frontispice

 

Livre VI - Début.
Remarques sur le pays de Siam et départ des envoyés français.

lettrine Page de la relation du père Tachard

utre le journal du père Fontenay, dont nous avons déjà parlé, les autres pères nous laissèrent diverses remarques sur l'arbre qui porte la ouate, sur la gomme gutte, sur quelques oiseaux et sur d'autres choses assez curieuses qu'on sera bien aise de savoir. Voici ce qu'ils en disent dans un écrit particulier qu'ils m'ont laissé.

Dans le voyage que nous fîmes à la mine d'aimant, M. de la Mare blessa un de ces grands oiseaux que les gens de Monsieur appellent grand gosier, et les Siamois Noktho (1). Nous en fîmes l'anatomie autant que le lieu et le temps nous le purent permettre.

Le noktho que nous disséquâmes était de médiocre grandeur. Il avait dans sa plus grande largeur en y comprenant les ailes étendues 7 ½ pieds. Sa longueur de la pointe du bec au bout des pattes était de 4 pieds 10 pouces. La partie supérieure du bec avait 14 pouces 4 lignes de long, les côtés étaient recourbés et tranchants. En dedans, elle avait trois cannelures, dont celle du milieu était la plus grande, qui s'allaient perdre dans une pointe fort aiguë et courbée en bas qui faisait celle du bec. La partie inférieure qui portait la nasse avait 4 lignes moins en longueur que la supérieure. Elle se pouvait étendre suivant les besoins que cet animal avait d'élargir ou de rétrécir la nasse qui lui est attachée. Cette nasse était une membrane charnue semée de quantité de petites veines, qui avait 22 pouces de long quand elle était bien tendue. Les Siamois en font des cordes pour leurs instruments. La plus grande ouverture du bec était d'un pied et demi, la patte qui était grisâtre et du reste semblable à celle de l'oie avait 8 pouces de largeur, et la jambe 4 de hauteur. Les plumes du col étaient blanches, courtes et veloutées, celles du dos tiraient tantôt sur le gris, tantôt sur le roux. La couleur des ailes était le gris et le blanc mêlés avec symétrie, les grandes plumes des bouts des ailes étaient noires. Le ventre était blanc, sous le jabot il y avait des aigrettes d'un assez beau gris-blanc. La grosse plume couvrait un duvet plus épais à la vérité que celui du cormoran, mais beaucoup moins fin.

Dans la dissection, on trouva sous le pannicule charnu des membranes très déliées qui enveloppaient tout le corps, et qui en se repliant diversement formaient plusieurs sinus considérables, surtout entre les cuisses et le ventre, entre les ailes et les côtes et sous le jabot, il y en avait à mettre les deux pouces. Ces grands sinus se partageaient en plusieurs petits canaux, qui à force de se diviser, dégénéraient enfin en une infinité de petits rameaux sans issue, qui n'étaient plus sensibles que pour les bulles d'air qui les enflaient de sorte qu'il ne faut pas s'étonner si quand on pressait le corps de cet oiseau, on entendait un petit bruit semblable à celui qu'on entend quand on presse les parties membranes d'un animal qu'on a soufflé pour l'écorcher avec plus de facilité. L'usage de tous ces conduits était sans doute de porter l'air qu'ils recevaient des poumons par la communication sensible qu'on découvrit avec la sonde et en soufflant, qu'ils avaient avec eux, et le distribuer dans toutes les parties de l'animal. Cette distribution en diminuait le poids et le rendait par ce moyen plus propre à nager, chaque bulle d'air faisant à son égard à peu près le même effet que les vessies pleines d'air qui se trouvent dans la plupart des poissons, et la liaison intime que ces membranes avaient avec celles du poumon nous firent croire que ce pourrait bien être les mêmes étendues par tout le corps.

Sous ces membranes on trouva de part et d'autre deux doigts d'épais d'une chair sanglante semblable à de la venaison. Le thorax était composé de deux os fort larges attachés au bréchet, qui formaient une voûte très solide. Deux os qui tenaient lieu de clavicule et sur lesquels elle portait lui servaient d'imposte, et les côtes qui s'y venaient insérer pouvaient bien passer pour les arcs qui la soutenaient. Cette voûte osseuse avait ses méninges aussi bien que le crâne, où les sinus qui le traversaient faisaient plusieurs petits labyrinthes. Ils étaient apparemment destinés aux mêmes usages que les premiers. Les os mêmes avaient leurs sinus. La trachée artère se partageait immédiatement sur la base du cœur, en deux rameaux qui faisaient un angle droit avec le principal canal. Ils étaient aplatis à leur origine, ensuite ils se renflaient considérablement avant que de se plonger dans le poumon. Le parenchyme du poumon était assez ferme, il était plein de sinus de figure ovale. les boyaux avaient 9 ½  pieds de long. Ils avaient leurs contours, le ventricule était un renflement de boyaux tout droit à un petit sac près qui était auprès du pylore. Deux doigts au-dessous du pylore, il y avait un second renflement dans le duodénum. Le rectum avait 4 pouces de long, il avait un double caecum, qui se réfléchissant vers le haut à droite et à gauche, se venait attacher au colon et faisaient ainsi une espèce de trident. La longueur de chaque caecum était de 2 pouces, le ventricule avait près de 10 pouces de long. On y trouva deux poissons que cet oiseau avait avalés. La main étendue y entrait aisément.

Le poivrier est un arbrisseau rampant, qui pour s'élever a besoin d'appui. On le plante au pied de quelque arbre, afin qu'il s'y puisse attacher. Les Siamois se servent pour cela d'un petit arbre épineux qu'ils nomment Mae ton lang (2), ou bien on lui met des perches comme on fait aux haricots en Europe ; nous en vîmes de ces deux manières. La tige a ses nœuds semblables à ceux de la vigne, le bois même quand il est sec ressemble parfaitement à du sarment, au goût près, qui est fort âcre. Quand il est vert, il est lissé et d'un vert olivâtre. Cette tige pousse quantité de branches de tous côtés qui s'attachent au hasard. La feuille, quand l'arbre est jeune, est d'un vert uni et blanchâtre qui devient plus enfoncé à mesure que l'arbre croît. Elle garde toujours sa blancheur par-dessus. Sa figure est ovale, un peu diminuée à l'extrémité et terminée en pointe. Elle a six nervures, dont cinq partant de la principale vers le bas pour s'y venir rejoindre en haut, forment trois autres ovales semblables à la première. On ne distingue bien que cinq de ces nervures dans les petites feuilles. Ces nervures se communiquent par un tissu de fibres assez grossières. Les plus grandes feuilles que nous vîmes à InnebourieIn Buri (อินทร์บุรี) à 85 kilomètres au nord d'Ayutthaya.

Inburi
dans un petit jardin du roi avaient six pouces de long dans leur plus grand diamètre, et quatre dans leur plus petit. Elles ont un goût piquant, la grappe est petite, les plus grandes que nous vîmes avaient quatre pouces de long. Les grains qui étaient fort verts en ce temps-là, car ils ne devaient être mûrs que dans trois mois, étaient attachés sans pédicule. Ils étaient de la forme et de la grosseur du gros plomb à tirer. Le poivre, quoique vert, avait beaucoup de force. Les Siamois le nomment pric (3). Cet arbre charge peu. Je ne crois pas que ceux que je vis portassent chacun six onces de poivre.

Le cotonnier croît en broussée et à peu de hauteur. Ses jets sont semblables à ceux du groseillier. Quant à la disposition, chaque jet est de la couleur et de la grosseur des petites branches de nos jeunes coudriers. Couvert de duvet blanc de la même manière, chaque jet pousse de petites branches de 4 à 5 pouces de long, qui tiennent lieu de pédicules, où le fruit et la feuille sont attachés. Les feuilles, qui sont en petit nombre, sont petites, molasses et couvertes de duvet. Elles sont refendues en cinq endroits. Le fruit est de la figure d'une pomme de pin fort pointue, il est d'un doigt d'épaisseur à sa base et n'a guère plus de hauteur. L'écorce du fruit, ou l'étui du coton, est composé, tantôt de trois, tantôt de quatre triangles plans. Il s'entrouvre par la pointe comme l'étui de la châtaigne, quand il est mûr, et que le coton vient à s'enfler. Le dedans qui contient le coton, est partagé en cellules par autant de diaphragmes qu'il y a de triangles. Ces diaphragmes se viennent unir au centre. Le coton est enveloppé de petits grains de semence fort dure et de la même figure que le fruit ; la peau en est d'un vert obscur et le dedans de couleur de noisette. La fleur est composée de cinq feuilles de la couleur de la primevère. Dans le col, elles ressemblent à celles de l'iris, trois petites feuilles en embrassent la base en forme de calice, les Siamois nomment cet arbre tonfaéTon fai : ต้นฝ้าย.. Voici la manière dont ils se servent pour en tirer les petits grains et les ordures qui s'y attachent : l'instrument est monté sur un pied semblable à celui d'un dévidoir. Il est composé de deux petits cylindres de bois, qui ne laissent d'espace entre deux qu'autant qu'il en faut, afin que le plus fin coton puisse passer. Ils sont terminés par un bout en vis sans fin, et engrènent à cet endroit l'un dans l'autre, de sorte que quand on tourne la manivelle qui est attachée à l'autre bout d'un des deux, le coton qu'on met entre les deux avec la main étant tiré par un des rouleaux et poussé par l'autre (car ils tournent en deux sens contraires) passe avec facilité, tandis que les grains et les grumeaux qui sont arrêtés tombent à terre.

L'hérisson dont je vous envoie la figure peinte au naturel est environ long de deux pieds et demi en y comprenant la queue (4). Les Siamois l'appellent linลิ่น., les Portugais Bicho vergonhoso, c'est-à-dire infect, honteux. Je l'appelle hérisson parce que quand il craint quelque chose, il se resserre en lui-même comme nos hérissons, et dresse toutes ses écailles. Celles de sa queue sont si dures que quand on voulut ouvrir celui dont je vous envoie la peau, on ne put jamais les couper, ce qui été cause que les vers s'étant mis dans la chair, les écailles en sont toutes tombées. La peau en est également couverte de tous côtés, et il n'y a que le ventre et le dedans des jambes où cet animal n'a point d'écailles. Il vit dans les bois où il se retire dans des trous, il monte quelquefois sur les arbres, il ne vit que de quelques graines fort dures, au moins je n'ai trouvé que cela dans le ventricule de celui que j'ai ouvert avec quelques petites pierres. Aussi était-on surpris de ce qu'il ne mangeait ni fruits, ni riz, ni légumes, ni viande, ni poisson, ni rien de ce qu'on lui offrait, et on ne concevait pas comment il pouvait vivre (5). Il avait la gueule fort petite, la langue longue et étroite, qu'il lançait quelquefois hors la gueule à peu près comme les serpents, sans cependant faire aucun mal. Il avait quelques poils assez longs qui sortaient entre les écailles. Sa queue était ronde par-dessus et plate par-dessous, fort longue avec une petite excroissance de chair blanchâtre au bout, et couverte d'écailles. Il a au bout des pieds trois grands ongles crochus, et deux petits, ce qui lui sert à grimper sur les arbres. J'ouvris cet animal dans le moment qu'il mourut, je lui trouvai le sang froid. Le cœur cessa de battre dans le moment qu'on l'ouvrit, il était fort rouge et n'avait rien de particulier ; les poumons étant enflés enfermaient entièrement son cœur. Ils sont divisés en cinq globes, dont quelques-uns sont divisés par l'extrémité en plusieurs parties. Ils sont de la même couleur que ceux de l'homme. La situation de son ventricule est de même que celle du cochon, mais ayant fendu en longueur le pilote, je trouvai :

Le mésentère était parsemé de glandules qui étaient plus grosses à proportion qu'elles approchaient du centre, où on ne trouve point cette grosse glande qu'on trouve dans le chien et les autres animaux.

Cet animal avait dans le corps un petit, ce qui me donna la curiosité d'ouvrir la matrice. Elle était comme divisée en deux parties, l'une extrêmement grosse dans laquelle était renfermé le fœtus enveloppé dans deux membranes, l'une épaisse et sanguineuse, l'autre fort mince et blanchâtre ; l'autre partie de la matrice qui était comme un second sac, était remplie d'une matière glaireuse et communiquait par une large ouverture au fond de la matrice, peut-être sert-elle à ces animaux lorsqu'ils ont deux petits. On m'a dit cependant qu'ils n'en portaient ordinairement qu'un. Il n'y avait point de placenta, mais le fond de la matrice était tapissé de veines pleines de sang, qui sert à la nourriture du fœtus.

Nous avons eu quelque temps ici un autre de ces animaux qui avait avec lui un petit. Il se tenait toujours sur l'extrémité du dos et le commencement de la queue de sa mère. Dès qu'on la retirait, il cherchait sa mère à tâtons, car il semblait qu'il ne la vît pas, quelque proche qu'elle fût de lui, et sitôt qu'il l'avait rejointe, il regagnait la même place sans en prendre jamais d'autre, et cela par un instinct admirable, afin qu'en quelque trou qu'entrât sa mère, il y pût entrer avec elle, ne faisant pas avec la queue un plus grand volume que celui du corps de sa mère. Lorsque la peur obligeait le grand de se replier en soi-même, le petit ne manquait pas de se mettre dans un des plis, et s'y accommodait de telle sorte qu'on ne pouvait l'en détacher, ne présentant que les écailles de son dos. Pour les obliger à s'étendre, il ne fallait que leur jeter un peu d'eau sur le corps.

Outre la description anatomique du tokay qu'on a déjà donnée fort au long dans le livre qui s'imprima l'an passé avec les figures (6), j'ai cru qu'on serait bien aise de voir les nouvelles remarques que le père de Bèze a faites sur ce même insecte. Voici ce qu'il en dit :

Le tokay (7) que j'ouvris avait été laissé pour mort par de jeunes gens qui lui avaient écrasé la tête à force de coups. Je le trouvai quatre heures après encore vivant, et le cœur lui battit plus d'une demi-heure après que je l'eus ouvert, les mouvements en étant toujours fort réguliers, quoique je le touchasse et que je le tournasse de tous côtés. Il est vrai aussi que cet animal qui a le sang fort épais n'en perdit pas une seule goutte lorsqu'on lui fendit le ventre. Il paraît avoir le sang froid, il n'a qu'une oreillette, et qu'une cavité ou ventricule dans le cœur. Le mouvement de l'oreillette précède toujours le battement du cœur. Ses poumons, comme j'ai dit, sont faits à peu près comme des vessies de poisson, se terminant en pointe du côté de la queue, excepté que les veinules qui se croisent par-dessus sont comme un réseau rouge fort délicat qui serait appliqué par-dessus. Ils s'enflent et se remplissent d'air comme un ballon lorsque l'animal respire, et lorsqu'il rejette l'air, ils s'affaissent et deviennent presque insensibles. Leur mouvement n'est pas réglé comme dans l'homme, et souvent l'animal demeure un espace de temps fort considérable sans respirer. Lorsque je l'ouvris, ils étaient enflés et demeurèrent ainsi presque un demi-quart-d'heure au bout duquel temps l'animal repoussa l'air et ne respira plus. Il a le foie d'une juste proportion avec les autres parties, ce que j'ai toujours trouvé dans ceux que j'ai ouverts, et ce qui fait voir la fausseté de ce qu'on dit, qu'il croît quelquefois extraordinairement (8). Il y a au milieu la vésicule du fiel qui paraît comme une petite tache ronde d'un bleu extrêmement vif. On voit sa figure aussi bien que celle des poumons dans l'animal ouvert que j'ai fait peindre aussi bien que les boyaux qui n'ont rien de particulier. Il a la langue de figure ronde assez épaisse, le palais d'une couleur violette, et un rang de dents fort fines de chaque côté à l'entrée de la gueule. Cet animal n'a point de venin (9).

L'impatience que M. Céberet avait de faire son voyage vers la côte de Coromandel le rendait inquiet avec beaucoup de raison. Le roi de Siam, qui se faisait un plaisir de retenir à la cour le plus longtemps qu'il pourrait les envoyés du roi, avait beau lui faire dire que la saison ne le pressait pas et qu'il ne devait pas se hâter, cet envoyé, au contraire, soutenait qu'il avait déjà trop tardé, et que s'il différait davantage, la Compagnie de France allait faire une perte très considérable, et qu'il n'aurait pas le temps de régler les affaires des comptoirs (10). Il disait encore qu'il avait un ordre du roi avec une lettre de Sa Majesté pour aller à la cour du grand Moghol, s'il jugeait ce voyage nécessaire. M. Constance lui avait dit deux ou trois fois que jamais la Compagnie ne trouverait d'occasion plus favorable pour traiter avantageusement avec ce prince, et s'établir sûrement sur ses terres, qu'elle l'était dans la conjoncture présente de la guerre qui lui faisaient les Anglais et du mécontentement qu'il avait des Hollandais. M. Céberet se servait de tous ces motifs pour faire voir qu'il avait besoin d'une extrême diligence pour exécuter de si grandes entreprises. M. Constance, persuadé par ses raisons, conseilla à M. l'envoyé de prendre congé du roi par une lettre qu'il mettrait entre les mains de ce ministre pour la donner au roi son maître qui était alors incommodé (11). Par cette lettre, M. Céberet témoignait au roi l'extrême regret qu'il avait de partir de sa cour sans avoir l'honneur de voir Sa Majesté, et lui en marquait en même temps la nécessité indispensable. Le roi de Siam s'étant fait expliquer cette lettre, et faisant réflexion à ce qu'on eût pu dire dans les Indes quand on saurait qu'un envoyé du roi était parti d'auprès de lui sans le voir, son bon cœur et la considération qu'il a pour le roi, l'obligèrent nonobstant sa maladie à donner une audience secrète à M. Céberet, se persuadant qu'il manquerait de reconnaissance et d'amitié pour Sa Majesté s'il laissait partir de sa cour son envoyé sans l'avoir vu. Ainsi il dit à M. Constance que puisque M. Céberet était résolu de quitter Louvo le jour de son départ, il le menât avec son fils et moi à un endroit du palais qu'il lui marquait, sous prétexte de lui faire voir une escarboucle d'une beauté et d'une grandeur extraordinaire que ce prince porte quelquefois à son chapeau, et que Sa Majesté s'y trouverait à l'heure donnée. M. Constance m'en avertit fort secrètement, et j'allai aussitôt en faire part à M. Céberet. Cela s'exécuta comme le roi de Siam l'avait projeté, et M. Céberet eut l'honneur et le plaisir de voir Sa Majesté siamoise. Ce prince lui demanda s'il était content des privilèges qu'on lui avait accordés, à quoi M. Céberet répondit qu'il n'avait qu'à rendre de très humbles actions de grâces à Sa Majesté de toutes les bontés qu'elle avait pour lui et pour toute la Compagnie, et la conjurer de lui continuer toujours sa royale protection. Ce prince continua à lui faire diverses autres questions sur les avantages que la Compagnie française pouvait tirer du commerce de Siam, entrant dans un fort grand détail. Ensuite, le roi ordonna au fils de M. Céberet de se lever, pour le voir plus à loisir. Il demanda son âge, et s'il avait étudié, et il prit plaisir d'apprendre qu'il ne faisait que de sortir du collège de Louis le Grand, disant qu'il ne pouvait pas tomber en de meilleures mains pour être bien élevé. Il lui fit présent d'une chaîne d'or d'un ouvrage fort délicat. Ce prince souhaita ensuite un bon voyage à lui et à son fils, et se retira en disant que son incommodité ne lui permettait pas d'avoir le plaisir de le voir plus longtemps. En effet, son visage paraissait fort changé, et nous avions peine à l'entendre parler à cause de son rhume. Ainsi M. Céberet sortir de la présence du roi comblé d'honneurs et extraordinairement satisfait des marques de bonté qu'il en avait reçues.

Après avoir dîné chez M. Constance, il s'alla embarquer dans son balon, où il fut conduit par le ministre qui le vit partir de Siam. De Siam, il descendit à Bangkok, et de Bangkok il alla à Mergui. Il fit ce voyage tantôt en balon sur les rivières, et tantôt sur un éléphant, et souvent en palanquin qui est la voiture la plus commode. Ce voyage n'est pas long, mais très difficile, parce qu'il faut porter jusqu'à l'eau pour boire. Cependant, M. Céberet trouva tous les matins et tous les soir une maison faite exprès, bien meublée et fournie de tout ce qui était nécessaire pour manger et pour y reposer avec tous ses gens.

Après le départ de M. Céberet, M. de La Loubère pensa que la saison passait, et il était malade. L'air de Siam ne lui était pas favorable. Pendant tout le séjour qu'il y fit, il n'y eut pas un jour agréable, et cela l'obligeait à demander plus vivement son audience de congé. Cependant on travaillait incessamment à emballer les présents que le roi de Siam et M. Constance envoyaient en France. Car ce prince en ayant reçu de très magnifiques du roi pour sa seconde fois, il voulut en envoyer qui fussent encore plus précieux et en plus grand nombre que ceux qu'il avait envoyés le premier voyage. Il en voulut faire à toute la famille royale. Il accompagna ces présents d'une lettre que j'ajouterai ici comme une pièce extrêmement curieuse.

Somdet Pra Tchao crung thep Pramha Ana Con Pujai
     à Somdei Pra tchao crung Franca e Navarra Pujai (12).

Très puissant et très haut, environné des grandes félicités et des pouvoirs annexés aux plus fameux monarques, revêtu avec une prééminence extraordinaire de grandeur, de justice, de piété et de religion. Illustre par son extraction incomparable, prince dont la majesté et la gloire remplissent tout l'univers, favorisé de Dieu dans ces derniers siècles par des victoires sur plusieurs souverains de l 'Europe qui ont été obligés par la force de ses armes à lui demander la paix et son amitié royale, Louis le Grand, roi de France et de Navarre, notre très cher ami, dont Dieu tout puissant, qui gouverne le ciel et la terre, veuille combler, augmenter et conserver éternellement les continuelles prospérités, et l 'accroissement de sa famille royale pour la gloire et la joie de tous ses amis.

On ne saurait exprimer l 'inquiétude et l 'affliction que nous ressentîmes par la nouvelle de l 'indisposition de Votre Majesté (13). Mais la force de notre nouvelle amitié et de la bonne correspondance qui est entre nous, prévaudra toujours contre toutes sortes d 'adversités, avec autant de succès que le soleil levant dissipe toutes les vapeurs de la terre. Aussi l 'arrivée de l'escadre de Votre Majesté a tiré ce voile de dessus notre cœur en nous apprenant le rétablissement de sa santé, et nous a investi pour ainsi dire de toutes parts des marques illustres et indubitables de l'amitié de Votre Majesté qui est le comble de nos désirs, non seulement par les troupes qu 'elle nous envoie, et par ceux qui les commandent, mais encore par le grand nombre de pères qu 'elle nous a accordés. Toutes ces circonstances nous remplissent le cœur d'un vrai plaisir, et nous font sentir des effets de cette sympathie de sincérité et d 'estime mutuelle qui nous causent une joie inexplicable. Ces royales entreprises de Votre Majesté avec des intentions si conformes à nos inclinations méritent des louanges toutes extraordinaires, et nous ne voulons pas entreprendre de les borner. Mais Votre Majesté dans sa lettre royale ajoute une infinité de nouveaux sujets, non seulement de reconnaissance, mais encore d 'admiration, qui nous ôtent tout moyen d'y correspondre à présent. Nous nous contenterons de demander à Dieu la conservation de Votre Majesté pendant plusieurs siècles avec tout le succès et le bonheur qu 'elle peut souhaiter.

Nous avons confié les places les plus importantes et en même temps la force de notre royaume, par où les ennemis de notre État pouvaient entreprendre quelque chose contre nous, nous avons, dis-je, confié ces postes importants aux troupes que Votre Majesté nous a envoyées pour les garder, ne doutant pas qu 'elles ne le fassent avec le zèle et la fidélité qui convient à notre mutuelle amitié et à nos bonnes intentions. Ainsi, Votre Majesté peut être en repos sur ce qui regarde l 'établissement de ces troupes.

Nous avons reçu les pères jésuites que le père de La Chaize, confesseur de Votre Majesté, nous a envoyés par ses ordres si conformes à nos désirs, avec la même estime qui nous avait porté à les demander, et nous leur avons assigné par des lettres patentes un collège et une église, et les autres choses nécessaires pour leur résidence dans notre ville de Louvo. On fera la même chose incessamment dans notre ville de Siam. Au reste, Votre Majesté peut être sûre que nous les traiterons comme ils méritent de l'être de Votre Majesté. C'est avec beaucoup de douleur que nous avons appris qu 'un de ces pères est mort durant le voyage (14), parce que nous les considérons tous comme les plus utiles instruments, et le véritable canal de nos royales correspondances, et par conséquent ils seront toujours intimes à notre cœur.

Les envoyés extraordinaires de Votre Majesté, les sieurs de La Loubère et Céberet, nous ont donné les présents de Votre Majesté que nous avons reçus avec toute l 'estime qu 'ils méritaient pour leur beauté et pour leur magnificence, et surtout parce que nous les prenons pour des gages sincères de l 'amitié de Votre Majesté. Mais comme les circonstances qui doivent établir ces royales correspondances entre Votre Majesté et nous n 'ont pu être conclues ni déterminées, nous sommes obligés d 'envoyer vers Votre Majesté le père Tachard pour traiter avec elle de toutes choses, et en particulier assurer Votre Majesté de la royale et sincère estime que nous faisons de son amitié royale, et pour lui présenter de notre part quelques curiosités de cet Orient qui lui serviront de témoignages de la sincérité de nos désirs, qui tendent uniquement à conserver et à augmenter même notre amitié mutuelle, et la rendre si ferme qu 'elle dure éternellement. Nous n 'avons point donné de qualité à ce père, à cause de son caractère de prêtre et de jésuite, d 'où les mal intentionnés pourraient prendre quelque avantage pour lui faire quelque peine, ce qui retomberait sur nous. Ainsi, nous nous remettons à la royale prudence de Votre Majesté pour faire sur ce point tout ce qui conviendra à notre gloire réciproque, et au crédit de sa fonction. Nous lui avons recommandé tout ce que nous croyons qui pourra contribuer à l 'accomplissement de nos désirs réciproques, afin qu 'il en puisse traiter avec Votre Majesté, ainsi nous la conjurons de lui donner une entière créance.

La grâce et la bonté de Dieu créateur de toutes choses, accorde à Votre Majesté une longue et heureuse suite d 'années accompagnées de toutes les prospérités qu 'elle peut souhaiter de victoires contre ses ennemis, et de sujets de joie pour ses amis, afin qu 'elle puisse avec toute sorte de bonheur, gouverner et augmenter les royaumes de France et de Navarre, et ses conquêtes.

C 'est le désir sincère de celui qui est,

De Votre Majesté,

Le très cher et bon ami.

Écrit de notre palais de Louvo le 3 du décours de la première lune de l'année 2231, c'est-à-dire le 22 décembre 1687.

Phaulkon.

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NOTES

1 - Grand gosier est un des noms vulgaires du pélican, ce qui correspond à la description qu'en donne Tachard. Toutefois, le mot nok tho (นกต่อ) désigne, avec une connotation péjorative, une chanterelle, un oiseau placé dans une cage pour qu'il attire par son chant les oiseaux de son espèce. Le pélican en thai se dit nok krathung (นกกระทุง).

ImagePélican. Illustration de l'Histoire naturelle des oiseaux de Buffon. 1784. 

2 - Probablement Mai thonglang (ไม้ทองหลาง). Le mot thonglang (ทองหลาง) désigne des arbustes épineux du genre Erythrina. Maï (ไม้) est un terme générique pour désigner le bois.

3 - Le mot phrik (พริก) utilisé seul désigne plutôt le piment. Le poivre noir se dit phrikthai (พริกไทย).

ImagePoivriers en Thaïlande. 

4 - Il s'agit en fait du pangolin de Malaisie (Manis javanica).

ImagePangolin de Malaisie, illustration du Second voyage du père Tachard (1689). 

5 - Les pangolins sont insectivores. 

6 - Il s'agissait du Recueil des observations physiques et mathématiques pour servir à l'histoire naturelle et à la perfection de l'astronomie et de la géographie, envoyées de Siam à l'Académie royale des Sciences à Paris par les pères jésuites français qui vont à la Chine en qualité de mathématiciens du roi, avec les réflexions de MM. de l'Académie et quelques notes du père Gouye, de la Compagnie de Jésus, publié en 1688 par la veuve d'Edme Martin, Jean Boudot et Estienne Martin, rue Saint-Jacques, au Soleil d'Or. 

7 - Le mot tokay (ตุ๊กแก) est une transcription phonétique de l'appel strident du gekko gecko.

ImageGekko tokay.
ImageTokay. Illustration du Second voyage du père Tachard (1689).
ImageDissection du tokay. Illustration du Second voyage du père Tachard (1689). 

8 - C'est une des innombrables légendes inspirées par le gecko tokay et rapportée également par La Loubère (Du royaume de Siam, 1691, p. 57) : Ce qu'ils disent d'une sorte de lézard nommé toc-quay, est d'une ignorance et d'une crédulité singulières. Ils s'imaginent que cet animal, sentant son foie croître outre mesure, fait le cri qui lui a fait donner le nom de tocquay, pour appeler un autre insecte à son secours, et que cet autre insecte lui entrant dans le corps par la bouche, lui mange ce qu'il a de trop au foie, et après ce repas se retire du corps du tocquay par où il y était entré. Toutefois, comme souvent, cette légende n'est pas entièrement fantaisiste. Parfois, nous dit la Zoological Park Organization de Thaïlande, lorsque le serpent vert ne peut trouver sa nourriture par lui-même, il va la chercher de force dans la bouche du tockay, ce qui a donné naissance à cette croyance populaire que le serpent mangeait le foie du gecko. Mais en réalité, il ne fait que se nouer étroitement autour du corps du gecko, l’obligeant ainsi à ouvrir la bouche, dans laquelle il récupère les débris de chair ou d’insectes, reliefs du dernier repas.

ImageSerpent vert allant chercher sa nourriture dans la bouche d'un gecko. 

9 - À cette époque, les avis étaient encore très partagés quant à l'éventuelle toxicité du gecko. Nicolas Gervaise écrivait : Sa morsure est mortelle si on n'a soin de couper incessamment la partie du corps qu'il a mordue. (Histoire naturelle et politique du royaume de Siam, 1688, p. 40). En réalité, si la morsure du tokay est douloureuse, elle n'est nullement toxique, le gecko étant totalement dépourvu de venin. 

10 - Céberet avait de bonnes raisons de vouloir vite s'en aller. Le navire Le Président l'attendait à Mergui pour le conduire à Pondichéry, et la saison s'avançant, il risquait d'être contraint d'attendre un an sur place avant de pouvoir entreprendre son voyage. Il quitta Ayutthaya le 15 décembre 1687, et arriva à Pondichéry le 25 janvier 1688. Son séjour au Siam fut loin d'être satisfaisant à ses yeux, et les derniers jours qu'il passa à Lopburi furent particulièrement tendus, notamment du fait des rancœurs qui animaient Phaulkon contre les envoyés. Le même jour [12 décembre 1687], au soir, M. de La Loubère me fit voir un mémoire que lui avait envoyé M. Constance. Je le trouvai plein d'aigreurs et d'invectives pour ne pas dire d'injures. Je fus de sentiment de n'y point répondre qu'en marquant à M. Constance que notre départ ne permettait pas de le faire. Il aurait été inutile de répondre autrement, car il avait résolu de garder avec nous la même conduite qu'il avait commencée, et de se remettre de tout au père Tachard qui partait pour France avec des pouvoirs. (Journal du voyage de Siam de Claude Céberet, Michel Jacq-Hergoualc'h, 1992, p. 137). 

11 - Dans son journal, (op. cit. p. 132) Céberet met en doute la réalité de cette maladie : Le 9 [décembre 1687], il courut un bruit que le roi était malade et, le même jour, M. Constance me dit que le roi avait promis notre audience de congé pour le 10, mais que son indisposition ne lui permettait pas de nous la donner et qu'ainsi il fallait attendre que Sa Majesté se portât mieux pour avoir audience, que cependant nous pouvions finir toutes nos affaires, parce que l'usage à Siam est qu'immédiatement après l'audience on va s'embarquer. Je rendis compte à M. de La Loubère de cette conversation, qui m'apprit que c'était une défaite de M. Constance pour nous retenir à Siam le plus qu'il pouvait parce que les affaires n'étaient pas prêtes pour l'envoi du père Tachard et qu'il était assuré que la maladie du roi était une maladie feinte, que la preuve qu'il en avait était que le jour qu'il promit l'audience, le sieur de La Lève lui ayant dit qu'il devait partir avec moi pour s'en retourner à bord, M. Constance lui répondit que cela ne pressait point, à quoi La Lève lui ayant répliqué que nous nous attendions à avoir audience le 10 et à partir le même jour, M. Constance lui dit : « Oui, le roi sera malade et il faudra bien qu'ils prennent patience. ». 

12 - Somdet phra chao (สมเด็จพระเจ้า) : titre du roi. - Krung thep phra maha nakhon (กรุงเทพ พระ มหานคร) : Grande cité des créatures célestes. - Phu yai (ผู้ใหญ่) : grand, excellent. 

13 - Louis XIV devait donner audience aux ambassadeurs siamois le 14 août 1686. Une fièvre quarte l'obligea à remettre cette audience au 1er septembre. Par ailleurs, 1686 fut également l'année de la fistule anale du roi, opérée le 18 novembre avec succès par le chirurgien Charles-François Félix. 

14 - Le père Louis Rochette, l'un des quatorze jésuites, était mort entre le Cap et Batavia. 

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5 avril 2019