danger dans lequel il se trouvait. Ce n'est qu'à la vue des assiégeants birmans près des murs de sa ville qu'il prit conscience de la situation et déploya des efforts fébriles pour défendre la capitale. Mais même à ce moment critique, il faisait davantage confiance aux charmes magiques, amulettes et gris-gris de toutes sortes qu'aux armes, et son peuple, encouragé par cet exemple, perdait son temps à chercher des talismans pour se rendre invisibles ou invulnérables.

Les armées birmanes du nord et du sud ne comptaient probablement pas plus de 40 000 hommes, et le Siam aurait dû être en mesure de leur tenir tête. Pourquoi alors une résistance si faible ? La lâcheté, dit Turpin, et cette même accusation fut portée par des historiens plus modernes. Mais quiconque connaît vraiment le Siam ne peut croire que les Siamois soient des lâches. Pour le courage, ils peuvent supporter la comparaison avec n'importe quel autre peuple oriental. C'est la mauvaise gestion, la désunion et la léthargie des dirigeants qui ont fait du Siam une proie facile pour les Birmans. Avec un monarque tel que le roi Naresuanนเรศวร en face d'eux, ils n'auraient même jamais atteint les murs d'Ayutthaya.

Affiche du film Bang Rachan, de Tanit Jitnukul (2000)

Cependant, il ne faut pas croire que les Birmans eurent la tâche facile. Une armée siamoise de guérilla d'environ 5 000 hommes, dirigée par des hommes du peuple, résista pendant plusieurs mois dans le secteur du village de Bang Rachanบางระจัน. Ce n'est qu'après sept assauts, entraînant de très lourdes pertes, qu'ils furent finalement dispersés. En outre, au cours des premiers mois du siège, de nombreuses sorties furent tentées contre les envahisseurs, dans lesquelles les chrétiens de la ville jouèrent un rôle de premier plan. Parfois, les Siamois remportèrent quelques succès, causèrent quelques pertes à l'ennemi, mais aucun dommage vraiment décisif ne lui fut infligé.

En mai 1766, une armée birmane de 3 000 hommes dut être levée pour faire face au prince Thep Phiphit, qui avait quitté la prêtrise et s'était établi à Prachin à la tête d'environ 10 000 partisans. Vaincu, il s'enfuit à Khorat.

Les Siamois avaient espéré que les pluies forceraient les Birmans à se retirer, mais cet espoir fut déçu. Des forteresses furent construites sur toutes les éminences autour d'Ayutthaya, et les envahisseurs réquisitionnèrent un grand nombre de bateaux afin de poursuivre le siège malgré les inondations.

En septembre 1766, les Birmans s'emparèrent d'une position stratégique à environ un kilomètre de la ville, menaçant le quartier chrétien et le comptoir de la Compagnie hollandaise des Indes orientales. Les chrétiens, assistés de quelques troupes chinoises, tentèrent désespérément de défendre leur territoire, mais en décembre, leur quartier et l'enceinte hollandaise tombèrent aux mains de l'ennemi. Peu de temps auparavant, une dernière tentative de sortie de grande ampleur fut entreprise. Une flottille de bateaux fut armée pour attaquer les forts birmans, qui devaient ressembler à ce moment-là à des îles au milieu du pays inondé. Il y avait 160 bateaux, chacun avec trois canons à bord, et une armée de 6 000 hommes, sous le commandement de Phraya Phetchaburi et de Phraya Taksin. L'opération se solda par une autre défaite. Phraya Phetchaburi fut tué au combat, avec un grand nombre de ses hommes, et les débris de sa flotte dispersée regagnèrent difficilement Ayutthaya.

Phraya Taksin ne prit aucune part active à cette bataille et, à son retour à Ayutthaya, il fut accusé de n'avoir apporté aucune aide à Phraya Phitsanulok. Il tomba en disgrâce et peu de temps après, il provoqua de nouveau le courroux du roi en tirant sur l'ennemi avec le plus gros canon de la capitale, sans en avoir obtenu au préalable l'autorisation royale, car un ordre absurde avait été donné selon lequel aucun des canons ne devait être déchargé sous peine de sanction. Phraya Taksin s'enfuit de la ville condamnée avec 500 partisans. Les Birmans pouvaient alors difficilement soupçonner que cette petite armée méprisable allait devenir une force capable de libérer le Siam de leur joug.

À la fin de la saison des pluies, les Birmans reçurent des renforts et, à partir de ce moment, les Siamois n'opposèrent plus qu'une faible résistance. Les forts, l'un après l'autre, tombèrent entre les mains de l'ennemi et l'intérieur de la ville devint une cible facile pour les canons birmans. Les habitants misérables étaient presque affamés, et comme si la famine ne suffisait pas, une épidémie éclata. Les rues furent jonchées de cadavres, que les chiens errants dévoraient. Pour ajouter encore au malheur des assiégés, un grand incendie se déclara le 7 janvier 1767, qui consuma 10 000 maisons.

Maha Nohrata, le général birman, mourut au début de 1767, mais les espoirs que les Siamois pouvaient fonder sur cet événement furent vains. Voyant désormais le succès à leur portée, les Birmans poursuivirent le siège.

Comprenant que tout était perdu, le roi Ekkathat proposa de livrer sa capitale et de devenir vassal du roi de Birmanie. On lui répondit que seule une reddition sans condition pouvait être envisagée. Avec l'énergie du désespoir, les Siamois réussirent à tenir encore trois mois, mais le mardi 7 avril 1767, les assiégeants lancèrent un assaut décisif. Ils allumèrent des feux contre les murs et tirèrent simultanément de tous leurs canons depuis les forts environnants. Enfin, une brèche fut ouverte, les Birmans s'y frayèrent un chemin et la ville tomba entre leurs mains après un siège de quatorze mois.

Les vainqueurs se comportèrent en véritables vandales. Le palais, les bâtiments principaux et des milliers de maisons furent bientôt la proie des flammes, et dans leur soif sacrilège de destruction, ils n'épargnèrent pas même les temples consacrés au culte de leurs propres divinités. Les plus belles et les plus grandes statues de Bouddha furent découpées en morceaux, et beaucoup d'entre elles furent brûlées afin de récupérer la feuille d'or qui les recouvrait. Le seul mot d'ordre était : pillage, et encore pillage. Des hommes, des femmes, des enfants furent fouettés et torturés pour leur faire révéler les cachettes où étaient dissimulés leurs trésors ou leurs économies.

Le roi Ekkathat s'enfuit de son palais à bord d'un petit bateau. Sa fin reste mal connue. Certains disent qu'il erra dans la jungle et mourut de faim et d'insolation. L'histoire birmane prétend qu'un frère du roi reconnut ses restes mutilés au milieu d'un monceau de morts à l'une des portes de la ville. Dans les deux cas, et aussi indigne fût-il, c'était une fin bien misérable pour le successeur de tant de grands rois.

L'ex-roi Uthumphon fut arraché de son temple et emmené prisonnier en Birmanie, où il mit fin à ses jours en 1796. Parmi ses compagnons de captivité se trouvaient la plupart des membres de la famille royale, des centaines de dignitaires, des soldats et des paysans, pour un chiffre estimé entre 30 000 et 200 000 captifs.

Une grande quantité de richesses, tels que de l'or et des bijoux, fut découverte dans le palais, avec quantité d'armes et de munitions. Seuls les fusils et les canons les meilleurs et les plus curieux furent emportés en Birmanie. Les autres furent détruits ou jetés dans la rivière.

Ainsi tomba Ayutthaya, 417 ans après sa fondation par le roi Ramathibodi Iรามาธิบดีที่๑. En 1568, la ville fut prise par traîtrise, en 1767, elle fut détruite à cause de l'incompétence et de la corruption de ses dirigeants. On peut voir aujourd'hui une nouvelle ville, mais l'ancienne Ayutthaya ne fut jamais reconstruite. C'est encore un amas de ruines sur lesquelles la jungle tropicale s'étend comme un manteau vert, comme pour dissimuler à la vue du ciel le travail de destruction des Birmans.

Parmi tous les trésors irremplaçables, presque tous les documents écrits du royaume furent brûlés et, pendant de nombreuses années, il sembla que toute trace de l'histoire du Siam avait disparu. Mais plus tard, les rois s'efforcèrent d'en rassembler et d'en reconstituer les fragments éparpillés, et, petit à petit, ils reconstituèrent l'histoire de l'ancienne capitale, une histoire remplie de lacunes et d'erreurs, parmi quelques bribes de vérité.

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NOTES

1 - Note de l'auteur : Turpin dit qu'ils revinrent protégés par leur robe de prêtre. 

2 - Note de l'auteur : Selon Turpin, la répression fit plus de morts que les combats. 

3 - Note de l'auteur : Ou Mintara. 

4 - Note de l'auteur : Selon l'histoire birmane, le roi d'Ava fut exécuté en 1754 pour avoir conspiré contre Phraya Dala. Toutefois, une chronique de Pégou indique qu'il vivait encore en 1757 et mourut de chagrin durant le siège d'Hanthawadi par Alaungpaya. 

5 - Note de l'auteur : Dans la Relation de Khun Luang Ha Wat, livre qu'on suppose avoir été dicté par ce roi lui-même, il est toujours appelé Uthumphon. 

6 - N.d.T. : Il s'agit sans doute d'une erreur. Dans l'histoire officielle siamoise, Ekkathat porte le titre de Borommaracha III. 

7 - Note de l'auteur : L'histoire birmane ne mentionne pas ce fait, mais affirme que la maladie d'Alaungpaya était due à un furoncle ou à un anthrax. 

8 - Note de l'auteur : C'est la date donnée par Turpin. Le Phongsawadan date cette seconde abdication en juillet 1760. 

9 - Note de l'auteur : Connu en Birmanie sous le nom de Naung-doa-gyi. 

10 - Note de l'auteur : Appelé roi Sri Suthammaracha Dhipati. Hsinbushin dans l'Histoire de Harvey. 

11 - Note de l'auteur : Il s'agissait d'un nouveau Maha Nohrata. Le général qui portait ce titre précédemment s'était rebellé et avait été tué au début de l'année 1763. 

12 - Note de l'auteur : Son nom était Sin, et il avait été gouverneur de Tak, près de Raheng. Les auteurs européens joignirent son nom à son titre. 

13 - Note de l'auteur : C'est le nom donné par Turpin. Les auteurs siamois l'appellent Alangka Puni. 

14 - Note de l'auteur : Ceci est repris de Turpin, qui écrivait seulement quelques années plus tard et tirait ses informations des jésuites, qui n'étaient certainement pas pro-Anglais. 

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19 août 2019