CHAPITRE II
Le Siam avant l'établissement des colonies thaïes
Dans le chapitre précédent, nous avons vu les Thaïs à Nanchao, leur territoire d'origine, puis nous les avons vus migrer vers le sud, sous la pression des Chinois. Mais quelle sorte de pays était le Siam à l'époque de ces premiers colons ?
Bien avant l'aube de l'histoire, les premiers habitants du Siam devaient être très semblables aux troglodytes d'Europe. On déterre régulièrement des armes et de vieux outils en silex qui ressemblent à ceux fabriqués par les hommes primitifs du monde entier. Nous ne pouvons pas nous représenter clairement ceux qui ont fabriqué ces objets.
Plus tard, le Siam fut habité par deux ethnies dont on peut encore voir les descendants. Au sud, vivait une population prognathique à cheveux bouclés, de type négrito ou indonésien. Quelques-uns d'entre eux, aujourd'hui connus sous le nom de Sakais, vont toujours errants, nus et malpropres, dans les forêts de la péninsule malaise. Depuis des siècles, leurs descendants siamois et malais, plus cultivés, les considèrent comme de simples animaux. Sir Hugh Clifford, dans un langage réaliste, a décrit la chasse annuelle organisée à Sakai par un ancien sultan de Pahang.
Une ascendance de sang sakai se trouve probablement parmi les habitants siamois de la péninsule malaise. On y voit souvent des cheveux frisés, rares chez les hommes de pure souche thaïe, et l'on dit que le curieux accent chantant et l'élocution heurtée qu'on y entend présentent quelque ressemblance avec le langage sakai.
Pour leur part, les Was ou Lawas s'étaient établis dans le nord du Siam, et contrairement aux Sakais, avaient échappé à une quasi extermination. Ils habitent encore plusieurs grands territoires au nord de la Birmanie, où ils sont divisés en primitifs et en civilisés (1). Les premiers sont réputés pour leur coutume de récupérer des têtes humaines et de décorer les approches de leurs villages avec des rangées de crânes. Les civilisés des États shans et leurs frères, les Lawas de Siam, ont depuis longtemps abandonné ces pratiques macabres et vivent pacifiquement dans leurs villages de montagne, où ils sont cultivateurs ou chasseurs. La plupart des Lawas du Siam sont maintenant bouddhistes (2). Les Was et les Lawas sont plutôt grands, de teint clair, de physionomie et de manières généralement agréables. Les Laos actuels, ou Thaïs du nord du Siam, présentent des traits évidents de filiation Lawa (3).
Plusieurs centaines, voire plusieurs milliers d'années avant l'ère chrétienne, les Khmers, s'installèrent dans le sud du Siam et en chassèrent peu à peu les autochtones négritos (les Sakais), les exterminant presque. Leur origine reste incertaine, mais ils appartenaient à une lignée qui compte maintenant plusieurs millions de descendants dans la péninsule indochinoise. Les Cambodgiens sont les descendants directs des Khmers, ainsi que les Môns ou les Talaings de Pégou, les Khamuks du Laos français, les Khas, et d'autres petites tribus des États shans, qui tous sont issus de la même souche.
Ces Khmers, quelle que soit leur origine, s'installèrent à l'époque préhistorique sur toute la côte, de l'embouchure de l'Irrawaddy à l'embouchure du Mékong. À en juger par leurs descendants contemporains, ils étaient de taille relativement petite, de teint plus foncé que les Lawas ou les Was, et d'apparence un peu efféminée. Les premiers colons khmers, ainsi que les Lawas du nord du pays, étaient animistes et n'ont laissé aucun édifice en pierre ou en brique. Ils étaient probablement illettrés et incultes. La civilisation khmère, dont les vestiges ont tellement étonné tous les historiens, était d'origine purement indienne. Il n'est pas possible de dire avec certitude quand les premiers colons indiens sont venus au Siam ou au Cambodge, mais rien ne permet de supposer qu'aucun des vestiges de leurs monuments remonte à l'époque prébouddhiste. Il faut noter que, même en Inde, les monuments les plus anciens sont d'origine bouddhiste et non brahmanique (4).
Avant de se convertir au bouddhisme, le roi Asoka, célèbre souverain de Magadha, avait envahi le pays de Kalinga, dans le sud de l'Inde. Selon une inscription rupestre, plus de cent mille habitants de Kalinga furent faits prisonniers au cours de cette campagne et un grand nombre d'entre eux furent tués.
Toutes les inscriptions rupestres découvertes dans les régions peuplées par les Khmers sont de pure origine indienne du Sud, tant par l'alphabet que par la langue. On peut supposer que le premier grand afflux d'Indiens dans ces régions date de l'époque de l'invasion de Kalinga par le roi Asoka et que les colons étaient des indigènes de Kalinga. Quelques années plus tard, ces Indiens ont probablement formé des colonies le long des côtes des pays aujourd'hui connus sous les noms de Pégou, Siam, Cambodge et Cochinchine.
Quelque temps après la conquête de Kalinga, le roi Asoka se convertit avec ferveur au bouddhisme. En 307 av. J.-C., il présida un grand concile à Pataliputta, à l'occasion duquel le clergé fut purgé des nombreux abus qui s'y étaient glissés et un grand effort apostolique fut entrepris pour répandre la foi dans les pays étrangers.
Le Mahavamsa (5) donne une liste de dix prêtres missionnaires que le roi Asoka dépêcha dans diverses parties du monde. Parmi eux se trouvaient les moines Sonaโสณเถระ et Uttaraอุตตรเถระ, qui furent envoyés dans le pays de Suwannamphumสุวรรณภูมิ (6). Dans ses travaux sur le bouddhisme, le professeur Rhys Davids localise Suwannaphum dans la région qui s'étend de Pégou à la péninsule malaise. Ce sujet suscita de nombreuses controverses, certains historien affirmant que Suwannaphum était Pégou, d'autres le situant dans le sud du Siam. La position exacte de l'original Suwannaphum reste une énigme. Il est certain qu'il se trouvait quelque part dans la péninsule indochinoise et que l'Église bouddhiste qui y fut fondée étendit progressivement son magistère au Siam, à la Birmanie et au Cambodge.
Un autre sujet de controverse est de savoir lequel, du brahmanisme ou du bouddhisme, fut introduit le premier au Siam. Il est possible qu'il y ait eu, à l'époque prébouddhique, des colons indiens qui professaient le brahmanisme, toutefois cette religion n'a pas, et n'a jamais eu de vocation missionnaire. Le bouddhisme primitif, au contraire, était très actif dans les pratiques apostoliques, ce qui nous laisse penser que ce fut la première religion étrangère adoptée par les Môn-Khmers.
Vers la fin du premier siècle de l'ère chrétienne, un certain roi Kanishkaกนิษกะ régnait sur le royaume de Gandharaคันธาระ, dans le nord de l'Inde et avait établi sa capitale à Purushapura (Peshawar). Fervent bouddhiste, comme le roi Asoka, il convoqua un concile qui adopta le sanskrit comme langue religieuse officielle et introduisit un grand nombre d'innovations, tant dans la doctrine que dans la liturgie. Ce concile eut pour résultat la division du monde bouddhiste en deux obédiences : ceux du nord de l'Inde suivirent le Mahayanaมหายาน, ou Grand Véhicule, ceux du sud restèrent fidèles à l'enseignement originel de Bouddha, appelé Hinayanaหีนยาน, ou Petit Véhicule. Parmi les bouddhistes d'aujourd'hui, les Népalais, les Tibétains, les Chinois, les Japonais et les Annamites suivent diverses formes du Mahayana. Les Birmans, les Siamois et les Cambodgiens adhèrent au Hinayana.
Le roi Kanishka, comme le roi Asoka, envoya des missionnaires prêcher le nouveau credo mahayana dans les pays étrangers. Dans beaucoup d'anciennes villes d'Indochine, par exemple à Nakon Pathomนครปฐม (également appelé Phra Pathom) au Siam et à Thaton en Birmanie, on a découvert des représentations de Bouddha traçant avec un doigt et un pouce un cercle symbolisant la roue de la loiThammachakra : ธรรมจักร
. Ce sont des représentations mahayana, et le fait qu'elles aient été découvertes au Siam et en Birmanie montre que ces pays avaient déjà été convertis à cette doctrine.
On ignore de quand datent les premiers vestiges architecturaux bouddhiques au Siam. Le prince Damrong et d'autres historiens estiment que le stupaChedi en Thaïlande : เจดีย์
original sur lequel a été construite la grande pagode de Nakhon Pathom remonte à l'époque du roi Asoka. D'autres l'estiment beaucoup plus tardif.
Après la mort du roi Kanishka de Gandhara, le bouddhisme dégénéra peu à peu en Inde sous l'influence du brahmanisme, et même dans les régions où il résistait, il se dégrada en raison de l'introduction de toutes sortes de cérémonies et de superstitions brahmaniques.
En l'an 629, Hioun Tsang, un moine chinois voyageant en Inde pour y étudier la religion, rapporta qu'il avait rencontré un roi nommé Shiladitya, souverain de Kanyakubja (aujourd'hui connu sous le nom de Kânnauj) et fervent bouddhiste. Ce monarque tint un concile auquel assistèrent à la fois des prêtres brahmanes et bouddhistes. Il envoya également des missionnaires dans des pays étrangers. Ceux-ci firent sans doute quelques disciples au Siam, des statues remontant à cette période ayant été découvertes à Nakhon Pathom, Nakon Sri Thammaratนครนครศรีธรรมราช et dans d'autres régions.
Avec le temps, on peut supposer que parmi les Khmers du Siam, comme en Inde, la religion du peuple consista en un amalgame de bouddhisme du nord et du sud mâtiné de brahmanisme. Alors que le bouddhisme déclinait en Inde, il est probable qu'il périclitait également chez les Khmers. Quoi qu'il en soit, il est établi que les premiers rois khmers que nous connaissons étaient brahmanistes. Cette lignée de rois, vraisemblablement d'origine indienne, commença à régner au début du VIIe siècle. Le huitième monarque de cette dynastie, nommé Jayavarman IIชัยวรมันที่๒, qui régna pendant plus de soixante ans (de 802 à 869 après J.-C.), fut le bâtisseur du célèbre temple de pierre d'Angkor Thom (7), et l'un de ses successeurs, Suryavarman IIสุริยวรมันที่๒, bâtit le temple plus illustre encore d'Angkor Vat, vers environ 1100 après J.-C.
Tous ces rois du Cambodge n'étaient donc pas des bouddhistes, mais des brahmanes qui dédiaient leurs temples au culte des divinités indiennes. On doit prendre avec réserve l'affirmation selon laquelle ces immenses édifices, dont les vestiges émerveillent tous les visiteurs, furent construits sous un monarque particulier. Leur édification demanda probablement des siècles. Sir Hugh Clifford a brossé un tableau magnifique des misérables serfs khmers trimant de génération en génération pour achever ces temples brahmanes pour leurs souverains et leurs despotes indiens (8). Et le travail ne fut jamais terminé. Comme nous le verrons au chapitre IV, le pouvoir des rois cambodgiens fut tellement miné par les immigrants thaïs venus du nord, qu'ils s'installèrent à Phnon Penh en l'an 1388, et leurs temples encore inachevés furent abandonnés. Bien avant cette époque, le brahmanisme, triomphant en Inde, avait décliné en Indochine. Avant que les grands sanctuaires brahmanes du Cambodge ne fussent abandonnés, le bouddhisme avait été introduit dans le royaume.
Bouddhisme et brahmanisme continuèrent à cohabiter, mais il est probable que ni l'un ni l'autre ne se soit réellement substitué aux anciennes croyances animistes des Khmers, des Lawas et des immigrants thaïs. Ce n'est que vers le XIe siècle que les conquêtes du roi de Birmanie Anawrahtaอโนรธามังช่อ entraînèrent l'adoption générale du bouddhisme. Aujourd'hui encore, de nombreuses croyances et cérémonies animistes persistent, en particulier dans le nord du Siam.
En 1296, l'empereur chinois Kubilaï Khan envoya un ambassadeur au Cambodge. Ce diplomate a laissé un récit de son ambassade (9) dans lequel il décrit les magnifiques murs et bâtiments d'Angkor Thom, la capitale. Curieusement, il ne mentionne pas Angkor Vat, qu'il a probablement vu. À cette époque, l'empire cambodgien avait déjà perdu une grande partie de ses possessions. Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, Chiang Maïเชียงใหม่, Phayaoพะเยา, Sukhothaïสุโขทัย et probablement Uthongอู่ทอง (Suwanphumi) étaient des États indépendants, gouvernés par des monarques thaïs, lorsque l'ambassadeur chinois rédigea ses mémoires.
Selon cet ambassadeur, le Cambodge était un État vassal de la Chine. Sans aucun doute, les Chinois considéraient également les États thaïs indépendants comme des vassaux. Ces affirmations ne doivent cependant pas être prises trop au sérieux. Chaque nation de la terre a été, à un moment ou à un autre, considérée comme sujette de l'Empire du Milieu. Il ne serait sans doute pas difficile de prouver par des documents chinois que la reine Victoria était une vassale de l'empereur de Chine. Il n'y a aucune raison de supposer que la Chine ait à aucun moment exercé un contrôle politique réel sur le Cambodge ni sur aucun des anciens États thaïs du Siam.
NOTES
1 - N.d.T. : Wood écrit : the wild and the tame, les sauvages et les domestiqués. Les mentalités ayant considérablement évolué depuis 1924, il paraîtrait odieux aujourd'hui d'appliquer des qualificatifs d'animaux à des groupes humains, c'est pourquoi j'ai tenté d'adoucir ce que la phrase originale pourrait avoir de choquant pour des lecteurs de 2019. ⇑
2 - Note de l'auteur : Heylyn, dans sa Cosmographie (Londres, 1664), dit que les Laos étaient obligés de rechercher la protection du Siam en raison des attaques constantes des tribus des collines, appelés Gueoni, qui avaient pour coutume de tuer et de manger leurs prisonniers. Cela peut indiquer que les Lawas du nord du Siam étaient à l'origine chasseurs de têtes. ⇑
3 - Note de l'auteur : Au sud du pays, dans l'État Shan de Kengtung, dont les habitants aujourd'hui sont thaïs, une curieuse coutume existe toujours : lors de la cérémonie d'avènement de chaque prince régnant, deux Was descendent de l'un de leurs villages de montagne et jouent un rôle de premier plan dans le rituel. On suppose que ceci est une manière de reconnaître que les Was étaient autrefois maîtres du pays. Ethniquement et linguistiquement, les Was ou Lawas sont apparentés à l'ethnie môn-khmère. ⇑
4 - Note de l'auteur : Selon les calculs établis dans les pays bouddhistes, Bouddha serait mort en 543 av. J.-C. Les meilleures autorités européennes pensent que la date réelle était environ soixante-dix ans plus tard. ⇑
5 - Note de l'auteur : Traduction de Geiger et Bode. ⇑
6 - Note de l'auteur : Suwannaphum signifie terre d'or. On n'a pas trouvé d'or au Pégou, mais il y a des mines d'or dans le sud du Siam. Il existe également une ville siamoise appelée Uthong (อู่ทอง), ou source d'or, connue au Moyen Âge sous le nom de Suwanphumi, ou Suvarnabhumi. C'était la capitale de l'État dirigé par le roi Ramathibodi (รามาธิบดี) avant la fondation d'Ayutthaya. Non loin de cet endroit se trouvait l'ancien sanctuaire bouddhiste de Nakhon Pathom (นครปฐม) ou Phra Pathom (พระปฐม), qui signifie ville d'origine ou pagode d'origine. Ce sont là les principaux arguments invoqués par ceux qui affirment que le sud du Siam était le berceau du bouddhisme en Indochine. ⇑
7 - N.d.T. : Si Jayavarman II est effectivement considéré comme le fondateur du royaume d'Angkor, il semble qu'Angkor Thom ait été bâti beaucoup plus tard, vers 1200, sous le règne de Jayavarman VII, après même la construction d'Angkor Vat. ⇑
8 - La chute des Dieux : The Downfall of the Gods, Londres, 1911. ⇑
9 - Note de l'auteur : Traduit par M. Abel Remusat (Nouveaux mélanges asiatiques, Paris, 1829. ⇑
19 août 2019