CHAPITRE VIII
Règne du roi Kaeo Fa, usurpation de Khun Worawongsa,
règnes des rois Maha Chakrapphat et Mahin.
Il semble qu'aucune épouse du roi Phrachaïพระไชย (Chairachathirat) n'ait eu le rang de reine. La princesse que Pinto accuse d'avoir empoisonné le monarque portait le titre de Thao Sri Sudachanท้าวศรีสุดาจันทร์, dignité réservée par la loi de Sakdi Naศักดินา (1) à l'une des quatre principales concubines d'un roi. Elle lui donna deux fils, le prince Kaeo Faแก้วฟ้า (2), né vers 1535, et le prince Sri Sinศรีศิลป์, né vers 1541.
On ignore les dispositions que prit Phrachaï – ni même s'il en prit –, pour désigner un régent. Il aurait été très exceptionnel de nommer une femme à ce poste, et le roi Phrachaï avait un demi-frère plus jeune, le prince Tien Racha, qui était son successeur le plus logique. Quoi qu'il en soit, nous constatons que peu de temps après l'avènement du jeune roi Kaeo Fa, la gestion des affaires était entre les mains de sa mère et que le prince Tienเฑียร [le roi Chakrapphat] s'était retiré dans un monastère (3).
Peu de temps après la mort du roi Phrachaï, la princesse régente tomba éperdument amoureuse d'un jeune dignitaire du nom de Phan But Sri Thepพันบุตรศรีเทพ, qui occupait une charge très subalterne. Il répondit à ses avances et se vit en peu de temps élevé à un poste dans le palais avec le titre de Khun Chinaratขุนชินราช.
À la suite de cette intrigue, la princesse donna naissance à une fille et, voyant qu'il était impossible de se cacher davantage, décida d'agir à visage découvert en nommant son amant régent.
Il se trouve qu'à cette époque, des troubles agitaient les provinces du nord du royaume. La princesse en profita pour persuader ses ministres qu'un corps d'armée considérable devait être levé, dans le but, prétendait-elle, de protéger la personne du jeune roi. Khun Chinarat se vit confier la tâche d'enrôler ces troupes. Il remplit la capitale de bataillons commandés par des hommes en lesquels il pensait pouvoir avoir confiance pour le seconder dans son complot.
L'étape suivante consistait à éliminer les adversaires dangereux. Phraya Maha Senaพระยามหาเสนา, un dignitaire connu pour désapprouver les méthodes de la princesse régente, fut poignardé dans le dos, et d'autres subirent le même sort. Pinto, avec son exagération habituelle, affirme qu'il ne restait pratiquement plus aucun noble.
Lorsqu'elle n'eut plus dans son Conseil que quelques courtisans serviles, la princesse obtint leur consentement à la nomination de Khun Chinarat au poste de régent pendant la minorité du roi Kaeo Fa, avec le titre de Khun Worawongsaขุนวรวงศา [Worawongsathirat].
Le jeune roi avait maintenant plus de treize ans et était assez âgé pour comprendre et désapprouver le comportement de sa mère. On peut supposer qu'il montra son ressentiment d'une manière ou d'une autre. Khun Worawongsa décida donc de s'en débarrasser. Les circonstances de sa mort ne sont pas connues de manière certaine. Le récit le plus ancien dit simplement que quelque chose lui était arrivé. Des relations ultérieures prétendent qu'il fut exécuté. Le plus probable est qu'il fut empoisonné, comme l'a affirmé Pinto. Une chose est sûre : le règne et la vie de ce malheureux petit roi prirent fin avant la fin de l'année 1548 (4).
Le 11 novembre 1548, Khun Worawongsa fut publiquement couronné roi du Siam et son frère, Naï Chanนายจันทน์, fut nommé Uparatอุปราช (5).
Il paraît incroyable qu'on ait pu imaginer que la noblesse et le peuple siamois se soumettraient docilement à cette audacieuse usurpation par un ruffian dont le seul mérite était d'avoir séduit une femme abandonnée. Comme il était à prévoir, un complot éclata immédiatement. Son chef se nommait Khun Phirenขุนพิเรน (6). Ce jeune homme avait du sang royal dans les veines, sa mère étant parente du roi Phrachaï et son père, un descendant des rois de Sukhothaïสุโขทัย.
Khun Phiren tint une réunion secrète avec trois de ses amis. Ils décidèrent de tuer l'usurpateur et de placer sur le trône le prince Tien, qui, comme nous l'avons vu, avait pris la sage décision d'entrer dans les ordres lorsqu'il avait vu la façon dont tournaient les événements après la mort de son frère.
Après s'être assurés que le prince Tien était prêt à se faire couronner si tout se passait bien, les quatre conspirateurs se mirent en quête d'un signe céleste. Ils se rendirent en pleine nuit dans un temple et y allumèrent deux bougies, l'une représentant l'usurpateur et l'autre, le prince Tien. Ils jurèrent qu'ils abandonneraient leur entreprise si la bougie du prince Tien s'éteignait en premier, mais qu'il la mènerait à bien si c'était celle de Khun Werawongsa. Il se trouva que la bougie de l'usurpateur s'éteignit mystérieusement alors qu'elle brillait de tout de son éclat, ce qui fut pris comme un signe d'approbation divine et décida les conspirateurs à mettre en œuvre leur projet.
Au début de janvier 1549 (7), un très grand éléphant fut capturé près de Lopburiลพบุรี. Khun Worawongsa ordonna qu'il soit conduit dans un enclos et annonça son intention de se rendre par bateau à Lopburi le 13 janvier pour le voir. Khun Phiren prit les devants et associa dans son complot les gouverneurs de Sawankhalokสวรรคโลก (8) et de Phichaïพิชัย. Muen Rachasenhaหมื่นราชเสนา, l'un des conspirateurs, fut chargé de s'occuper de Naï Chan, le pseudo Uparat. Les cinq autres attendirent, chacun dans un bateau, pour intercepter l'embarcation de Khun Worawongsa et de la princesse dans une crique étroite menant à l'enclos. Lorsque la barge royale apparut, les conspirateurs l'entourèrent. — Qui me barre le chemin ? cria Khun Worawongsa. Khun Phiren se leva, tenant une épée nue, et répondit d'une voix terrible : — Préparez-vous à mourir ! L'usurpateur tremblant et son indigne maîtresse furent traînés à terre et décapités, ainsi que leur petite fille. Leurs corps furent empalés et laissés en pâture aux vautours.
Le petit prince Sri Sin, fils du roi Phrachaï, avait accompagné sa mère. Il fut confié à la garde du prince Tien.
Pendant ce temps, Muen Rachasenha, caché derrière un arbre, attendait Naï Chan, qui se rendait à l'enclos sur un éléphant et l'abattit d'une balle bien placée. Seules quatre vies furent sacrifiées dans cette action destinée à libérer le Siam d'un roturier scélérat, à savoir l'usurpateur et son frère, la princesse et son bébé. Nous pouvons éprouver de la pitié pour l'enfant, mais Khun Phiren estimait sans doute qu'il était de son devoir d'exterminer l'ensemble de cette odieuse couvée.
Le prince Tien fut enlevé à son monastère et le 19 janvier 1549 (9), il fut couronné roi de Siam avec le titre de Maha Chakrapphatมหาจักรพรรดิ.
La première action du nouveau roi consista à combler d'honneurs et de récompenses ceux qui l'avaient porté sur le trône. Il accorda à Khun Phiren la main de sa fille aînée et lui conféra le titre glorieux de Somdet Maha Thammarachaสมเด็จมหาธรรมราชา, en charge du gouvernement de Phitsanulokพิษณุโลก. Le rang et le titre de l'ancien Khun Phiren étaient, en fait, presque ceux d'un roi féodal.
Tabinshwehtiตะเบ็งชะเวตี้, le roi de Birmanie, ne manquait pas de regarder avec intérêt les violents changements survenus dans le royaume de Siam. Il pressentait que c'était une excellente occasion d'ajouter le royaume au nombre de ses États vassaux. Prenant pour prétexte un incident minime, il envahit donc le Siam au début de l'année 1549, à la tête d'une armée très puissante. L'histoire siamoise chiffre ainsi les forces déployées par l'envahisseur : 300 000 hommes, 3 000 chevaux et 700 éléphants (10).
Cheminant par Martaban, Kanchanaburiกาญจนบุรี et SuphanSuphanburi : สุพรรณบุรี, l'armée birmane rencontra peu de résistance, et en juin, Tabinshwehti pouvait établir son campement dans les environs d'Ayutthaya.
Selon Pinto, qui affirme qu'il se trouvait dans la capitale à cette époque, le siège dura près de quatre mois. Les combats furent particulièrement féroces. À plusieurs reprises, les Birmans faillirent forcer l'entrée de la ville, mais ils furent toujours repoussés. Non seulement le roi Chakrapphat prit part aux combats avec ses fils, mais également sa femme, la reine Suriyothaïสุริโยไท (11), et l'une de ses filles. Ces deux vaillantes guerrières, portant une armure et montées sur des éléphants, combattirent bravement avec les hommes. En tentant de porter secours au roi dans une position dangereuse, les deux femmes furent transpercées par des lances birmanes et tombèrent mortes du dos de leurs montures.
L'armée birmane était mal équipée et les soldats subissaient de grandes privations et de grandes souffrances. De plus, le monarque birman apprit que Maha Thammaracha était sur le point de descendre de Phitsanulok à la tête d'une grande armée, et il reçut dans le même temps des nouvelles de troubles en Birmanie. Il décida donc de faire retraite. Lors d'une action de son arrière-garde, il eut la chance de capturer Maha Thammaracha, le gendre du roi, ainsi que le prince Ramesuanราเมศวร, son fils aîné.
Chakrapphat négocia la libération de ces deux princes, qui fut acceptée à deux conditions ; premièrement, que l'armée birmane soit autorisée faire retraite sans être inquiétée, et deuxièmement, que deux éléphants très réputés soient livrés au roi de Birmanie. Les deux animaux furent livrés, mais ils étaient si indomptables qu'ils semèrent la confusion dans toute l'armée birmane et qu'ils durent être rendus aux Siamois. Tabinshwehti retourna donc en Birmanie sans même pouvoir montrer un ou deux éléphants en résultat de son expédition.
Ayant eu l'expérience d'une invasion birmane, le roi Chakrapphat se mit sagement à l'œuvre pour protéger son royaume. En 1550, il entreprit de construire des murs en briques et des fortifications autour d'Ayutthaya pour remplacer l'ancienne enceinte de torchis du roi Ramathibodi I. Il renforça encore les défenses de la ville en faisant creuser un fossé extérieur en plus de celui déjà existant. Il procéda ensuite au démantèlement des défenses de plusieurs villes frontières jugées difficiles à tenir et davantage susceptibles de servir de bases à l'ennemi qu'à la défense de la capitale. De plus, à cette époque, le système de conscription fut réorganisé et la flotte de navires de guerre fluviaux agrandie et améliorée grâce à la mise en service d'un nouveau type de vaisseaux. Les villes de Nonthaburiนนทบุรี, Nakhon Chaï Siนครชัยศรี et Thachinท่าจีน furent également fondées, avec d'autres villes, pour servir de centres de recrutement.
Chakrapphat considérait les éléphants comme des armes de combat et au cours des années suivantes, il passa la plus grande partie de son temps libre à chasser ces animaux. Entre les années 1550 et 1562, il en captura près de trois cents (12).
À l'égard du Siam, les rois du Cambodge jouèrent un rôle similaire à celui joué par les rois d'Écosse en Angleterre au Moyen Âge. Chaque fois que le Siam était en difficulté, le Cambodge en profitait. Pendant le siège d'Ayutthaya en 1549, le roi du Cambodge, Chandaracha, lança une offensive sur PrachimPrachinburi : ปราจีนบุรี. Cela entraîna une expédition punitive en 1551, qui fut apparemment couronnée de succès. En 1556, une nouvelle guerre éclata. Un prince cambodgien, nommé Phraya Ong, qui était entré au service du roi Phrachaï et nommé gouverneur de Sawankhalok, fut placé à la tête des forces siamoises (13). Il laissa son armée se séparer de la flotte d'appui, ce qui entraîna sa défaite avec de lourdes pertes. Il fut lui-même tué dans la bataille. Aucune tentative ne semble avoir été faite pour réparer ce désastre.
En 1561, une grave rébellion agita le royaume. Le fils cadet du roi Phrachaï, le prince Sri Sin, avait été adopté et élevé par le roi Chakrapphat. À l'âge de treize ou quatorze ans, il fut ordonné moine novice. Peu de temps après son ordination, il fut accusé de complot contre le roi et maintenu sous surveillance étroite jusqu'en 1561. Comme il avait alors dix-neuf ans, le roi Chakrapphat donna l'ordre de le faire ordonner prêtre. Il s'échappa de son monastère, rassembla ses partisans et donna l'assaut de nuit à la capitale. Après avoir vaincu en combat singulier le commandant des troupes du roi, il se fraya un chemin dans le palais. Le roi s'échappa en bateau, mais ses deux fils, le prince Ramesuan et le prince Mahinมหิน [Mahinthathirat], rassemblèrent leurs forces et attaquèrent les conjurés. Le jeune prince combattit bravement jusqu'à la mort. La plupart de ses partisans furent appréhendés et exécutés.
Le prince Sri Sin mérite d'être reconnu comme l'un des héros de l'histoire siamoise. Nul doute que ce brave jeune homme, mort courageusement l'épée à la main pour le trône de son père, aurait fait un meilleur roi que son rival, le misérable Mahin. S'il avait réussi dans son entreprise, le Siam aurait peut-être été épargné par la décadence dans laquelle il sombra quelques années plus tard.
Il faut à présent revenir quelques instants en arrière pour examiner le cours des événements en Birmanie. Après sa retraite du Siam en 1540, Tabinshwehti tomba sous la coupe d'un Portugais du nom de Diogo Suares, qui l'encouragea à boire à l'excès. Devenu tout à fait incapable de gouverner, il fut assassiné en 1550. Le royaume sombra alors dans une grande confusion et fut une nouvelle fois divisé en plusieurs petits États. Bayinnaung, le beau-frère de Tabinshwehti, se proclama roi et, en 1555, il avait rétabli son contrôle sur Taungu, Prome, Pégou et Ava.
Bayinnaung entra ensuite en conflit avec Chiang Maïเชียงใหม่, qui était gouverné depuis 1549 par Maharacha Mekuthiมหาราชา เมกุฎิ (14). En 1556, le monarque birman accusa Mekuthi de soutenir certains États shans contre lesquels il avait lancé une expédition (Mekuthi était lui-même un prince de Müang Naïเมืองใน). Il assiégea Chiang Maï avec une forte armée. La ville tomba en avril 1656 après seulement quelques jours de résistance. Ainsi s'éteignit, pour ne plus jamais se relever, le royaume indépendant de Chiang Maï ou Lannathaïล้านนาไทย, deux cent soixante ans après sa création par le roi Mengraïเม็งราย. Maharacha Mekuthi put rester sur le trône en tant que vassal du roi de Birmanie et une armée d'occupation birmane demeura dans le royaume.
Ironie du sort, les efforts déployés par le roi Chakrapphat pour capturer des éléphants furent la cause indirecte de la deuxième invasion birmane. Parmi ses animaux se trouvaient pas moins de sept éléphants blancs, ce qui avait décidé le monarque à adopter le titre de Seigneur des éléphants blancs. Le roi de Birmanie vit là un prétexte parmi d'autres pour précipiter la guerre. Il envoya donc des émissaires pour réclamer deux des éléphants. Chakrapphat consulta ses conseillers. Certains jugèrent qu'il valait mieux obtempérer plutôt que de plonger le pays dans la guerre ; d'autres, entraînés par le prince Ramesuan, firent valoir au roi qu'il serait déshonoré aux yeux du monde entier s'il se pliait à une demande aussi déraisonnable ; de plus, arguaient-ils, la soumission ne ferait qu'encourager le roi de Birmanie à présenter d'autres revendications encore plus scandaleuses. En fin de compte, une fin de non recevoir fut opposée à Bayinnaung qui déclara immédiatement la guerre.
Bayinnaung, comme on l'a vu, était bien plus puissant que ses prédécesseurs. Sa mainmise sur Chiang Maï le plaçait dans une position si favorable pour conduire l'invasion du Siam que le résultat était presque couru d'avance. De plus, les provinces septentrionales du royaume étaient ravagées par la peste et affamées par la disette et n'étaient donc pas en état de s'opposer de manière efficace à un envahisseur.
À l'automne 1563, le roi de Birmanie marcha sur le Siam avec une armée que les historiens siamois estiment à 900 000 hommes, y compris des troupes de Chiang Maï et d'autres États laos. Kamphaeng Phetกำแพงเพชร fut assiégé et facilement pris, le Maharacha de Chiang Maï apportant une flotte de bateaux en renfort. Sukhothaï opposa une résistance acharnée, mais ne put résister à la force supérieure des Birmans. Sawankhalok et Phichaï capitulèrent. Phitsanulok, alors en proie à la famine et à la peste, tomba après un bref siège. Maha Thammaracha, gendre du roi Chakrapphat, accompagnait Bayinnaung lors de sa marche vers le sud, ainsi qu'une armée de 70 000 hommes originaires des provinces siamoises du nord du pays. De gré ou de force, il s'était donc ouvertement rangé du côté birman.
Les Siamois, secondés par quelques mercenaires portugais, tentèrent à deux reprises de ralentir l'avancée de l'immense armée birmane, mais furent chaque fois vaincus et repoussés. Les Birmans atteignirent Ayutthaya en février 1564. Le roi de Siam était incapable de mobiliser une force suffisante pour offrir une résistance efficace. Après que les Birmans eurent canonné la ville, la population, réalisant qu'elle était impuissante, pressa le roi de traiter avec les envahisseurs. Leur demande fut soutenue par les nobles qui, dès le début, avaient été favorables à la remise des éléphants blancs. Les deux monarques se réunirent donc en personne.
Les conditions imposées par le roi de Birmanie étaient coûteuses. Le prince Ramesuan, Phraya Chakriพระยาจักรี et Phraya Sunthorn Songkhramพระยาสุนทรสงคราม, les chefs du parti de la guerre, devaient être livrés en otages. Un tribut annuel de trente éléphants et de trois cents cattis d'argent (15) devait être envoyé à la Birmanie et les Birmans devaient se voir accorder le privilège de percevoir et de conserver les droits de douane du port de Mergui, qui était alors la principale place du commerce extérieur. De plus, quatre éléphants blancs devaient être remis au lieu des deux initialement demandés (16). Ces exigences auraient pu être encore plus dures, mais la nouvelle d'une rébellion dans son royaume poussa Bayinnaung à revenir au plus vite en Birmanie. Laissant une armée d'occupation au Siam, il rebroussa chemin en hâte par la route de Kamphaeng Phet.
À peine le roi de Birmanie eut-il quitté Ayutthaya qu'une rébellion éclata, menée par le Rajah de Pattaniปัตตานี qui avait levé une armée soutenue par une flotte de deux cents bateaux pour combattre les Birmans. Constatant qu'il arrivait trop tard et que le roi de Siam était très mal préparé pour résister, il tenta de s'emparer du trône. Chakrapphat, pour la deuxième fois, dut s'enfuir de son palais dans la précipitation. Cette rébellion fut toutefois réprimée avec succès.
Quelque temps avant la deuxième invasion birmane, le roi Chaï Chettaไชยเชษฐา [Setthathirath] de Luang Prabangหลวงพระบาง, qui venait d'établir une nouvelle capitale à Wiengchanเวียงจันทน์ [Ventiane] (Sri Satanakonahutศรีสัตนาคคนหุต), envoya demander la main de la princesse Thep Krasattriเทพกระษัตรี, une des filles du roi Chakrapphat et de la reine guerrière Suriyothaï. Le roi siamois accepta, bien qu'il lui eût déjà donné une de ses filles en mariage.
Quand le temps fut venu pour la princesse de partir pour Wiengchan, elle tomba malade. Chakrapphat envoya alors à sa place une autre de ses filles. Le roi de Wiengchan, dont le goût pour les princesses semble avoir été à la hauteur de son penchant à s'approprier les statues de Bouddha ne lui appartenant pas, fut très contrarié. Dès que les Birmans se furent retirés et que les communications avec Ayutthaya furent rétablies, il renvoya la princesse non désirée avec un message expliquant qu'il voulait Thep Krasattri, et personne d'autre (17). En avril 1564, Thep Krasattri se rendit finalement à Wiengchan. C'était compter sans Maha Thammaracha de Phitsanulok, qui informa le roi de Birmanie de l'affaire. On peut supposer que les troupes birmanes étaient postées dans diverses régions du Siam. La princesse fut interceptée près de Phetchabun et emmenée en Birmanie. À partir de ce moment, le roi de Wiengchan et le gouverneur de Phitsanulok ne manquèrent aucune occasion de se nuire mutuellement.
Plus tard dans la même année (1564), Bayinnaung découvrit que Maharacha Mekuthi de Chiang Maï complotait pour recouvrer son indépendance. Les Birmans réoccupèrent donc le royaume et ramenèrent le Maharacha en Birmanie, confiant la régence à la princesse Maha Tewiมหาเทวี. Comme on l'a vu au chapitre précédent, cette princesse avait déjà assumé cette charge au moment des invasions du roi Phrachaï (1546-1547).
Lors de cette expédition à Chiang Maï, Bayinnaung était accompagné par le prince Ramesuan, qui tomba malade et mourut en cours de route.
Certains des confédérés du Maharacha se réfugièrent à Wiengchan, où ils furent pourchassés par le prince héritier de Birmanie. Le roi Chaï Chetta s'enfuit dans la jungle, laissant sa capitale à la merci des envahisseurs, qui emmenèrent son frère et toutes ses femmes, dont une fille du roi Chakrapphat.
À la fin de l'année 1565, le roi Chakrapphat se retira de la vie publique et nomma son fils, le prince Mahin, régent du royaume. La tâche était ardue et Mahin était un homme peu compétent et incapable de résoudre les problèmes complexes auxquels il était confronté. Maha Thammaracha s'immisça dans tous les détails de l'administration et s'opposa à toute mesure qui semblait aller à l'encontre des intérêts du roi de Birmanie.
Un certain Phraya Ramพระยาราม, gouverneur de Kamphaeng Phet, mécontent des manœuvres de Maha Thammaracha, se rendit à Ayutthaya et devint rapidement le principal conseiller du prince régent. Son influence était fortement anti-birmane.
Phraya Ram conçut un plan visant à reprendre le contrôle des provinces du nord avec l'aide du roi de Wiengchan, qui fut secrètement invité à attaquer Phitsanulok. Chaï Chetta ne se le fit pas dire deux fois. À la fin de l'année 1566, il marcha sur Phitsanulok à la tête d'une grande armée et assiégea la ville. Le prince régent de Siam se dirigea vers le nord avec une force puissante, soutenue par une flotte de bateaux, apparemment pour assister son parent, mais en réalité avec l'intention d'accéder à la ville et de la livrer au roi de Wiengchan. Il ne put en forcer l'entrée dut affronter une armée birmane levée dès les premières alarmes par Maha Tamramaracha. Le roi de Wiengchan fut contraint de se retirer et le prince régent de Siam rentra chez lui déconfit, après avoir vu sa flotte détruite par des radeaux enflammés envoyés au milieu des navires.
En juillet 1567, le roi Chakrapphat se fit prêtre bouddhiste.
Au début de 1568, Maha Thammaracha demanda qu'on lui confie Phraya Ram afin de le nommer gouverneur de Phichaï. Le prince régent refusa. Maha Thammaracha insista, et le prince, devant une situation qu'il ne maîtrisait plus, commença à prendre la mesure de son incompétence. Il pria donc son père de reprendre les rênes de l'État, ce que ce dernier fit au mois d'avril 1568.
À peu près au même moment, Maha Thammaracha se rendit en Birmanie, probablement pour se plaindre auprès de Bayinnaung de la conduite du prince Mahin lors de l'invasion de Chaï Chetta. Il se mit alors entièrement entre les mains de Bayinnaung et accepta le poste de prince vassal, avec le titre de Chao Fa Song Khweเจ้าฟ้าสองแคว (18).
Le roi Chakrapphat et le prince Mahin profitèrent de l'absence de Maha Thammaracha pour réaliser un projet qu'ils considéraient probablement comme un grand coup politique, mais qui s'avéra être non seulement inutile, mais également désastreux. Ils se rendirent à Phitsanulok et emmenèrent la fille du roi, la princesse Wisut Krasattriวิสุทธิกษัตรีย์ (épouse de Maha Thamaracha) avec ses enfants, en otages à Ayutthaya. Le prince Mahin attaqua ensuite Kamphaeng Phet. Il échoua à prendre la ville et retourna à Ayutthaya pour y apprendre que le roi de Birmanie était sur le point d'envahir le Siam pour venger l'offense faite à Maha Thammaracha. Il ne restait plus qu'à se préparer pour la défense. Le roi Chakrapphat fit de son mieux, mais le temps et les ressources dont il disposait étaient limités.
En décembre 1568, une armée birmane (19), la plus importante qui ait jamais envahi le Siam, atteignit Ayutthaya, n'ayant pratiquement rencontré aucune résistance sur son chemin. Inutile de préciser que Maha Thammaracha accompagnait cette expédition. La princesse régente de Chiang Maï fut également obligée d'envoyer des troupes en renfort.
Le roi Chakrapphat mourut en janvier 1569. Il était tombé malade presque immédiatement après le début du siège. Il avait soixante-deux ans. Pinto écrivit de lui : C'était un homme religieux qui n'avait aucune connaissance des armes ni de la guerre, et qui avait un caractère lâche, un tyran et un homme mal-aimé de ses sujets. Mais Pinto, qui avait probablement quitté Siam avant l'avènement du roi Chakrapphat n'avait sans doute aucune raison objective pour émettre un jugement aussi dur. L'auteur décrit ce roi comme un homme faible et bon, généreux envers ses amis, miséricordieux, comme le montre sa conduite envers le prince Sri Sin, pourtant un rival dangereux. Il semble toujours avoir essayé de faire de son mieux pour son pays dans des situations très difficiles et il n'occupe pas une place indigne parmi les rois de Siam.
Mahin, le nouveau roi, abandonna toutes mesures pour défendre la ville assiégée et se consacra à des divertissements puérils, laissant les affaires entre les mains de Phraya Ram. Il n'aurait pas pu faire mieux, car Phraya Ram, assisté de plusieurs dignitaires, organisa une défense opiniâtre et causa de graves préjudices à l'ennemi. Le tout jeune frère du roi, Sri Saowarachaศรีเสาวราช, se distingua également par son courage et ses capacités militaires.
Le roi de Birmanie était alors tout à fait déterminé à se débarrasser de Phraya Ram. Il obligea donc Maha Thammaracha à écrire secrètement à sa femme à Ayutthaya, pour lui dire que Phraya Ram était le seul responsable de la guerre et que s'il était livré, une issue au conflit pourrait facilement être trouvée. Le roi Mahin, après avoir consulté les dignitaires opposés à Phraya Ram, se laissa facilement convaincre de livrer son fidèle général aux Birmans. Il fut bien puni de sa trahison, car Bayinnaung, avec tout autant de bassesse, renia sa parole et refusa toute discussion, exigeant une reddition sans condition.
En mai, le roi Mahin devint jaloux de son jeune frère, le prince Sri Saowaracha, qu'il accusait de prendre trop de responsabilités, et le fit cruellement exécuter.
Le siège dura jusqu'en août et la ville ne tomba finalement que par traîtrise. Phraya Chakri, qui, comme on s'en souvient, était l'un des otages envoyés en Birmanie avec le prince Ramesuan après la deuxième invasion birmane en 1563, avait accompagné Bayinnaung à Ayutthaya. Il apparut un jour enchaîné devant l'un des forts de la ville, prétendant s'être échappé de prison. Le roi Mahin le reçut bien et lui confia un poste important. Peu de temps après, le traître posta ses mercenaires sur plusieurs points stratégiques dont les positions devenues vulnérables furent communiquées aux Birmans. Le dimanche 30 août 1569, une grande attaque fut lancée, cette fois avec succès. Ainsi, Ayutthaya tomba pour la première fois, victime de la trahison d'un de ses propres enfants (20).
Le roi Mahin et toute la famille royale furent emmenés captifs en Birmanie avec un grand nombre de prisonniers et de canons. Selon l'histoire birmane, Bayinnaung aurait eu l'occasion, peu de temps après la chute d'Ayutthaya, de faire exécuter Phraya Chakri. Une juste fin pour un traître aussi infâme.
Trois mois plus tard, Maha Thammaracha fut couronné roi de Siam, vassal et marionnette du roi de Birmanie.
Le roi Mahin mourut de fièvre sur le chemin de la Birmanie. On dit que Bayinnaung menaça de mort les médecins du prisonnier royal s'ils ne le guérissaient pas, et que, lorsqu'il mourut, onze d'entre eux furent exécutés. Une punition bien sévère pour ne pas avoir sauvé la vie d'un homme aussi méprisable.
NOTES
1 - Note de l'auteur : Voir chapitre VI ⇑
2 - Note de l'auteur : Parfois appelé Yot Fa (ยอดฟ้า). ⇑
3 - Note de l'auteur : Cette période de l'histoire siamoise est obscure et les récits diffèrent les uns des autres et ne sont pas toujours cohérents en eux-mêmes. Pinto était un observateur contemporain, mais son récit est malheureusement rempli d'affirmations manifestement erronées. Par exemple, il affirme que le prince Tien (Maha Chakrapphat) était prêtre bouddhiste depuis plus de 30 ans au moment de son accession au pouvoir (1549), or nous savons qu'il monta sur le trône à l'âge de 42 ans environ et qu'il avait alors plusieurs enfants plus ou moins adultes. Pinto déclare également que la princesse Sri Sudachan était enceinte lorsque le roi Phrachaï mourut. Si tel avait été le cas, il est difficile de comprendre comment elle aurait pu devenir régente. Le récit que l'auteur donne ici apparaît comme le plus vraisemblable. ⇑
4 - Note de l'auteur : Le prince Damrong refuse de croire que la mère du roi Kaeo Fa était au courant du meurtre de son fils, comme l'ont déclaré à la fois Pinto et le Pongsawadan. Mais y a-t-il des limites à la dépravation ? ⇑
5 - Note de l'auteur : Le prince Damrong doute toutefois qu'il y ait eu une volonté de détourner la succession dans de telles proportions, et suggère que Naï Chan fut nommé Chao Phraya Maha Uparat, un haut titre de noblesse tout à fait distinct du titre royal de Maha Uparat, ou prince héritier. ⇑
6 - Note de l'auteur : Qui deviendra le roi Maha Thammaracha de Siam [Maha Thammarachathirat, sous le titre de Sanphet I]. ⇑
7 - N.d.T. : Le texte porte 1519. Nous avons rectifié ce qui est manifestement une coquille. ⇑
8 - Note de l'auteur : Ce gouveneur de Sawankhalok était un prince cambodgien qui avait été adopté par le roi Phrachaï. Pinto l'appelle roi de Cambaye. ⇑
9 - Note de l'auteur : Le jour et le mois du couronnement sont empruntés à Pinto, qui indique l'année 1546, ce qui est manifestement faux. ⇑
10 - Note de l'auteur : Ces chiffres semblent élevés, et Pinto fait plus que les doubler. Il nous dit que l'armée birmane était forte de 800 000 hommes, 40 000 chevaux et 5 000 éléphants. Elle possédait 1 000 canons tirés par 1 000 attelages de buffles et de rhinocéros. Le roi de Birmanie, après avoir pris Sukhothaï, aurait marché directement sur Ayutthaya en passant par Tilau, que Pinto situe entre Phuket et Kedah. On se demande si Pinto était l'écrivain le plus menteur du monde, ou simplement le plus crédule. ⇑
11 - N.d.T. : Ici, Wood reprend la trame officielle de l'histoire thaïlandaise. Il est cependant vraisemblable que cette énigmatique Suriyothaï, dont tous les écoliers connaissent le nom et admirent l'héroïsme, n'est qu'une invention – ou, au mieux, une extrapolation – créée au XIXe siècle, et destinée à fabriquer de l'histoire ancienne, à générer du patriotisme et à fonder l'idée du sacrifice de l'individu à l'État. (Piriya Krairiksh, cité par François Lagirarde, Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, N° 90-91, 2003, p. 544). Son nom même est peut-être pure invention, il n'apparait dans aucune chronique ancienne ni dans aucun récit européen. La superproduction cinématographique (400 millions de bahts et 2 ans ½ de tournage) réalisée par le prince Chatrichalerm Yukol et projetée dans les cinémas thaïlandais en août 2001 fut l'occasion d'une formidable frénésie de nationalisme. Des millions de spectateurs se pressèrent pour voir en technicolor et sur grand écran l'histoire de la reine légendaire. Beaucoup n'y comprirent pas grand-chose, tant on se perd vite dans cet imbroglio de successions, de coups d'État, d'usurpations, d'exécutions, d'assassinats et de trahisons, mais là n'était sans doute pas l'important. Il s'agissait avant tout d'exalter le kwam pen thaï, expression intraduisible en français, l'essence de ce qu'est l'âme thaïlandaise, et de stimuler la fierté nationale. En tant que défenseur de notre culture, j'espère que Suriyothaï ouvrira la voie à d'autres films. Nous sommes colonisés par les films hollywoodiens, les films chinois. Nous sommes en train de perdre notre identité culturelle. (Niwat Kongpien, cité par Amporn Jitarrikorn : Suriyothai: hybridizing Thai national identity through film, Inter-Asia Cultural Studies, vol. 4, n° 2, 2003, p. 299). ⇑
12 - Note de l'auteur : L'histoire chinoise raconte qu'en 1553 le roi de Siam envoya un éléphant blanc à l'empereur Si Chong Hong Te (onzième de la dynastie Ming). L'éléphant mourut en route, mais ses défenses et sa queue furent remises à l'empereur. ⇑
13 - Note de l'auteur : Ce fut probablement ce gouverneur qui prit part à la conspiration contre Khun Worawongsa. ⇑
14 - Note de l'auteur : Le prince Chaï Chetta fut couronné Maharacha de Chiang Maï peu après la deuxième expédition et la mort du roi Phrachaï (1547). Il ne resta que deux ans à Chiang Maï, puis retourna à Luang Prabang pour combattre son frère cadet, qui était monté sur le trône de ce royaume après la mort soudaine de leur père. C’est à cette occasion qu'il enleva de Chiang Maï le Bouddha d'émeraude, le Bouddha en cristal de Lamphun, le Phrasingh et d'autres statues particulièrement sacrées. Aucune d'entre elles ne fut renvoyée à l'exception du Phrasingh. Chaï Chetta fit part de son intention de rester à Luang Prabang. Les nobles de Chiang Maï considérèrent donc que le trône était vacant, et nommèrent l'autre candidat, le prince Mekuthi de Müang Naï, au poste de Maharacha (1549). ⇑
15 - N.d.T. : Le cati, ou catti, mot probablement d'origine malayo-javanaise, n'était pas le nom d'une monnaie, mais le terme employé dans les relations occidentales pour désigner l'unité d'un poids d'argent, le chang (ชั่ง). Aujourd'hui, en Thaïlande, le chang est fixé officiellement à 600 g. ⇑
16 - Note de l'auteur : L'histoire birmane relate que le roi Chakrapphat lui-même fut emmené en otage en Birmanie avec le prince Ramesuan. Le prince Damrong a donné de très solides raisons pour laisser penser que c'est faux. La vérité ne sera sans doute jamais connue. ⇑
17 - Note de l'auteur : Le prince Damrong situe cet événement un peu plus tard, vers 1565, après l'invasion birmane de Wiengchan. L'auteur a suivi les deux plus anciennes versions de l'histoire siamoise. ⇑
18 - Note de l'auteur : Song Khwe était l'ancien nom de Phitsanulok. ⇑
19 - Note de l'auteur : Cæsar Frederick, qui se trouvait en Birmanie à cette époque, dit que l'armée birmane comptait 1 400 000 hommes et qu'ils en perdirent 500 000. Ralph Fitch évoque 300 000 hommes et 5 000 éléphants. Le Phongsawadan parle d'un million d'hommes. ⇑
20 - Note de l'auteur : L'histoire birmane raconte que peu après la chute d'Ayutthaya, Bayinnaung trouva l'occasion de faire exécuter Phraya Chakri ; un juste châtiment pour un traître aussi infâme. ⇑
19 août 2019