Livre VI - Fin.
Remarques sur le pays de Siam et départ des envoyés français.
Le pape avait envoyé au roi de Siam des présents avec un bref il y avait déjà quelques années par feu M. d'Héliopolis (1). Ce prince y avait répondu, mais comme les ambassadeurs périrent avec les présents qu'ils portaient au Pape (2), il ne voulut pas différer davantage pour marquer à Sa Sainteté combien il était sensible à l'honnêteté qu'il en avait reçue. La belle lettre qu'il lui écrit fera encore mieux voir les sentiments de son grand cœur. J'en ajouterai à la fin une copie fidèle. Ces deux lettres écrites en siamois ont été traduites en portugais par M. Constance, et cette traduction est scellée du sceau du roi et du ministre.
Elles étaient écrites en siamois chacune sur une lame d'or d'un pied de longueur sur un demi de largeur, de l'épaisseur d'un demi. Elles étaient proportionnées à la grandeur de la lettre et assez épaisses (3). Cette boîte était faite comme une tour assez ronde, mais un peu plus grosse par le haut que par le pied. Le couvercle était fait en pyramide presque aussi élevé que le reste de la boîte, et fort bien émaillé. On mettait la boîte dans un petit sac de toile d'or, et dans un petit matelas d'ouate fait de ces riches étoffes de la Chine, et tout cela était renfermé dans un fort beau cabinet verni, proportionné à la grandeur de la lettre.
Le roi de Siam ne signe jamais ses lettres, le métal sur lequel elles sont écrites et dont nul autre ne se peut servir que lui dans son royaume, est une marque assez authentique que c'est la lettre du prince. Il n'écrit sur de l'or que lorsqu'il écrit à de grands rois, et quand il envoie des lettres à des particuliers, elles sont sur du papier, auxquelles il fait apposer son sceau, qui est de grandeur et de figure différente, conformément à la qualité de la personne à laquelle il écrit. Comme la lettre que ce prince a fait l'honneur au révérend père de La Chaize de lui écrire est assez singulière, je suis sûr que le lecteur me saura bon gré si j'en insère ici une fidèle traduction :
Notre royale parole étant portée au Révérend père de La Chaize, confesseur du roi de France, lui fasse connaître notre affection et nous serve de compliment auprès de lui. Nous avons reçu avec joie des mains du père Tachard la lettre et le présent de votre paternité. Ce même père nous a raconté avec combien de soin et de zèle elle nous avait ménagé tout ce que nous lui avions fait recommander pour notre contentement particulier et pour l 'intérêt de nos peuples. Cette marque de notre affection pour notre personne et pour tous nos sujets ne nous a pas été moins sensible qu 'elle a été agréable au cœur royal du grand roi votre maître, comme votre lettre nous l 'apprend. Il ne nous a pas été difficile de connaître par cette sage conduite, quand nous n 'aurions rien su de votre rare mérite, la suprême sagesse qui accompagne ce puissant monarque dans le choix qu 'il fait de ceux qu 'il attache auprès de sa personne royale, et en même temps les qualités et le bonheur des personnes qu 'il veut ainsi honorer. Nous avons député le père Tachard de la Compagnie de Jésus auprès du roi et auprès du saint Pape pour leur présenter de notre part nos lettres royales et nos présents. Le zèle que votre paternité a fait paraître la première fois nous fait encore espérer qu 'elle l 'aidera de ses conseils, de son crédit et de son pouvoir, comme nous l 'en prions, afin que ce père s 'acquitte bien de son emploi. Nous désirons particulièrement qu 'il ménage une voie sûre et libre, afin de faire venir le plus grand nombre de pères de votre Compagnie qu 'il se pourra, pour être comme les gages de la bonne et royale correspondance que nous souhaitons ardemment d 'entretenir avec le roi de France, notre bon ami et allié. Écrit de notre palais de Louvo, le 3 du décours de la première lune de l 'année 2231, c'est-à-dire le 22 décembre 1687. |
Pendant ce temps-là, M. de La Loubère se pressant, comme nous avons déjà dit, de revenir en France, écrivit au roi de Siam pour demander à Sa Majesté son audience de congé. Ce prince, tout incommodé qu'il était, ne voulut pas différer plus longtemps de la lui accorder. Il revint à Louvo de Thale Chubson, où il était avec toute sa cour le 22 de décembre. Le jour précédent, M. Desfarges, avec tous les officiers français qui étaient à Louvo, avaient été à Thale Chubson joindre Sa Majesté, et j'avais eu un ordre particulier du roi de m'y trouver. Le lendemain de grand matin, après que les dames de la Cour furent parties avec les eunuques sur des éléphants pour se rendre à Louvo, tous les Français à cheval, au nombre de vingt, allèrent attendre le roi à une portée de mousquet de Thale Chubson dans un vallon par où Sa Majesté devait passer. M. Constance y était aussi monté sur un éléphant, et comme le roi me voulait donner audience en chemin, je fus obligé de m'y trouver sur un éléphant, car il n'y pas bienséant aux prêtres de prendre à Siam d'autres montures. À peine fûmes-nous arrivés que les soldats de la garde du roi parurent devant nous et commencèrent à défiler. Il y en avait un fort grand nombre de différentes nations, dont la plupart étaient armés à l'européenne. Quand le roi fut arrivé auprès de nous, il fit arrêter son éléphant. M. Constance s'avança pour lui parler avec M. Desfarges et M. du Bruant. Un moment après, un mandarin apporta devant le roi une grande quantité de vestes, dont Sa Majesté fit présent à tous les officiers français. Les vestes de M. Desfarges et de M. du Bruant étaient de brocart d'or garnies de boutons d'or, et celles des autres officiers étaient d'étoffes de la Chine avec des boutons d'argent. Après cette courte audience, le roi continua son chemin, et les Français se mirent à sa suite. Sa Majesté m'ordonna de la suivre de près, et me recommanda durant tout le chemin jusqu'au palais de Louvo diverses choses pour son service, dont je devais avoir soin en France, me donnant durant tout ce temps-là, à la vue de toute sa cour et du peuple, des marques d'une bonté et d'une tendresse extraordinaire.
Le jour suivant, M. de La Loubère fut à son audience de congé avec toutes les marques d'honneur et toutes les cérémonies qui se pratiquent à Siam dans de semblables occasions, dont nous avons déjà parlé. J'eus l'honneur de l'accompagner par un ordre exprès du roi de Siam, et voici les propres termes de son compliment que j'ai reçu avec les précédents des mains de M. Constance, auquel il l'avait donné pour l'expliquer au roi de Siam.
Grand roi dont la présence augmente la haute réputation, Nous venons recevoir les derniers ordres de Votre Majesté pour nous en retourner auprès du roi notre maître et seigneur, lui rendre compte des grandes choses que nous avons vues en votre auguste personne, de cette vivacité si douce et de cette douceur si majestueuse, de cette sagesse qui gouverne tout sans s'émouvoir, de cette pénétration à laquelle rien ne se cache, et de cette royale vigueur qui châtie si facilement les rebelles qui ne savent pas demander grâce, et qui prévient avec tant de succès les desseins injustes des ennemis déclarés de ce florissant royaume. Certes, si Votre Majesté est plus aimée et plus redoutée que pas un de ses prédécesseurs, c'est qu'elle n'a qu'à paraître pour ravir les volontés et imprimer une entière vénération. C'est le témoignage que nous nous hâtons d'aller rendre au roi notre maître et seigneur de ce que nous avons éprouvé nous-mêmes, et Votre Majesté doit être persuadée qu'il n'y a que sa présence qui pût augmenter dans l'âme royale de Louis le Grand l'effet qu'y a déjà produit votre glorieuse réputation. Cependant, pour l'augmenter, s'il est possible, nous dirons à Sa Majesté la joie publique qu'on a eue de notre arrivée en ce royaume, l'esprit d'une douce correspondance que Votre Majesté a inspiré à ses sujets à l'égard des Français, les soins paternels qu'elle en prend elle-même, les facilités que Votre Majesté a données dans ses puissants États à la Compagnie française pour y établir un bon commerce, lien le plus naturel de nations si séparées, et en un mot, tout ce dont nous croyons que Votre Majesté sera bien aise que le roi notre maître et seigneur soit informé par nous à notre retour. Nous ne pouvons finir sans témoigner avec toute sorte de respect à Votre Majesté notre extrême sensibilité pour toutes les bontés dont elle nous a honorés en notre particulier. |
Cette audience qui fut assez courte étant finie, M. Constance invita M. l'envoyé de la part du roi à dîner au palais avec tous les officiers français, après quoi on le ramena à son hôtel. M. Constance, en quittant M. l'envoyé à la porte du palais, me mena dans un appartement intérieur où l'on garde les sceaux du roi de Siam. Avant que d'y entrer, nous passâmes sous les fenêtres de celui du roi, où je remarquai deux choses qui sont assez considérables. Comme j'entendis diverses voix qui chantaient dans une pagode qui joignait l'appartement du roi, je m'informai de M. Constance de ce que ce pourrait être. Il me répondit que c'était des talapoins qui priaient Dieu pour la santé du roi, selon la coutume, et qu'il y avait un nombre réglé de talapoins entretenus par le roi, qui venaient chaque jour au palais prier pour sa personne royale. Repassant une seconde fois au même endroit, j'entendis la voix d'un homme qui lisait dans la chambre du roi, et j'appris que ce prince, tous les jours, avant de se reposer, se faisait lire diverses histoires de son royaume et des autres États voisins, qu'il a fait ramasser avec grand soin et avec beaucoup de dépense. Quand je fus entré dans la salle où l'on garde les sceaux, le mandarin qui en a le soin prit avec beaucoup de respect une grande boîte où ils étaient. Aussitôt, on entendit les tambours et les autres instruments qui accompagnent le roi de Siam quand il sort, pour avertir tout le monde de se tenir dans une posture bienséante, et on les porta ainsi en cérémonie jusque dans la salle d'audience, où M. Constance entra avec celui qui portait la cassette. Les trompettes et les tambours demeurèrent toujours dehors, avertissant de temps en temps par le son de leurs fanfares de ce qui se passait dans la salle d'audience. Comme je ne m'y étais trouvé que par curiosité, je fus bien aise de voir tout ce qui s'y pratiquait en semblables occasions. Nous trouvâmes en entrant divers mandarins qui attendaient les sceaux, auxquels ils firent d'abord une grande révérence. M. Constance s'était approché ensuite avec respect au pied du trône du roi, où on les avait mis, les tira de leurs boîtes pour les imprimer sur les lettres écrites sur du papier que le roi envoyait en Europe, comme nous avons déjà dit. Cela s'étant ainsi exécuté, on rapporta les sceaux de la même manière qu'on les avait apportés.
De ce même jour, le roi de Siam qui s'était retiré à Thale Chubson sur le soir envoya un ordre à M. Constance de me prendre et de l'y aller trouver. Nous arrivâmes sur les dix heures, et nous trouvâmes le roi qui se divertissait à voir courir bord sur bord une frégate de six pièces de canon dans le grand canal, dont nous avons parlé ci-dessus. Le capitaine qui la commandait la faisait passer et repasser devant le roi, saluant chaque fois de toute sa volée Sa Majesté quand il passait devant elle.
À peine M. Constance eut-il parlé au roi, que Sa Majesté m'envoya un officier pour me conduire dans une petite galerie où le roi était seul avec son ministre. Pendant cette audience qui dura plus de deux heures, ce bon prince ne me recommanda rien tant que de témoigner au roi combien il était sensible aux bienfaits et à toutes les marques d'amitié qu'il avait reçus de Sa Majesté, qu'il aurait tout le soin des troupes françaises que demandaient la générosité et la confiance d'un si grand monarque qui les lui avait envoyées, et que je n'allais de sa part en France que pour apprendre et lui rapporter les augustes volontés de ce grand prince, et le féliciter de nouveau de toutes la gloire dont Dieu couronnait ses rares vertus.
Il m'ordonna enfin d'agir en France pour sa gloire et pour l'intérêt de ses peuples, dans les différentes occasions qui se présenteraient, me disant qu'il m'autorisait comme si j'avais des ordres exprès pour chaque chose en particulier. Il ne me serait pas bienséant de rapporter ici tous les sentiments d'estime et de tendresse qu'il me témoigna avoir pour notre Compagnie ; j'ajouterai seulement qu'ayant pris la liberté de lui demander si Sa Majesté ne me voulait point charger de quelque commission qui lui fût agréable, comme de quelque ouvrage curieux de mathématique ou de quelque autre chose qui fût de son goût : Eh, quoi, mon père, répliqua ce bon prince, vous me demandez que je vous charge d'une commission qui me fasse plaisir ? N'en allez-vous pas achever une que vous avez déjà si heureusement commencée, qui est de me procurer l'amitié du plus grand roi du monde ? Certes, si vous y réussissez, comme je l'espère, vous ne sauriez rien faire qui puisse m'être plus avantageux ni plus agréable, et je ne vois pas comment je pourrai reconnaître vos soins. Nous nous verrons encore ce soir, poursuivit le roi, songez si vous avez quelque chose de particulier à nous représenter. En disant ces paroles, il se leva du fauteuil où il était assis, et il se retira dans son appartement.
Je remarquai quand le roi s'en alla, qu'il avait à la main un cimeterre dont le manche était d'or et le fourreau couvert de lames du même métal, tout parsemé de pierreries, et j'ai su depuis que jamais le roi de Siam, quelque part qu'il soit, ne quitte son sabre. Nous nous en retournâmes à Louvo pour achever quelques affaires particulières, et surtout pour prendre congé de M. l'envoyé, qui devait partir le lendemain de grand matin. Sur les sept heures du soir, nous revînmes à Thale Chubson, sans autre compagnie que de deux jeunes officiers français et des capitaines des gardes de M. Constance. Quelque temps après que nous fûmes arrivés, ce ministre alla chez le roi, où il demeura seul assez longtemps. Je ne fus introduit que vers les onze heures. Ce fut dans cette audience que le roi me fit sentir plus en particulier les marques de confiance qu'il me donnait, en me donnant ses ordres. Et comme ce prince a voulu faire mettre ces mêmes paroles dans les instructions dont il me chargea, les voici fidèlement traduites en notre langue : Au reste, Sa Majesté se remet à votre prudence sur la manière dont vous devez vous comporter, persuadée que vous ressentez comme il faut les marques de sa royale confiance qui l'a portée à vous confier, quoique étranger, ses pouvoirs, ses intérêts, et même son honneur dans la Cour de votre véritable souverain ; procédé qui vous doit être d'autant plus agréable qu'il est extraordinaire, et presque sans exemple. Le roi ensuite me fit une espèce de détail des principales choses qu'il m'avait recommandées dans les audiences précédentes. Il me dit enfin de bien faire connaître à Sa Sainteté et à Sa Majesté, quand j'aurai l'honneur de les voir, combien leurs recommandations étaient efficaces auprès de lui, et quels étaient ses sentiments particuliers de respect, d'estime et d'amitié pour leurs augustes personnes.
Après qu'il eut assez longtemps parlé, je le remerciai de l'honneur extraordinaire qu'il me faisait, auquel j'étais aussi sensible que ma profession me pouvait permettre, ajoutant que je ne savais si Sa Majesté faisait réflexion qu'elle m'envoyait en Europe porter de si agréables nouvelles aux deux plus grands potentats de l'univers, dans le même temps et au même moment que Dieu avait fait annoncer au monde la plus importante et la plus précieuse nouvelle qui y eût été jamais portée. Sa Majesté eut la curiosité d'apprendre un événement si extraordinaire, ce qui nous donna occasion de lui expliquer le mystère de la naissance de Jésus-Christ prêchée par les anges aux pasteurs, et ensuite par une nouvelle étoile à trois rois de l'Orient. Le roi témoigna prendre un fort grand plaisir à tout ce long récit, et après l'avoir tout entendu, il me répondit en ces propres termes : Je suis bien aise, mon père, que toutes ces choses si merveilleuses se soient rencontrées sans que nous les ayons recherchées ; ces grands événements me font espérer, et me répondent même en quelque façon, que vous aurez un bon succès de votre négociation, et de toutes les choses que vous allez ménager pour mon service.
Ce fut la dernière audience que le roi de Siam me donna dans son palais de Thale Chubson. Il était assis sur une espèce de lit de camp, dans une grande salle tout auprès d'une fort grande fenêtre qui répondait sur une galerie où j'étais. Ce lieu était tout tapissé d'une toile peinte extrêmement fine, et éclairé de tous côtés. J'étais assis sur un tapis de Perse à quatre ou cinq pieds de distance du roi, qui ne voulut avoir personne auprès de lui pendant plus de deux heures que dura cette audience. Il était déjà plus d'une heure après minuit lorsque le roi, après avoir demandé à Dieu qu'il me donnât un bon voyage et qu'il me ramenât promptement en santé dans ses États, se leva, et après m'avoir dit adieu, il se retira.
Étant sorti du palais, nous montâmes sur des éléphants pour nous rendre incessamment à Louvo, où l'on attendait M. Constance pour dire la messe de minuit. On avait fait embarquer le jour précédent tous les ballots de présents, avec trois éléphants que le roi de Siam envoyait aux trois jeunes princes, et deux rhinocéros.
Le roi de Siam n'avait point fait de présents aux envoyés du roi, qui étaient déjà partis. Il ordonna à M. Constance de leur donner quatre grandes coupes couvertes, avec quatre assiettes d'or, toutes les porcelaines qui étaient dans leur divan à Siam, beaucoup d'étoffes d'or et d'argent, quatre grands tapis de Perse et d'autres choses, jusqu'à la concurrence de deux mille pistoles. Tout cela se régla la veille de mon départ de Louvo.
Je pris congé de tous nos pères et je m'embarquai sur les sept heures du soir avec M. Constance, qui voulut m'accompagner jusqu'à la barre pour achever quelques dépêches qu'il envoyait en France. Nous marchâmes toute la nuit, et nous arrivâmes le lendemain à Siam, où après avoir dit la messe, nous descendîmes à Bangkok. Nous y fûmes reçus au bruit de toute l'artillerie. M. Desfarges faisant la fonction de gouverneur, y vint recevoir à la porte M. Constance avec toute la garnison sous les armes. Nous y séjournâmes un jour entier, et j'eus le plaisir de voir qu'on commençait à tracer les fondements de la forteresse que le roi de Siam y veut faire bâtir à la manière d'Europe. M. Desfarges régala M. Constance, et on n'oublia pas pendant le repas d'y boire la santé du roi, de toutes les personnes de la famille royale et des ministres, au bruit de toute l'artillerie.
De Bangkok, nous allâmes à la tabanque où je demeurai jusqu'au troisième jour de janvier de l'année 1688, que je m'embarquai dans le vaisseau de M. de Vaudricourt (4). Aussitôt que j'y fus arrivé, le second des ambassadeurs qui sont venus en France m'apporta les lettres du roi de Siam dans ma chambre, tandis qu'on les saluait par divers coups de canons qu'on tira de tous les vaisseaux qui étaient à la rade. Trois mandarins s'embarquèrent sur l'escadre pour accompagner les lettres de leur roi. Ce prince m'avait chargé d'emmener douze enfants de mandarins siamois en France, mais j'étais si pressé que je n'en pus prendre que cinq, qu'on mit sur deux vaisseaux différents. On sera peut-être bien aise d'apprendre quel est le motif qu'a eu le roi de Siam en faisant cela. Voici comme il s'en explique lui-même dans les instructions qu'il m'a données. Pour ce qui est des douze enfants de mandarins que Sa Majesté envoie en France, elle souhaite qu'on les élève dans le collège de Louis le Grand à tous les exercices des gentilshommes français, et elle a résolu d'y en entretenir toujours un pareil nombre. Le roi prétend par cette voie unir le cœur des deux nations, et faire prendre à ses sujets les manières françaises. Il est vrai que les Siamois ont beaucoup de peine à passer de si vastes mers, et plus encore à laisser aller leurs enfants. Mais Sa Majesté espère que le bon traitement qu'on fera à ceux-ci, soit sur les vaisseaux, soit en France, et par la satisfaction qu'ils en témoigneront à leur retour, les parents s'empresseront un jour de donner leurs enfants, pour leur procurer une semblable éducation, et les mêmes avantages.
Fin du sixième livre.
NOTES
1 - François Pallu, évêque d'Héliopolis (1626-1684) avait, dès 1667, sollicité Rome pour obtenir le soutien de la papauté pour la Mission de Siam. Il fit plusieurs autres voyages vers l'Europe et le saint siège, apportant chaque fois des lettres et des présents. On trouve dans l'ouvrage Relation des missions et des voyages des évêques vicaires apostoliques et de leurs ecclésiastiques es années 1672, 1673, 1674 et 1675 (1680, p. 116-117), la traduction d'une lettre du Pape adressée au roi Naraï et apportée par François Pallu de retour de son troisième voyage en Europe en mai 1673 :
Sérénissime prince, salut et lumière de la grâce divine.
Nous apprenons avec grand plaisir que le royaume de Votre Majesté est aujourd'hui sous son heureux règne un des plus florissants de tout l'Orient. Nous sentons même une inclination particulière pour votre personne, et nous honorons sa clémence, sa justice et toutes ses autres vertus royales que la renommée publie partout, mais principalement cette grandeur d'âme qui fait que vous traitez non seulement avec votre équité générale, mais même avec bonté singulière ceux qui font profession de la foi chrétienne, et qui s'attachent à vivre selon les règle d'une piété toute sainte. Notre vénérable frère évêque d'Héliopolis a été depuis peu un des plus illustres témoins qui nous aient informé de ces choses, et qui aient fait retentir vos louanges dans cette capitale du monde chrétien, et c'est lui-même que nous renvoyons volontiers vers Votre Majesté, sur l'instante prière qu'il nous en a faite, afin de contenter le zèle ardent qui le porte à procurer le salut éternel de toutes les nations qui ne sont pas dans le culte du vrai dieu.
Ce prélat, après nous avoir amplement instruit de la puissance de vos États et des qualités héroïques de votre personne, nous a dit une chose qui nous est infiniment agréable, lorsqu'il nous a assuré que Votre Majesté avait libéralement accordé à notre vénérable frère l'évêque de Bérythe, et à lui un fond de terre et des matériaux pour bâtir une église et une maison dans votre capitale.
Il a ajouté qu'ils avaient reçu d'elle plusieurs autres marques d'une bonté particulière, et de la grande inclination que vous avez de les favoriser en toutes choses, beaucoup au-delà de tout ce qui avait été fait jusqu'ici en faveur des chrétiens qui sont répandus dans votre empire.
C'est ce qui nous engage à prier instamment Votre Majesté de protéger toujours les personnes sacrées des évêques et ceux qui adorent comme eux le dieu véritable, de les maintenir contre les attaques de leurs ennemis, de les défendre de l'oppression des hommes injustes, et de les appuyer en toutes occasions.
Ce même prélat vous rendra de notre part quelques présents qui ne sont pas extrêmement considérables par eux-mêmes, mais que nous vous prions de recevoir comme des témoignages très assurés de la grande estime que nous faisons de votre auguste personne. Il ne manquera pas aussi de l'assurer que nous conjurons sans cesse dans nos prières le dieu tout-puissant de donner à Votre Majesté, après l'avoir éclairée de sa divine lumière, un règne heureux, une longue vie et le bonheur éternel, dont il récompense dans le ciel les justes qui l'ont servi sur terre. C'est ce que nous demandons encore en ce moment à son infinie miséricorde de toute l'étendue de nos désirs.
Donnée à Rome en l'église de saint Marie Majeure, sous l'anneau du Pêcheur, le vingt-quatrième jour d'août, l'an de grâce 1669, et de notre pontificat le troisième. ⇑
2 - Parti de Siam le 21 décembre 1680, le navire le Soleil d'Orient transportait en France et à Rome les ambassadeurs du roi Phra Naraï. Le navire fit naufrage fin 1681 ou début 1682 au large de Madagascar. ⇑
3 - Le texte est obscur, il semble qu'il manque quelques mots ou quelques phrases. On ne sait pas si Tachard parle des lettres ou des boîtes qui les contiennent. ⇑
4 - C'était le Gaillard. Deux autres navires l'accompagnaient : la Loire et le Dromadaire. ⇑
5 avril 2019