CHAPITRE XVI
Règne du roi Taksin.
Un auteur siamois a écrit fort pertinemment que le roi de Hanthawadi a mené la guerre comme un monarque, et le roi d'Ava comme un bandit, voulant dire par-là que l'invasion du Siam par Bhureng Noung était motivée par la volonté de soumettre le royaume, alors que le roi Mangraมังระ (Hsinbyushin) n'avait d'autre objectif que de détruire, de piller, et de trouver des esclaves.
Ayant, semble-t-il, écrasé et terrorisé la nation siamoise au point de rendre son redressement impossible avant de nombreuses années, les Birmans retirèrent une grande partie de leur armée, ne laissant qu'un petit contingent pour contrôler le pays, sous le commandement d'un général nommé Sugyiสุกี้. Celui-ci s'établit dans un camp près de la capitale en ruine, appelé le camp des Trois arbres de BoPho sam ton : โพธิ์สามต้น.
Phraya Taksinพระยาตากสิน et ses 500 partisans réussirent à se débarrasser de leurs poursuivants birmans et s'établirent près de Rayongระยอง, sur la côte est du golfe de Siam. À leur arrivée, les habitants de cette région se demandèrent s'ils devaient les considérer comme des rebelles ou des libérateurs, mais avant même la chute d'Ayutthaya, Taksin avait réprimé toute opposition et contrôlait parfaitement Rayong et la région de Chonburiชลบุรี.
Ayant appris la chute d'Ayutthayaอยุธยา, le gouverneur de Chantaburiจันทบุรี pensa qu'il pourrait faire un meilleur roi que le général chinois. Il invita donc Taksin, dans le but de lui tendre un guet-apens. Le plan fut éventé, et Phraya Taksin attaqua Chantaburi de nuit et captura la ville après une action au cours de laquelle il se distingua par son courage. La prise de Chantaburi eut lieu en juin 1767, deux mois après la chute d'Ayutthaya, et fut suivie par la capture de Tratตราด. Phraya Taksin devint ainsi le maître d'une vaste bande d'un territoire qui n'avait pas été pillé et dépeuplé par les Birmans. Des dignitaires et des soldats venus d'autres provinces du Siam commencèrent à le rejoindre et, en octobre de la même année, son armée était passée de 500 hommes à 5 000, et il se sentit assez fort pour attaquer les Birmans.
Avec une flotte de cent bateaux, il remonta le Chao Phrayaเจ้าพระยา et prit rapidement Thonburiธนบุรี (Bangkok), où il fit exécuter Naï Thong Inนายทองหิน, un siamois renégat que les Birmans avaient établi gouverneur. Sugyi envoya une grande armée, commandée par un certain Maung Ya, pour l'expulser. Cette armée était en partie composée de Siamois qui commencèrent à déserter, et Maung Ya dût s'enfuir dans le camp des Trois arbres de Bo. Taksin le poursuivit et attaqua le camp birman qui fut pris après un combat bref, mais acharné, au cours duquel le général birman fut tué. Six mois seulement après la mise à sac de la capitale, cet événement marqua la libération du Siam du joug birman.
Beaucoup de membres de la famille royale vivaient toujours à Ayutthaya. Phraya Taksin les traita avec beaucoup de respect, et plus tard, il épousa plusieurs des princesses. Deux d'entre elles connurent un destin tragique : accusées d'adultère, elles furent exécutées.
La dépouille du roi Ekkathatเอกทัศ fut exhumée de l'endroit où les Birmans l'avaient enterrée, et incinérée avec toutes les cérémonies traditionnelles. Cependant, Phraya Taksin, bien que disposé à faire preuve de respect envers les membres vivants ou morts de l'ancienne famille royale, n'avait nullement l'intention d'en placer aucun sur le trône. Il s'efforça donc de se rendre populaire en distribuant de l'argent et de la nourriture à la population, et on comprit vite qu'il avait l'intention de se faire roi.
Dans les premiers temps, Phraya Taksin avait eu l'intention de refaire d'Ayutthaya la capitale du Siam, mais il changea d'avis et retourna à Bangkok (1), où il fut couronné roi de Siam. C'était une sage décision. Restaurer Ayutthaya aurait coûté beaucoup d'argent, et la défendre aurait nécessité une armée puissante. Le royaume dévasté n'avait plus ni l'un, ni l'autre.
Phraya Taksin n'avait que 34 ans quand il fut couronné. Il était fils d'un Chinois, ou métissé de Chinois et d'une Siamoise. Ses parents n'étaient pas d'un rang élevé, et il ne dut son avènement qu'à son courage et à ses capacités, et peut-être aussi à la foi qu'il avait en son destin, ce qui fut un trait marquant de son caractère tout au long de sa carrière. Il était persuadé que rien ne pouvait l'empêcher de réussir, et cette certitude le conduisit à accomplir des tâches qu'un autre aurait jugées impossibles. Comme Napoléon III, c'était un homme de destiné.
Heureusement pour le roi Taksin, à la fin de l'année 1767, les Birmans étaient pleinement occupés à repousser une invasion chinoise et il avait donc moins à craindre d'eux que de ses rivaux dans son propre pays. Le Siam était, à cette époque, divisé en cinq États distincts, à savoir :
- Le centre, sous le gouvernement du roi Taksin. Il comprenait les provinces actuelles de Bangkok, RatburiRatchaburi : ราชบุรี, Nakhon Chaï Siนครชัยศรี, Prachinปราจีน, Chantaburi et une partie de Nakhon Sawanนครสวรรค์.
- Les provinces péninsulaires jusqu'à Chumphonชุมพร. Elles étaient sous le contrôle de Phra Palatพระปลัด, qui avait été nommé gouverneur par intérim de Nakhon Sri Thammaratนครศรีธรรมราช au moment de la prise d'Ayutthaya par les Birmans. Il avait ensuite proclamé son indépendance sous le titre de roi Musikaมุสิกะ ?.
- Les provinces de l'est, y compris Khoratโคราช (Nakhon Rachasima). Le prince Thep Phiphitเทพพิพิธ, le fils turbulent du roi Borommakotบรมโกศ, après de nombreuses vicissitudes, s'y était érigé en roi et avait établi sa capitale à Phimaïพิมาย.
- La province de Phitsanulokพิษณุโลก et une partie de Nakhon Sawan. Elle était sous l'autorité du gouverneur de Phitsanulok, connu sous le nom de Roi Ruangร่วง.
- La partie extrême nord de Phitsanulok. Un prêtre bouddhiste nommé Ruanเรือน ? s'y était érigé en roi, avec sa capitale à Sawangburiสวางคบุรี, près de Uttaraditอุตรดิตถ์ (alors appelé Fangฝาง). Il était connu sous le titre de prêtre-roi de Fang, et tous les dignitaires et les chefs de l'armée étaient des prêtres.
Tous ces dirigeants étaient beaucoup plus solidement établis que le roi Taksin. Les gouverneurs de Phitsanulok et de Nakhon Sri Thammarat avaient fait valoir leurs titres dans des provinces déjà sous leur domination et dont les habitants étaient habitués à leur obéir. Le Prince Thep Phiphit pouvait se prévaloir d'un droit héréditaire. Le prêtre-roi de Fang était considéré par les gens superstitieux – et tout le monde était superstitieux à cette époque – comme prophète ou magicien. Phraya Taksin n'avait que son courage et sa foi en son destin, néanmoins il domina tous ses rivaux.
Les Birmans disposaient encore d'un camp près de Ratburi et d'une flotte de bateaux à l'embouchure de la rivière Mekhlongแม่กลอง. Au début de 1768, après avoir expulsé les envahisseurs chinois de son royaume, le roi de Birmanie ordonna au gouverneur birman de Tavoy de se joindre à son armée et d'attaquer Taksin. Le roi Mangra comprit vite qu'il avait affaire à un adversaire très différent du roi Ekkathat. Le gouverneur de Tavoy fut repoussé avec de lourdes pertes, le camp des Birmans de Ratburi fut pris et l'ensemble de la flotte tomba entre les mains des Siamois. Un certain Phra Maha Montriพระมหามนตรี, l'un des premiers soutiens du roi Taksin, joua un rôle important dans ces opérations. Après la reconquête d'Ayutthaya, il fit entrer au service du roi son frère aîné, Luang Yokkrabatหลวงยกกระบัตร, lequel fut nommé Phra Racharinพระราชริน et monta plus tard sur le trône sous le nom de Phra Phuttha Yot Fa Chulalokพระพุทธยอดฟ้าจุฬาโลก (Rama I) de Siam. Phra Maha Montri fut nommé Wang Naวังหน้า, ou vice-roi, sous le règne de son frère.
En mai 1768, le roi Taksin marcha vers le nord pour soumettre le gouverneur de Phitsanulok. L'expédition fut un échec. L'armée siamoise subit une défaite et Taksin fut blessé. La prise de Phitsanulok fut donc différée. Encouragé par ce succès, le gouverneur de Phitsanulok se fit couronner officiellement roi de Siam. Il ne jouit cependant pas longtemps de sa nouvelle dignité. Il mourut une semaine plus tard. Son frère cadet, Phra Inพระอินทร์, lui succéda, mais considérant la mort de son frère comme un mauvais présage, il renonça à la Couronne.
Le roi-prêtre de Fang, qui avait déjà lancé une attaque infructueuse contre Phitsanulok, saisit alors l'occasion pour faire une nouvelle tentative. Il se rendit maître de la ville après un siège de deux mois. L'infortuné Phra In fut exécuté et son corps exposé à la porte de la ville. Le roi-prêtre de Fang devint souverain de l'ensemble du nord du Siam. Cet homme détestable n'avait guère de religieux que la robe jaune qu'il portait. Son règne fut une honte pour l'humanité et une insulte à la religion qu'il professait. Lui et ses disciples se vautraient dans le sang et se complaisaient dans l'ivresse et le vice. Heureusement, leur triomphe fut de courte durée.
À la fin de la saison des pluies de 1768, le roi Taksin assaillit Khorat. L'armée du prince Thep Phiphit était soutenue par une force birmane dirigée par Maung Ya, qui avait fui Ayutthaya lors de sa reconquête l'année précédente. Après deux violents combats, les armées de Khorat furent défaites, Maung Ya fut capturé et exécuté et Khorat fut occupé. Le Roi de Phimaï, ainsi qu'on appelait Thep Phiphit, ne prit pas part aux combats. Lorsqu'il apprit la défaite de ses armées, il s'enfuit pour chercher refuge à Vientiane. Il fut poursuivi et capturé. Le roi Taksin, qui avait toujours respecté les descendants de l'ancienne famille royale, entendait le traiter avec égards, mais l'insolence et l'arrogance du prince étaient de nature à étouffer tout sentiment de miséricorde. Thep Phiphit subit le sort habituel des prétendants malheureux. Par sa naissance, ce prince aurait pu être un prétendant légitime au trône de Siam. Malheureusement, il n'avait aucune compétence, et tout au long de sa carrière, il ne fut qu'un simple comploteur et intrigant. Il était préférable qu'il fût écarté.
Le roi Taksin commença alors à rétablir l'ordre et la prospérité dans ses domaines. Ce n'était pas une tâche aisée. Les récoltes n'avaient pas été correctement effectuées depuis plusieurs années et, à la fin de 1768, la maigre quantité de vivres fut encore réduite par une invasion de rats. Une vaste campagne de dératisation fut entreprise, cependant que les populations affamées durent être nourries. On dépensa sans compter pour acheter des vivres à l'étranger, et chacun se rendit vite compte qu'un usurpateur agissant efficacement en cas d'urgence valait mieux qu'un souverain de sang royal perdant son temps dans l'extravagance et l'oisiveté. Les abus furent réprimés, la sécurité des personnes et des biens fut restaurée et les malfaiteurs furent punis avec la dernière sévérité.
Au début de 1769, Ramathibodiรามาธิบดี, le roi du Cambodge, fut chassé de son royaume par son frère soutenu par une armée cochinchinoise. Il s'enfuit à Bangkok et son frère se fit couronner avec le titre de Naraï Rachaนารายณ์ราชา. Le roi Taksin pensa que c'était là l'occasion idéale pour faire valoir les anciens droits du Siam sur le Cambodge. Il demanda donc au nouveau souverain le tribut traditionnel, sous forme d'arbres d'or et d'argent. Le roi Naraï fit une réponse méprisante, refusant de payer tribut au fils d'un roturier chinois. Sur le point de marcher contre Nakhon Sri Thammarat, le roi Taksin ne put supporter cette insulte. Siem Reapเสียมราฐ et Battambangพระตะบอง furent rapidement occupés par deux armées campées à Khorat, qui reçurent l'ordre de se maintenir dans ces deux villes en attendant le retour de l'armée envoyée à Nakhon Sri Thammarat. Si le roi du Cambodge n'avait pas, à ce moment-là, adopté un ton plus conciliant, ordre était donné de s'emparer d'une plus grande partie de son territoire.
L'expédition de Nakhon Sri Thammarat commença mal. L'armée subit un revers près de Chaïyaไชยา et les généraux commencèrent à se quereller et à s'accuser mutuellement. Le roi se rendit en hâte à Chaïya par mer et y arriva au mois d'août. Sa présence régla immédiatement le problème. L'armée du roi Musika fut mise en déroute et lui-même se réfugia à Nakhon Sri Thammarat. Lorsque les troupes du roi Taksin s'approchèrent des murs de la ville, Musika comprit que tout espoir était vain et s'enfuit vers le sud. Le roi Taksin entra triomphalement dans la ville. Le gouverneur en fuite fut poursuivi à Pattaniปัตตานี. Par crainte d'une guerre, le raja de cet État le livra et il fut renvoyé à Nakhon Sri Thammarat.
La façon dont le roi Taksin traita son rival vaincu montre le côté généreux de son personnage. Ses conseillers lui demandèrent d'exécuter le prisonnier. Non, répondit-il. Il n'a jamais été mon serviteur, ni moi son maître. Nous étions tous deux au service du roi Ekkathat, et lorsque notre maître mourut, aucun de nous n'avait plus de légitimité que l'autre pour monter sur le trône. J'ai eu plus de chance que lui, c'est tout. L'ex-gouverneur fut emmené à Bangkok où il bénéficia d'une charge officielle. Quelques années plus tard, il fut renvoyé à Nakhon Sri Thammarat en tant que gouverneur.
Le roi Taksin resta à Nakhon Sri Thammarat plus longtemps qu'il ne l'escomptait et il ne rentra à Bangkok qu'en mars 1769. Une rumeur se répandit qu'il était mort et les armées de Siam Reap et de Battambang revinrent à Bangkok avant lui, les généraux craignant des troubles dans la capitale. Le Cambodge fut donc laissé en paix cette année-là.
Au début de 1770, le prêtre-roi de Fang envoya une bande de maraudeurs piller la ville de Chaïnatชัยนาท. Le roi Taksin comprit que le moment était venu de demander des comptes au faux prophète. Trois armées totalisant plus 20 000 hommes furent levées pour cette expédition et elles ne firent qu'une bouchée des forces du Nord. Peu de temps après, Phitsanulok tomba, et après un bref répit, l'armée du future Wang Na [vice-roi] (qui portait encore à cette époque le titre de Phraya Yommaratพระยายมราช) investit Sawangburi, la capitale du roi-prêtre, qui n'était guère qu'une petite bourgade entourée d'une palissade de bois. Le prophète perdit vite courage, et la naissance d'un jeune éléphant blanc dans sa ville lui apparut comme un présage de catastrophe imminente. Il s'enfuit vers le nord, et on ignore ce qu'il devint. La capture de Sawangburi marquait le rétablissement des anciennes limites territoriales du Siam. Dès lors, le roi Taksin régna sur pratiquement le même territoire que les derniers rois d'Ayutthaya, à l'exception de Tavoy et de Ténassérim.
Comme on pouvait s'y attendre, le roi fut révolté par les excès et les turpitude du faux prophète et de ses disciples. Il soupçonna tous les prêtres du nord d'avoir participé à ses crimes, et en obligea un grand nombre à subir l'ordalie par l'eau. Ceux qui échouèrent furent défroqués et châtiés. Une réforme en profondeur de l'Église dans les provinces du nord fut ensuite menée par des prêtres envoyés du sud. Il faut mentionner ici que le roi Taksin était un farouche partisan du jugement de Dieu, que ce soit par le feu ou par l'eau, et l'utilisait systématiquement dans les cas douteux. C'était tout à fait conforme à son caractère, car il croyait fermement que toutes ses actions étaient directement influencées et contrôlées par une puissance supérieure.
Il est probable que le roi Taksin s'était déjà rendu compte d'un fait qui semble avoir échappé à la plupart de ses prédécesseurs, à savoir que le Siam ne pourrait connaître de paix et de prospérité tant que le États laotiens, qui avait formé l'ancien royaume de Lannathaï, demeuraient sous la domination birmane.
Nous avons vu dans le dernier chapitre que depuis l'avènement de leur nouvelle dynastie, les Birmans, avaient adopté des techniques guerrières plus impitoyables. Il semble que leurs méthodes de gouvernement des États vassaux soit également devenue plus inflexibles. Les États lao étaient sous la domination birmane depuis plus de deux siècles et ne semblaient pas avoir senti ce joug leur peser trop lourdement, mais les choses changèrent sous la férule des nouveaux gouverneurs militaires birmans. Dans l'Histoire de Chiang Maïเชียงใหม่, nous lisons que les dirigeants birmans du Lannathaïล้านนาไทย opprimèrent et maltraitèrent le peuple, qui en souffrit beaucoup. Certains s'enfuirent et se réfugièrent dans les forêts et les jungles, d'autres formèrent des bandes de brigands qui se combattirent les unes les autres.
Aphaï Khaminiอภัยคามินี, le gouverneur birman, mourut en 1769 et fut remplacé par un homme du nom de Bo Mayu Nguan. Il inaugura son entrée en fonction en envoyant une expédition pour attaquer Sawankhalokสวรรคโลก. Le gouverneur de la ville résista pendant un mois, après quoi une grande armée venue de Phitsanulok repoussa les Birmans à la frontière. Le roi Taksin prit alors le commandement en personne et se décida à capturer Chiang Maï. Il arriva jusqu'à la ville sans rencontrer de grande opposition, et l'on peut penser qu'il fut accueilli comme un libérateur par la population lao. Toutefois, sous les murs de Chiang Maï, il réalisa qu'il n'était pas équipé pour entreprendre un long siège et se retira après être resté pendant neuf jours près de la ville. Il justifia cette retraite par une ancienne prophétie selon laquelle aucun roi de Siam ne pourrait jamais capturer Chiang Maï à la première tentative. Les Birmans attaquèrent l'armée qui se retirait, mais furent repoussés avec beaucoup de pertes, le roi lui-même faisant preuve d'un grand courage dans cette action.
Le roi Naraï du Cambodge, fidèle à la tradition de ses ancêtres qui avaient toujours cherché à profiter des conflits entre le Siam et la Birmanie, saisit le séjour du roi Taksin à Chiang Maï pour envoyer une expédition assaillir Chantaburi et Trat. Ce coup de poignard dans le dos décida Taksin à détrôner le coupable et à le remplacer par Ramathibodi, son rival en fuite. Il envahit donc immédiatement le Cambodge, à la tête d'une armée de 15 000 hommes soutenue par une flotte de 200 navires. Bantéay Mheas, Phnom Penh, Battambang et Boribun furent rapidement capturés et les Siamois s'avancèrent vers Bantéay Pech (2), alors la capitale du royaume. Le roi Naraï s'enfuit et Ramathibodi fut érigé en roi vassal du Cambodge. Naraï conserva quelque temps le contrôle du nord du pays, mais se soumit finalement à son frère et en fut récompensé par le roi Taksin qui l'honora du titre de Maha Upayorat, ou vice-roi.
Le futur fondateur de la dynastie actuelle se distingua dans cette campagne (3). Il avait récemment été promu au rang et au titre de Chao Phraya Chakriเจ้าพระยาจักรี, et son frère cadet était devenu Chao Phraya Surasihเจ้าพระยาสุรสีห์ (4).
En 1769, la troisième invasion de la Birmanie par les Chinois depuis l'avènement du roi Mangra fut repoussé et la paix fut officiellement conclue entre les deux État, ce qui permit à la Birmanie de lancer de nouvelles expéditions contre ses voisins de l'est.
En 1771, le prince de Vientiane demanda l'intervention de la Birmanie pour régler un différend qu'il avait avec le prince de Luang Prabangหลวงพระบาง. Une armée fut envoyée, commandée par le célèbre général Bo Supla (5). Luang Prabang se soumit sans combattre, laissant l'armée birmane libre de se retourner contre le Siam. En 1772, une petite force envoyée pour capturer Phichaïพิชัย fut repoussée. À la fin de 1773, Bo Supla lui-même dirigea une armée pour assaillir à nouveau Phichaï. Cette fois, les Siamois l'attendaient de pied ferme, et après un combat acharné, l'armée birmane fut repoussée à la frontière.
En 1774, le roi Mangra s'apprêta à porter un coup décisif au Siam. Comme en 1767, son plan était de prendre le royaume en tenaille par Chiang Maï et par l'ouest. Taksin se préparait à défendre sa nouvelle capitale lorsqu'il apprit qu'une rébellion avait éclaté à Pégou et que les insurgés avaient pris Martaban. Il résolut donc d'agir, se rendant compte que c'était le moment ou jamais d'unir les États laotiens à son royaume. En novembre 1774, il se dirigea vers le nord à la tête de 20 000 hommes.
En arrivant à Rahengระแหง, il apprit avec inquiétude que la rébellion de Pégou avait été réprimée. Il hésita quelque temps, mais si les nouvelles de la Birmanie étaient mauvaises, celles de Chiang Maï, en revanche, étaient très encourageantes. Le gouverneur birman était en conflit avec Bo Supla, et Phraya Chabanพระยาจ่าบ้าน, un homme de grande influence, s'était brouillé avec les deux. Lampangลำปาง était connu pour être un centre d'influence anti-birmane. Le gouverneur de cette ville, Chao Fa Chaï Kaeoเจ้าฟ้าไชยแก้ว (6), nommé par les Birmans en 1764, était suspect et retenu en otage à Chiang Maï. Son fils, Chao Kawilaเจ้ากาวิละ, gouverneur par intérim, avait la réputation d'être pro-siamois. Cette situation encouragea donc le roi Taksin à poursuivre son entreprise.
À peine l'avant-garde siamoise, commandée par Chao Phraya Chakri, eut-elle franchi la frontière, que Phraya Chaban, qui avait été envoyé à Müang Hawt à la tête d'une force mixte birmane et lao, fit tuer tous ses partisans birmans et se rallia aux Siamois. Chao Kawila de Lampang lui emboîta le pas en ordonnant le massacre de tous les Birmans de sa ville et en ouvrant les portes à l'armée siamoise. Ceux des Birmans qui purent s'échapper portèrent la nouvelle à Chiang Maï. Bo Mayu Nguan, gouverneur birman de Chiang Maï, riposta en jetant en prison Chao Fa Chaï Kaeo, le père du rebelle.
En janvier 1775, les Birmans furent chassés de leur camp près de Lamphunลำพูน avec de lourdes pertes, et les armées du roi Taksin assiégèrent pour la deuxième fois Chiang Maï. Le roi lui-même se rendit rapidement sur place et ordonna un assaut général de tous les côtés. Bo Mayu Nguan et Bo Supla s'enfuirent par la porte des éléphants blancs avec la plus grande partie de la garnison birmane. Ils furent poursuivis mais réussirent à s'échapper. Le roi Taksin entra en personne dans Chiang Maï le 16 janvier 1775, au milieu d'une grande liesse. Le plus heureux de tous était Chao Kawila, qui eut la satisfaction de délivrer son vieux père condamné à mort. Phraya Chaban fut nommé Prince de Chiang Maï, avec le titre de Phraya Wichienพระยาวิเชียร, et Chao Kawila se vit confier le gouvernement de Lampang (7).
La prise de Chiang Maï marqua pour ainsi dire la fondation du royaume de Siam tel que nous le connaissons aujourd'hui. Les gouverneurs de Phraeแพร่ et Nanน่าน furent soumis très peu de temps après.
Les minces espoirs de paix qui avaient germé entre le Siam et la Birmanie furent anéantis par la rébellion de Pégou (8). Des milliers de Péguans se réfugièrent au Siam, poursuivis par les forces birmanes. Ceux qui étaient rattrapés étaient renvoyés dans leur pays. Deux de ces incursions birmanes dans le domaine de Raheng furent repoussées pendant et après le siège de Chiang Maï. En février 1775, à son retour dans sa capitale, le roi Taksin apprit qu'une troisième armée birmane était entrée dans le pays par la route des Trois Pagodes et avait repoussé jusqu'à KanburiKanchanaburi : กาญจนบุรี les troupes siamoises qui gardaient la frontière. Il ordonna aux troupes qui revenaient de Chiang Maï de marcher sur l'heure sur Ratburi, interdisant même aux hommes de se rendre chez eux pour voir leur famille. Seul Phra Thep Yothaพระเทพโยธา se risqua à désobéir. Le roi le fit appeler et le décapita de sa main. Après cela, le reste de l'armée alla à Ratburi sans rechigner.
Encouragés par leur premier succès, les Birmans s'enfoncèrent plus avant dans le Siam. Une force de 2 000 hommes avança vers SuphanSuphanburi : สุพรรณบุรี et Nakhon Chaï Siนครชัยศรี, pillant et saccageant tout sur son passage. Une autre, forte de 3 ,000 hommes, fut envoyée vers Ratburi. L'entreprise se solda par une défaite complète. Le roi Taksin assiégea la plus grande armée birmane dans un camp près de Ratburi. En avril, après de lourdes pertes et beaucoup de souffrances, elle dut se rendre, et son général fut emmené prisonnier à Bangkok avec 1 328 hommes affamés. La plus petite armée réussit à se retirer, non sans après subi, elle aussi, de grandes pertes. La vue d'un si grand nombre de prisonniers birmans devait avoir un effet très positif sur le moral de la population de Bangkok. Jusque-là, les gens s'étaient trop habitués à voir leurs propres amis et parents emmenés captifs en Birmanie.
Chiang Saenเชียงแสน était encore aux mains des Birmans et, en octobre 1775, Bo Supla tenta à nouveau de prendre Chiang Maï. Mal défendue et mal approvisionnée, la ville n'aurait pas pu tenir longtemps, mais la nouvelle de l'arrivée en renfort de Chao Phraya Chakri et Chao Phraya Surasih amena Bo Supla à se retirer vers Chiang Saen.
Chao Phraya Chakri et Chao Phraya Surasih ne restèrent pas longtemps dans le nord. Ils durent revenir en hâte pour faire face à la plus grande invasion birmane lancée sous le règne du roi Taksin. Cette expédition avait pour but le contrôle des provinces septentrionales du Siam. L'armée birmane était commandée par un célèbre général nommé Maha Sihasuraมหาสีหสุระ, qui s'était illustré dans les guerres chinoises. La frontière fut franchie à Mae Lamaoแม่ละเมา, Raheng fut capturé et, en janvier 1776, une importante armée siamoise dirigée par Chao Pya Surasih fut défaite près de Sukhothaïสุโขทัย et repoussée à Phitsanulok.
Sukhothaï tomba peu après et les Birmans assiégèrent Phitsanulok. Le roi Taksin commanda en personne une autre armée pour se porter au secours de la capitale du Nord, et mena de nombreux combats, mais Chao Phraya Chakri, menacé de famine, fut finalement contraint d'abandonner Phitsanulok. À la tête de tous les habitants encore valides, il força un chemin à travers les lignes birmanes et s'établit à Phetchaburi. Les Birmans investirent la ville déserte à la fin du mois de mars. Cette victoire fut le point culminant des succès birmans. La pénurie de vivres, qui avait accéléré la chute de la ville, rendit son occupation impossible, et les envahisseurs durent rapidement se retirer. À partir de ce moment, ils subirent défaite sur défaite et refluèrent fin août de l'autre côté de la frontière. On raconte que lors de cette invasion, Maha Sihasura souhaita rencontrer Chao Phraya Chakri, qu'il considérait comme le plus valeureux de ses ennemis. Une entrevue fut organisée et le général birman, lui-même un très vieil homme, fut étonné de constater que son adversaire n'avait que 39 ans et paraissait beaucoup moins. Il prédit que Chao Phraya Chakri était destiné à devenir roi - une prophétie qui ne se réalisa que six ans plus tard.
La retraite de Phitsanulok ne fut pas entièrement dictée par la situation sur le terrain. Un nouveau roi, Singu Min, fils de Mangra, venait de monter sur le trône de Birmanie. Il était opposé aux expéditions au Siam et l'une de ses premières décisions fut de dégrader Maha Sihasura. Il tenait toutefois à maintenir son pouvoir sur l'ensemble de son empire, dont, selon la théorie birmane, les États lao faisaient partie intégrante.
Une armée de 6 000 hommes fut donc envoyée pour assiéger Chiang Maï. La famine dans la ville devint telle que Phraya Chaban fut réduit à nourrir ses soldats et ses citoyens avec la chair de prisonniers birmans. Il réussit tout de même à résister, et en septembre 1776, la ville fut délivrée par une armée siamoise. Cependant, elle était alors si dépeuplée et appauvrie que Phraya Chaban se déclara incapable de continuer à en assurer le gouvernement. Il se retira à Lampang, suivi de la plupart des habitants, et pendant vingt ans, la capitale autrefois puissante du roi Mangraïมังราย fut abandonnée aux bêtes de la jungle.
Le roi Taksin n'eut plus de problèmes avec la Birmanie pendant tout le reste de son règne, mais il en connut beaucoup sur sa frontière orientale. En 1777, le gouverneur de Nang Rongนางรอง, dans la province de Khorat, se rebella et s'allia avec un certain Chao Oเจ้าหอ ?, qui régnait sur Champassakจำปาศักดิ์, alors principauté indépendante. Chao Phraya Chakri fut envoyé pour soumettre le rebelle, qui fut rapidement arrêté et exécuté, mais cela entraîna des hostilités avec Champassak. Une autre armée dut être envoyée à l'est, sous le commandement de Chao Phraya Surasih. L'opération connut un plein succès. Chao O fut capturé et exécuté, et tout le territoire situé sur la rive du Mékong jusqu'au sud de Khong fut annexé aux domaines du roi Taksin. Au retour de cette expédition, Chao Phraya Chakri fut élevé au rang de prince royal, avec le titre de « Suprême seigneur de guerre (9) ».
Le roi Taksin, vers cette époque commença à montrer des signes de dérangement mental. Il s'imaginait avoir découvert chez lui certaines ressemblances physiques avec Bouddha, se livrait à des excentricités et devint irascible et méfiant. Il entra une fois dans une grande colère simplement parce que ses cheveux n'avaient pas été parfaitement coiffés lors d'une cérémonie et lorsque son fils, le prince In PhithakInthra Phithak : อินทรพิทักษ์, osa dire un mot pour défendre le serviteur incriminé, il fut impitoyablement fouetté.
L'expédition de Champassak fut la cause indirecte d'une autre guerre avec le prince Bun Sarn de Vientiane. Un noble de ce royaume, nommé Phra Wohพระวอ, qui s'était rebellé quelque temps auparavant contre son prince, s'était enfui à Champassak et s'était établi dans un lieu nommé Mot Daengมดแดง, près de la ville actuelle d'UbonUbon Ratchathani : อุบลราชธานี. À la chute de Champassak, il se soumit officiellement au Siam, mais dès le départ de l'armée siamoise, le prince de Vientiane l'arrêta et lui coupa la tête. Taksin considéra cela comme une déclaration de guerre et leva immédiatement une armée de 20 000 hommes pour envahir Vientiane. Chao Suriwongsaเจ้าสุริยวงศ์, le prince de Luang Prabang, se joignit aux Siamois, mais malgré son renfort, plusieurs mois s'écoulèrent avant la prise de Vientiane. Au cours de cette expédition, les Siamois semblent avoir rivalisé en barbarie avec les Birmans. Lors du siège de Phakhoพะโค (10), ils terrorisèrent les habitants en envoyant des femmes leur vendre des cargaisons de têtes coupées, et lorsque Vientiane fut finalement prise, ils pillèrent tout ce qui avait quelque valeur, dont le célèbre Bouddha d'Émeraude (11). À partir de cette date et jusqu'en 1893, Luang Prabang et Vientiane devinrent des dépendances du Siam.
Les dispositions prises au Cambodge par le roi Taksin, qui consistaient pratiquement à placer le pays sous l'autorité commune de deux rois rivaux, n'eurent pas beaucoup de succès. En 1777, le Maha Uparatมหาอุปราช [prince héritier] fut assassiné et l'ex-roi Naraï mourut peu de temps après. On soupçonna le roi Rama Rachaรามราช (Ang Non II) d'avoir causé la mort des deux princes, et son impopularité fut encore renforcée par l'obligation qu'il fit à son peuple de fournir à l'expédition siamoise contre Vientiane une assistance en hommes et en approvisionnement. Des troubles éclatèrent, qui se soldèrent par l'exécution de Rama Racha et de ses quatre fils. Le prince Ong Engองค์เอง, fils de l'ex-roi Naraï, âgé de seulement sept ans, fut couronné roi sous la tutelle d'un certain prince Talahaทะละหะ. Le nouveau monarque n'était qu'une marionnette du parti anti-siamois au Cambodge, et le roi Taksin jugea le moment venu de renforcer son emprise sur le pays. Au début de 1781, une armée de 20 000 hommes, commandée par Chao Phraya Chakri et Chao Phraya Surasih, fut envoyée au Cambodge. Les généraux étaient accompagnés du fils du roi, le prince In Phithak, qui devait monter sur le trône une fois le pays maîtrisé. Le régent du Cambodge s'enfuit de Bantday Pech, sa capitale, et se rendit à Saïgon pour demander l'assistance d'une armée cochinchinoise. Le prince In Phitak occupa Bantay Pech cependant qu'une armée cochinchinoise marchait sur Phnom Penh, mais avant qu'aucun combat sérieux n'ait eu lieu, Chao Phraya Chakri apprit que des événements graves nécessitaient son retour rapide à Bangkok.
Après le départ de son armée pour le Cambodge, la santé mentale du roi Taksin se dégrada encore. Il s'imagina qu'il était en train de devenir un bouddha et commanda aux prêtres de lui rendre des honneurs divins. Certains y consentirent, par peur, mais beaucoup refusèrent. Ceux-ci, au nombre de plus de cinq cents, furent cruellement fouettés et les plus éminents d'entre eux furent dégradés et emprisonnés.
Les laïcs souffrirent encore plus de cette situation. Ainsi qu'on l'a déjà expliqué, le commerce d'exportation du Siam était à cette époque un monopole d'État. Le roi commença à soupçonner tout le monde de commerce illicite. Comme la déclaration sous serment d'une seule personne suffisait pour prouver une culpabilité, les délateurs se multiplièrent, s'enrichissant des amendes extorquées à leurs victimes. Ces dernières furent non seulement dépouillées, mais souvent aussi fouettées à mort. Brûler des gens vivants devint un événement courant. L'une des propres épouses du roi fut livrée aux flammes pour avoir volé de l'argent au trésor (12). De tous côtés, on entendait les lamentations de victimes innocentes qui gémissaient sous la tyrannie insensée d'un fou.
Ayutthaya était à cette époque une sorte de camp minier, principalement peuplé d'ouvriers occupés à creuser pour retrouver les trésors cachés pendant le siège. La surveillance de cette entreprise avait été confiée à un homme du nom de Phra Wichit Narongพระวิชิตณรงค์, avec un salaire annuel de 4 000 ticals. Pour faire des bénéfices, il devait se montrer assez dur avec les ouvriers. Ces derniers étaient sur le point de se révolter quand, en mars 1782, un certain Naï Bunnakนายบุนนาค leva l'étendard de l'insurrection près d'Ayutthaya, proclamant son intention de tuer le roi Taksin et de mettre Chao Phraya Chakri sur le trône. À la fin du mois de mars, la capitale était aux mains des insurgés, le responsable des fouilles tant honni avait été tué et le gouverneur d'Ayutthaya s'était enfui à Bangkok.
Parmi les meneurs des insurgés se trouvait un certain Khun Kaeoขุนแก้ว, frère cadet d'un dignitaire du nom de Phraya Sankhaburiพระยาสรรคบุรี. Le roi Taksin, qui pensait au début n'avoir affaire qu'à une bande de brigands, envoya Naï Bunnakนายบุนนาค avec une petite force pour arrêter les fauteurs de troubles. Dès qu'il fut à Ayutthaya, Phraya Sankhaburi se joignit à son frère et devint le chef des rebelles. Il leva une armée qui marcha sur Bangkok sans rencontrer d'opposition, et le 30 mars, le roi Taksin se trouva assiégé dans son propre palais. Des coups de feu furent échangés toute la nuit, mais au matin, avec le même esprit fataliste qui l'avait souvent amené à triompher d'obstacles presque insurmontables, Taksin décida que l'heure de son destin avait sonné et il se rendit à Phraya Sankhaburi, proposant d'abdiquer et d'entrer dans les ordres en échange de sa vie. Quelques jours plus tard, il fut admis dans les rangs de cette prêtrise dont il avait si cruellement maltraité les membres.
Phraya Sankhaburi assuma alors la direction des affaires. Il commença par faire libérer tous les prisonniers, et cette mesure fut suivie du massacre général de toutes les personnes qui s'étaient livrées à la délation.
Phraya Suriya Aphaïพระยาสุริยอภัย, le gouverneur de Khorat, envoya en hâte un message à Chao Phraya Chakri, qui se trouvait alors à Siem Reap, pour l'informer de la rébellion. Celui-ci lui donna l'ordre de se rendre immédiatement à Bangkok avec toutes ses troupes disponibles et de garder la capitale jusqu'à son arrivée. Il arriva à Bangkok à la mi-avril et fut bien accueilli par Phraya Sankhaburi, qui avait toujours affirmé son intention de le placer sur le trône. Cependant, il devint vite évident que les bonnes intentions cédaient le pas à l'ambition, et que Phraya Sankhaburi caressait le projet de se faire roi. Il commença par piller le trésor pour faire de grandes largesses et gagner des partisans. Il fit ensuite libérer le prince Anurak Songkhramอนุรักษ์สงคราม, un neveu du roi, et lui procura des troupes pour attaquer l'armée de Phraya Suriya Aphaï. Anurak dévasta une grande partie de Khorat, mais fut défait dans les combats, et tomba entre les mains de Phraya Suriya, alors que la moitié de ses troupes se ralliaient au vainqueur. Phraya Sankhaburi comprit alors que sa cause était perdue, et qu'il n'avait plus qu'à tenter de conclure le meilleur arrangement possible avec Chao Phraya Chakri.
Chao Phraya Chakri entra dans Bangkok le 30 avril [1782] à la tête d'une armée considérable. La foule en liesse lui fit un accueil triomphal, remplie de joie à la perspective d'un gouvernement juste et stable. Tous les dignitaires voulurent lui rendre hommage, et notamment Phraya Sankhaburi et ses partisans.
Le roi Taksin devenait extrêmement embarrassant. Il ne pouvait gouverner, mais il avait de nombreux partisans dans tout le pays qui ne rêvaient que de le remettre sur le trône. La situation était toujours troublée au Cambodge et l'on redoutait une invasion birmane imminente. Pour assurer la paix intérieure du royaume, tous les grands dignitaires exhortèrent Chao Phraya Chakri à ordonner la mort de l'ancien roi. Il suivit le conseil, et le roi Taksin fut exécuté, avec le fourbe Phraya Sankhaburi et ses principaux partisans. Ainsi mourut, à l'âge de 48 ans, l'un des hommes les plus remarquables qui aient jamais porté la couronne de Siam. Petit chef de guérilla en 1767, à la tête de seulement 500 partisans, il laissait 15 ans plus tard, au moment de son exécution, un État qui englobait l'ensemble du royaume d'Ayutthaya, à l'exception de Tavoy et de Ténassérim, et qui était suzerain de presque tous les États lao, y compris Luang Prabang. Seul un homme avec un grain de folie pouvait peut-être se fixer un tel défi et le mener à bien.
Chao Phraya Chakri fut aussitôt proclamé roi de Siam, avec le titre de Ramathibodi [Rama I].
NOTES
1 - Note de l'auteur : La ville du roi Taksin était sur la rive ouest du Chao Phraya et est généralement appelée Thonburi ou Thanaburi par les auteurs siamois. En devenant roi, Chao Phraya Chakri fonda la ville actuelle de Bangkok. La plupart des Européens ne font pas de différence entre Thanaburi et Bangkok. ⇑
2 - Note de l'auteur : À environ 8 kilomètres au nord-est de Phnom Penh. ⇑
3 - N.d.T. : Wood désigne ici Phra Phutthayotfa Chulalok (พระพุทธยอดฟ้าจุฬาโลก), fondateur de la dynastie Chakri, qui régna de 1782 à 1809 sous le titre de Rama I. ⇑
4 - N.d.T. : Maha Sura Singhanat (1744-1803). Désigné Maha Uparat (prince héritier), il supervisa les travaux du Wang Na, la résidence des vice-rois, aujourd'hui le Musée National de Bangkok. ⇑
5 - Note de l'auteur : C'était le général qui commandait l'armée birmane après la mort de Maha Nohrata, et qui fut responsable de la prise d'Ayutthaya et des actes de barbarie qui l'accompagnèrent. ⇑
6 - Note de l'auteur : Chao Faï Chaï Keo était l'aïeul des actuels gouverneurs de Chiang Maï, Lampang et Lamphun. ⇑
7 - Note de l'auteur : Phraya Chaban ne gouverna Chiang Maï qu'un an environ, après quoi la ville fut abandonnée pendant 20 ans, jusqu'à ce que Chao Kawila en devienne prince en 1796. ⇑
8 - Note de l'auteur : Cette rébellion eut des suites malheureuses pour Phraya Dala, l'ancien roi de Pégou, qui était emprisonné avec toute sa famille depuis 1757. Accusé de complicité, il fut exécuté avec plusieurs de ses parents. ⇑
9 - Note de l'auteur : Il était très rare de conférer le rang de prince royal à quelqu'un qui n'était pas parent du roi régnant. Le seul cas connu était celui de Khun Phiren (le futur roi Maha Thammaracha) qui fut fait prince en 1549 par le roi Maha Chakrapphat. Il était toutefois gendre du roi et descendait des souverains de Sukhothaï. ⇑
10 - Note de l'auteur : Près de Vientiane. ⇑
11 - Note de l'auteur : Une légende raconte que cette statue se serait déjà trouvée à Ayutthaya sous le règne de Borommacha II. Il n'y a cependant aucune preuve qu'elle n'ait jamais été dans le sud du Siam avant que Chao Phraya Chakri ne l'apporte à Bangkok. ⇑
12 - Note de l'auteur : Cette princesse était parfaitement innocente. L'argent manquant avait été simplement égaré, il fut retrouvé après le couronnement de Chao Phraya Chakri. ⇑
19 août 2019