Frontispice du 4ème livre de la relation du père Tachard

 

Livre IV - Début.
Voyage de la barre de Siam aux villes de Siam et de Louvo.

lettrine Page de la relation du père Tachard

E 8 octobre, M. l'ambassadeur ayant su que les balons du roi devaient le venir prendre ce jour-là avec toute sa suite, descendit dans la chaloupe au son des trompettes qui marchaient devant, et fut salué par son navire de 15 coups de canon. Il arriva de bonne heure à l'entrée de la rivière, où les balons du roi se rendirent, il monta dans celui qui lui était destiné, avec M. de Métellopolis (1) et fut suivi de tous les autres. On ne fit ce jour-là que deux lieues depuis l'embouchure de la rivière et les balons s'étant rangés autour de la Maligne, qui était montée jusque-là, chacun passa la nuit dans le sien (2).

Le lendemain, on alla à Prépadem (3), où l'on avait préparé le premier palais de repos. Ces petits édifices, quoiqu'ils soient bâtis en huit jours et faits seulement de nattes et de roseaux, ne laissent pas d'être commodes et agréables (4). Comme celui-ci est le premier, et que tous les autres étaient semblable, il est à propos d'en faire la description.

Description des maisons qu'on avait fait bâtir sur les bords de la rivière pour le recevoir.

En sortant du balon, on montait par un escalier de six ou sept marches qui descendait jusqu'à la surface de l'eau ; il conduisait dans un corridor, où après avoir marché dix ou douze pas, on trouvait deux salles assez grandes, l'une à droite et l'autre à gauche, qui servaient d'office, de cuisine, et de logement aux gens de M. l'ambassadeur. Au-delà, il y avait deux chambres ; d'un côté était celle de M. l'ambassadeur, et de l'autre une chapelle. Le corridor aboutissait à une salle que les Portugais appellent Sala da Presensa ; en y entrant, on voyait à la droite une estrade couverte d'un tapis de Perse, un grand dais d'une étoffe d'or et de soie, avec un fauteuil doré au-dessous, et des carreaux de velours rouge galonnés d'or. Vis-à-vis était un buffet couvert d'un tapis d'or et d'un fort bel ouvrage de la Chine, et au milieu de la salle une longue table de soixante couverts. Tous les appartements étaient proprement meublés, et comme la chaleur est grande en ce pays-là, ils n'étaient tapissés que d'indiennes fort belles, et le plancher était couvert de nattes très fines. Celui de M. l'ambassadeur était couvert d'un grand tapis de Perse, et le plafond d'une étoffe fort riche (5).

Dans tous ces palais de repos, il y avait sept officiers de la Maison de roi, dont les six premiers étaient gentilshommes ordinaires de la Chambre, et le septième capitaine des gardes du corps, avec quelques soldats, qui faisaient la garde jour et nuit et plusieurs rondes autour du logis pour empêcher le bruit et le désordre. Les six premiers avec les gens qu'ils commandaient avaient soin que rien ne manquât à la magnificence de la table, et à la propreté des appartements.

M. l'ambassadeur n'eut pas plutôt mis pied à terre à Prépadem qu'il fut complimenté par les gouverneurs de Bangkok et de Piplis (6) qui l'y attendaient dès le jour précédent. Après dîner il se rembarqua avec toute sa suite, et avec le même cortège pour aller à Bangkok. À demie lieue de la ville, deux oloüans (7), mandarins du troisième ordre, dont le dernier était comme général des galères, le vinrent recevoir de la part du roi, pour l'accompagner ensuite jusqu'à la capitale. On n'arriva que vers les cinq heures à Bangkok. Un navire anglais qui était mouillé sous la forteresse salua Son Excellence de 21 coups de canon, et la ville qui était vis-à-vis de 31 (8). En débarquant, il fut reçu par un grand nombre de mandarins rangés en file de part et d'autre, ayant les gouverneurs de Bangkok et de Piplis à leur tête, et il fut conduit au logis qu'on lui avait préparé dans la ville. Les rues par où il passait étaient parfumées d'aquila, qui est un bois fort précieux, et d'une odeur admirable (9). Dès qu'il fut arrivé à son hôtel, la forteresse qui ne l'avait encore point salué fit une très belle décharge de toute son artillerie. Le lendemain après le déjeuner, on reconduisit Son Excellence avec les mêmes cérémonies à son balon. En quittant le bord, la forteresse qui était du même côté le salua de 21 coups de canon, l'autre fort en tira 29, et le navire anglais 21, et ce fut à la recommandation du seigneur Constance que le vaisseau fit cette honnêteté à M. l'ambassadeur.

On lui fit les mêmes honneurs partout où il débarqua, et le roi lui envoyait chaque jour des mandarins les plus qualifiés le saluer de sa part ; et comme ils avaient ordre de demeurer auprès de lui jusqu'à un certain endroit nommé la tabangue (10), où il devait attendre le temps de son entrée (11), son cortège croissait tous les jours. À un quart de lieue de là, il trouva les capitaines de toutes les nations qui sont à Siam. Les Anglais y vinrent avec huit grands balons, ensuite les Chinois et les Maures. Après que chaque nation eut fait son compliment, il l'accompagnèrent tous ensemble jusqu'à son logis, où ils prirent congé. Les gouverneurs des places qui l'avaient reçu à l'entrée de leur gouvernement l'avaient aussi accompagné jusque-là. C'est un honneur extraordinaire et qui ne s'était rendu à nul ambassadeur (12).

Le roi de Siam voulut que l'ambassadeur du roi de France fût distingué de tous les autres, et même de ceux de l'empereur de la Chine, qui passe dans tout l'Orient pour le plus grand monarque de l'univers.

La manière dont le roi de Siam reçoit les ambassadeurs des princes ses voisins.

On reçoit les ambassadeurs des rois de la Cochinchine, du Tonquin, de Golconde, des Malayes, des Laos dans une cour couverte de tapis. Les grands du royaume sont prosternés dans deux salles qui sont à côté, et les autres mandarins inférieurs en dignité sont prosternés dans la cour.

L'ambassadeur avec toute sa suite est dans une autre cour plus éloignée, où il attend qu'on le vienne quérir par ordre du roi pour avoir audience.

Le roi, dans le temps qu'il a déterminé, paraît à une espèce de tribune ou de fenêtre élevée de dix pieds au-dessus de la première cour, au son des trompettes, des tambours et des autres instruments de musique qui sont en usage dans les Cours des princes d'Orient. Alors le premier ministre, après en avoir demandé l'ordre au roi, envoie appeler l'ambassadeur par un officier de sa chambre plus ou moins qualifié, selon qu'on veut honorer le roi son maître. Dès qu'on ouvre la porte de la cour, l'ambassadeur paraît prosterné avec les interprètes de sa nation, et le gentilhomme ordinaire qui sert dans cette occasion de maître des cérémonies. Ils font tous ensemble devant le roi la zombaye, qui est une profonde inclination (13), et se traînent ensuite lentement sur les genoux et sur les mains jusqu'au milieu de la cour. Alors en se levant trois fois sur les genoux, les mains jointes au-dessus de la tête, ils se courbent et frappent autant de fois la terre de leur front. Après quoi il continuent à se traîner comme auparavant jusqu'à ce qu'ils arrivent à un escalier qui est entre les deux salles où les grands sont prosternés, et là, après avoir fait la zombaye, l'ambassadeur attend que le roi lui fasse l'honneur de lui parler (14). Avant que d'obtenir audience, il doit envoyer les présents et la lettre au premier ministre, qui après les avoir examinés en plein Conseil, les fait mettre sur une table entre le roi et l'ambassadeur (15). Entre cette table et l'ambassadeur il y a encore un mandarin pour recevoir l'ordre du roi, quand il plaira à Sa Majesté d'envoyer le bétel dont il fait présent à l'ambassadeur à la fin de l'audience.

Il y a à la Cour de Siam des mandarins établis pour avoir soin des affaires de chaque nation. C'est à eux que les particuliers s'adressent pour présenter leurs requêtes au roi et pour en obtenir audience. Ils accompagnent les ambassadeurs des royaumes dont les affaires sont de leur ressort, et s'appellent pour cela mandarins de la nation ou capitaines du port.

Ce mandarin dans les audiences publiques est entre l'ambassadeur et le premier ministre, pour porter la parole de l'un à l'autre. Le roi parle le premier et fait demander par son ministre à l'ambassadeur depuis quand il est parti d'auprès du roi son maître, s'il l'a laissé en bonne santé et toute la famille royale. L'ambassadeur répond ce qui en est par son interprète, non pas au roi immédiatement, mais au capitaine de sa nation, celui-ci le répète au barcalon qui le redit au roi. Il est interrogé ensuite de la même manière sur les principaux points de son ambassade, et dès qu'il a fait sa réponse, on lui porte du bétel et une veste par ordre du roi, lequel aussitôt sans autre cérémonie se retire au bruit des trompettes et des autres instruments comme il était entré.

La manière dont on reçoit à Siam les ambassadeurs des rois indépendants.

Mais à l'égard des ambassadeurs des rois indépendants, comme du roi de Perse, du Grand Moghol, des empereurs de la Chine et du Japon, voici comment on en use : les grands mandarins du premier et du second ordre sont prosternés en haie selon leur rang, au bas du trône du roi, et les autres mandarins demeurent prosternés dans les deux salles basses qui sont à côté, et dont nous avons déjà parlé. L'ambassadeur doit se rendre avec son interprète à un lieu qui lui est marqué auprès du palais où il attend que le grand maître des cérémonies le vienne prendre pour l'introduire à l'audience.

En entrant dans le palais, il s'assied à terre et met les mains sur la tête, qui est une marque du profond respect qu'il rend à Sa Majesté. Il se relève et marche ensuite entre les deux salles où les mandarins du troisième, quatrième et cinquième ordres sont prosternés en silence. Quand il est arrivé au pied de l'escalier qui conduit à la salle d'audience, il se met à genoux, se traînant sur les mains jusque dans la salle, et il paraît en cette posture devant le roi qui est sur un trône élevé de dix ou douze pieds sur une estrade fort large, où les grands mandarins sont prosternés (16). Il s'arrête au bord de l'estrade, éloigné du trône de plus de 30 pieds. Il y a dans l'entre-deux une table qui porte une grande bandège (17) ou bassin d'or, où sont les présents que l'ambassadeur apporte avec la lettre du roi son maître toute ouverte et qui a été lue par le barcalon. Quand il est arrivé à sa place, il y demeure sans se relever. Le lieutenant du premier ministre prend la lettre du prince sur la table et la lit au roi à haute voix. Après cette lecture, Sa Majesté demande à l'ambassadeur des nouvelles de la santé du roi son maître, et de toute la famille royale. C'est au barcalon que le roi adresse la parole, le barcalon la répète au capitaine de la nation, et le capitaine à l'interprète qui l'explique à l'ambassadeur. Celui-ci répond à son interprète, et cette réponse passe par les mêmes personnes pour aller au roi. Enfin Sa Majesté, après avoir fait quelques questions et entendu les réponses, fait présenter à l'ambassadeur le bétel et la veste, puis elle se retire au son des trompettes.

M. le chevalier de Chaumont ayant su ces manières de recevoir les ambassadeurs peu dignes du caractère qu'il soutenait, fit appeler les principaux mandarins qui l'accompagnaient par ordre du roi leur maître et leur dit qu'il serait bien aise que le roi de Siam nommât quelque seigneur de la Cour pour convenir des cérémonies de son entrée et de son audience, afin qu'il ne s'y passât rien qui ne répondît à la grandeur et à l'amitié des deux rois. Ces mandarins répliquèrent à Son Excellence qu'ils en avertiraient le barcalon qui aurait l'honneur d'en parler à Sa Majesté (18).

Le roi de Siam donne ordre au seigneur de Constance de régler avec M. l'ambassadeur les cérémonies de sa réception.

Ils n'y manquèrent pas et le roi nomma sur le champ le seigneur Constance, avec ordre d'aller incessamment trouver M. l'ambassadeur et de régler avec lui la manière dont on le recevrait dans la capitale et au palais (19). Sa Majesté avait déjà dit publiquement qu'elle ne voulait pas qu'on observât à son égard l'ancienne coutume de recevoir les ambassadeurs du Moghol, de la Perse et de la Chine, et qu'elle consentait que l'ambassadeur de France entrât dans son palais l'épée au côté et qu'il s'assît à l'audience, ce qui n'avait jamais été accordé à aucun ambassadeur.

Le seigneur Constance se sentit fort honoré de cet ordre et vint trouver Son Excellence. Après les premiers compliments, M. de Chaumont parla de la conversion du roi comme du principal sujet de son ambassade. M. Constance en témoigna de l'étonnement et dit à M. l'ambassadeur que c'était la chose du monde qu'il souhaitait le plus, mais qu'il n'y voyait aucune apparence ; que le roi était extrêmement attaché à la religion de ses ancêtres et qu'il serait fort surpris d'une proposition à laquelle on ne l'avait point préparé, qu'il conjurait M. l'ambassadeur de ne point parler de cette affaire qui causerait sans doute du désordre dans les conjonctures présentes et qui ne pouvait produire aucun bien. M. l'ambassadeur répondit qu'il y penserait, mais qu'il aurait bien de la peine à supprimer la plus considérable et presque l'unique raison de son voyage.

On traita ensuite de la manière dont les gentilshommes de M. l'ambassadeur seraient à l'audience, car on voulait, ou qu'ils n'y fussent point, ou qu'ils y fussent dans une posture humiliante. M. l'ambassadeur voulut absolument qu'ils entrassent avec lui dans la salle d'audience et qu'ils y demeurassent tandis qu'il y serait. Le seigneur Constance eut beau lui dire que c'était une chose nouvelle qui ne s'était jamais pratiquée à la cour de Siam, et que le roi aurait bien de la peine à se relâcher là-dessus, que les ambassadeurs même des rois du Tonkin et de la Cochinchine ne venaient qu'en rampant à l'escalier de la salle et qu'ils paraissaient prosternés devant le roi, mais M. l'ambassadeur tint ferme et ajouta qu'il ne pouvait aller à l'audience qu'à cette condition : que pour accommoder les choses, il consentirait que ses gentilshommes ne fussent pas debout en présence du roi. Qu'ils entreraient dans la salle avant que Sa Majesté n'y parût et qu'ils seraient assis sur les tapis quand il paraîtrait son son trône. Ce ministre jugeait ces propositions raisonnables, mais comme il connaissait la délicatesse des rois là-dessus, il pria M. l'ambassadeur de lui donner le temps d'en parler à Sa Majesté, sur quoi après une longue conférence ils se séparèrent pleins d'estime et d'amitié l'un pour l'autre. M. Constance ménagea si bien cette affaire que le roi accorda à M. l'ambassadeur tout ce qu'il demandait. Ainsi on ne pensa plus qu'à achever les préparatifs de l'entrée.

Les nations différentes qui sont à Siam vont complimenter M. l'ambassadeur.

Deux jours après, toutes les nations de l'Orient qui demeurent à Siam voulurent marquer chacune en particulier la haute estime qu'elles avaient conçue du roi de France. Il y en eut jusqu'à quarante-trois de divers pays des Indes qui se joignirent ensemble pour rendre leur cérémonie plus éclatante, et qui vinrent dans une infinité de balons diversement parés, complimenter M. l'ambassadeur (20). Le lendemain arrivèrent quatre grands balons d'État, par ordre du seigneur Constance, armés chacun de 80 rameurs, nous n'en n'avions point encore vu de semblables. Les deux premiers avaient la figure de chevaux marins, ils étaient tout dorés et à les voir venir de loin sur la rivière, on eût cru qu'ils étaient animés. Deux officiers des gardes du corps étaient dessus pour y recevoir les présents du roi de France. Des qu'ils en furent chargés, ils s'allèrent poster en grand silence au milieu du canal. Durant tout le temps qu'ils y restèrent on n'entendait pas le moindre bruit sur le rivage et il ne fut plus permis à aucun balon de monter ou de descendre sur la rivière de peur de manquer de respect aux balons d'État et aux présents qu'ils portaient.

La veille du jour déterminé pour l'entrée de M. l'ambassadeur dans la ville de Siam, et pour sa première audience, le roi lui députa deux princes de sa Cour pour l'accompagner le jour suivant. Le premier s'appelait Oya Prassedet, et l'autre Peya Teh de Cha (21). Celui-ci était cousin germain du roi de Cambodge, et Oya Prassedet était le chef et le protecteur de tous les talapoins du royaume, avec droit de les juger et de les faire punir quand ils le méritent, qui est une des premières et des plus importantes charges de l'État.

Ils menaient avec eux seize balons d'État et six autres de la garde du corps, et ils étaient suivis de quarante mandarins de troisième, quatrième et cinquième ordre, montés sur leurs balons de cérémonie destinés pour accompagner celui sur lequel M. l'ambassadeur devait s'embarquer, qui était un des plus beaux que le roi eût. On commença à se mettre sur la rivière vers les huit heures du matin. Les balons des mandarins les moins qualifiés marchaient les premiers deux à deux et dans une juste distance les uns des autres, au nombre de quarante. Après eux venaient dix ou douze mandarins du second et du troisième rang, qui étaient toujours venus depuis Bangkok, et les derniers étaient suivis par les deux princes que le roi avait envoyés le soir précédent. Après un assez grand intervalle paraissaient les quatre balons sur lesquels on avait mis les présents du roi, ensuite celui qui portait sa lettre, séparé de tous les autres par un espace considérable, car avant que de partir pour la tabangue, pour s'accommoder de la coutume de ces peuples, il fallut que M. l'ambassadeur prît la lettre du roi avec un grand respect et qu'il la mît entre les mains de M. l'abbé de Choisy qui la devait porter dans un grand balon destiné uniquement pour elle (22). M. l'ambassadeur venait ensuite dans un magnifique balon qui brillait de tous côtés de l'or dont il était couvert. Il avait à droite et à gauche six galères de la garde, où étaient les trompettes, les tambours et les autres instruments qui marchent devant le roi dans ses sorties publiques. Il était suivi de quatre balons du roi où étaient les gentilshommes de l'ambassade et les gens de M. l'ambassadeur. Après eux venaient en confusion un si grand nombre de balons grands et petits de toutes les nations qu'ils couvraient le Ménam (23), c'est le nom de la rivière, qui signifie en langue siamoise Mère des eaux. Cette longue suite de balons d'État qui marchaient en bon ordre, au nombre de cent cinquante, et une foule d'autres, occupaient tout l'espace de la rivière où la vue pouvait s'étendre et faisaient un agréable spectacle. Les cris de joie souvent redoublés que poussaient les rameurs, selon la coutume des Siamois, comme s'ils fussent allés à la charge, faisaient accourir sur les deux côtés du rivage une infinité de peuples pour voir cette auguste cérémonie.

Les seuls Portugais ne s'y trouvèrent point, à la réserve de trois ou quatre qui sont officiers dans les troupes du roi de Siam. Ils prétendaient par là rendre la pareille aux Français qui, deux années auparavant, n'avaient point assisté à l'entrée de l'ambassadeur de Portugal. Il n'y eut que le père Suarés, jésuite, que son grand âge et ses infirmités ne purent empêcher de venir assurer M. l'ambassadeur de ses respects. Ce bon vieillard témoigna sa joie de toutes les manières qu'il put, et fit sonner les cloches lorsque Son Excellence passa par-devant notre église.

La faiturie (24) hollandaise, qui est de l'autre côté de la rivière, et un de ses vaisseaux mouillé auprès, saluèrent M. l'ambassadeur de tout leur canon. La ville de Siam fit la même chose lorsqu'il passa devant le premier bastion, et la compagnie française fit faire à son vaisseau, lequel était magnifiquement pavoisé, deux décharges de son artillerie, lorsque M. l'ambassadeur passa devant, en allant et en revenant de l'audience.

Le seigneur Constance reçoit M. l'ambassadeur au bord de la rivière.

Après avoir côtoyé une partie des murailles de la ville, on arriva au lieu du débarquement, qui était à un quart de lieue du palais. M. Constance s'y trouva pour y donner les ordres et pour y recevoir M. l'ambassadeur. Dès qu'on l'eut averti que le balon approchait du bord, il monta sur son éléphant et se mit à la tête de vingt autres éléphants de guerre rangés sur le rivage. Et quand M. l'ambassadeur débarqua, il descendit de son éléphant après avoir fait une profonde inclination au balon qui portait la lettre du roi, il vint au-devant de Son Excellence, et ils se firent l'un à l'autre de grandes honnêtetés. M. l'ambassadeur alla ensuite pour prendre la lettre du roi sur le balon où on l'avait mise, mais il trouva que le mandarin l'avait déjà portée à terre avec la pyramide dorée où elle était. Ce pauvre mandarin fit une grande faute en pensant bien faire, il en fut puni sur le champ, et eut la tête piquée en attendant un plus sévère châtiment (25).

Respect qu'on rend à la lettre du roi.

Car dans les ambassades d'Orient, on a bien un autre respect pour les lettres que les princes envoient que pour leurs ambassadeurs. On regarde la lettre comme la parole royale dont l'ambassadeur n'est que le porteur (26). M. le chevalier de Chaumont prit donc cette lettre et la donna à M. l'abbé de Choisy, qui l'alla poser avec un grand respect sur un char doré qui la devait porter enfermée dans une haute pyramide jusqu'à la porte du palais.

M. l'ambassadeur est porté au palais.

Après cette cérémonie, M. l'ambassadeur s'assit dans un grand fauteuil doré élevé sur une estrade couverte d'un beau tapis et d'un carreau de velours. Il fut ainsi porté sur les épaules de dix hommes, environné de mandarins qui marchaient à pied, à la réserve de deux qu'on portait à ses côtés sur des chaises plus basses. M. l'abbé de Choisy le suivait, porté dans une chaise peinte de rouge dont les ornements étaient d'ivoire, et messieurs les gentilshommes montèrent sur des chevaux qu'on leur avait préparés. Cette marche avait quelque chose de singulier. Elle commença par vingt éléphants de guerre qui défilèrent les premiers aux milieu d'une double haie de piquiers et de mousquetaires le long d'une grand rue qui allait depuis le rivage jusqu'au palais : enfin venaient les gardes et les officiers du gouverneur de la ville et beaucoup de mandarins à cheval. M. Constance marchait le dernier sur un éléphant et précédait immédiatement le char qui portait la lettre du roi à laquelle le peuple assis à terre faisait la zombaye dès qu'elle commençait à paraître. Après le char marchaient les trois trompettes de M. l'ambassadeur à cheval, avec leurs magnifiques livrées, et M. l'ambassadeur paraissait élevé comme sur un trône. Il était vêtu d'un riche brocart de couleur de feu brodé d'or, d'un éclat admirable. M. l'abbé de Choisy suivait, porté dans sa chaise découverte, en surplis et en camail. Les gentilshommes marchaient ensuite à cheval, tout couverts d'or et d'argent, suivis de pages, de valets de pied, et d'un grand nombre de domestiques, tous fort proprement vêtus. La marche était fermée par une multitude incroyable de peuple qui gardait un profond silence.

Description du palais du roi de Siam.

Le palais du roi de Siam a beaucoup d'étendue, mais l'architecture n'a rien de régulier ni de semblable à la nôtre. Ce sont de grandes cours entourées de murailles avec des corps de logis. D'un côté sont les appartements des officiers du roi, et de l'autre un grand nombre de pavillons où sont les éléphants. Il y a aussi beaucoup de pagodes grandes et petites dont l'irrégularité ne laisse pas d'avoir quelque agrément. Quand on fut arrivé à la première porte du palais, tout le monde mit pied à terre, et M. l'ambassadeur alla prendre la lettre de dessus le char de triomphe pour la remettre entre les mains de M. l'abbé de Choisy.

On entra en cet ordre dans la première cour du palais, où il y avait d'un côté cinquante éléphants de guerre enharnachés d'or, et de l'autre deux régiments de gardes rangés en bataille au nombre de 800 hommes. De là, on passa dans la seconde cour, où il y avait huit autres éléphants de guerre et une compagnie de soixante Maures à cheval. Ils étaient armés de lances et ils avaient fort bonne mine. Dans la troisième cour étaient soixante éléphants avec des harnais encore plus riches que les premiers, et deux régiments des gardes du corps sous les armes qui faisaient 2 000 hommes. En entrant dans la quatrième cour, dont le pavé était moitié couvert de nattes, on trouvait 200 soldats prosternés qui portaient des sabres d'or et de tambag (27), appelés en portugais Os braços pintados, parce qu'ils ont les bras peints de rouge (28). Ces soldats sont les rameurs du balon du roi, et comme les gardes de la Manche (29). Dans deux salles plus avancées étaient 500 Perses de la garde du roi, assis à terre, les jambes croisées, parce que dans le palais il n'est permis à personne d'être debout à moins qu'on ne marche, et tous les soldats siamois étaient accroupis, tenant leurs armes entre leurs mains jointes.

La cinquième cour où l'on entra était toute couverte de fines nattes, sur lesquelles étaient prosternés tous les mandarins du troisième, quatrième et cinquième ordre, et à quelque distance ceux du second ordre étaient dans la même posture sur des tapis de Perse. Après avoir passé entre tous les mandarins, et travers tant de cours, on arriva enfin au pied d'un escalier où l'on trouva à la droite deux éléphants tout couverts d'or, et à la gauche six chevaux de Perse, dont une partie de la selle et les étriers étaient d'or massif et les harnais semés de perles, de diamants, de rubis, et d'émeraude. M. l'ambassadeur s'arrêta là, et les gentilshommes montèrent dans la salle de l'audience où le roi n'était pas encore. Ils s'assirent sur des tapis de Perse vis-à-vis du trône, à vingt pas de distance, comme on était convenu.

Description du trône du roi de Siam.
Chatra (Parasol symbole de la royauté en Thaïlande).

Ce trône n'est à proprement parler qu'une grande fenêtre qui est élevée de sept à huit pieds au-dessus de l'estrade, et qui répond au milieu de la salle. À droite et à gauche étaient deux grands parasols d'une étoffe d'or à sept ou huit étages, dont les bâtons étaient d'or massif, et si hauts qu'ils touchaient presque au plancher (30). M. l'évêque de Métellopolis, M. l'abbé de Lionne et M. le Vachet, étaient assis dans la salle de même que les gentilshommes, auprès du siège qu'on avait préparé à M. l'ambassadeur. Dans cette salle les princes, les ministres et les mandarins du premier ordre étaient prosternés, selon leur rang, à droite et à gauche.

Il y a de trois sortes de princes à la Cour de Siam ; les premiers sont les princes du sang royal de Cambodge et des autres royaumes tributaires du roi de Siam. Les seconds sont les princes de Laos, de Chiamay (31) et de Banca qui ont été pris à la guerre et quelques autres qui se sont volontairement mis sous la protection du roi. Les troisièmes sont ceux que le roi à élevés au rang de princes. Ils avaient chacun devant eux de grandes coupes d'or et d'argent, qui sont les marques de leur dignité, et ils demeuraient prosternés dans un profond silence, attendant la venue du roi. Quelque temps après qu'on se fut ainsi placé, on entendit le son des trompettes, des tambours et de beaucoup d'autres instruments, et alors le trône du roi s'ouvrit et il parut dessus. Mais on ne le voyait que jusqu'à la ceinture, le reste était caché par le rebord de la fenêtre. Tous les mandarins prosternés se levèrent sur les genoux, et ayant les mains jointes par-dessus leur tête firent de profondes inclinations et frappèrent la terre du front. Le roi avait une tiare toute brillante de pierreries. C'est un grand bonnet terminé en pyramide, environné de trois cercles d'or à quelque distance l'un de l'autre. Il avait au doigts beaucoup de gros diamants qui jetaient un grand éclat ; sa veste était rouge à fond d'or, et par-dessus il y avait une gaze d'or dont les boutons étaient de gros diamants ; tout cela joint à un air vif, plein de feu et toujours riant, lui donnait beaucoup de grâce et de majesté.

◄  Page précédente
Fin du livre III
De l'île de Java au royaume de Siam
Page suivante  ►
Suite du livre IV
De la barre de Siam
aux villes de Siam et de Louvo

NOTES

1 - Louis Laneau, évêque de Métellopolis (1637-1696). Arrivé au Siam en 1664, il fut un acteur de tout premier plan dans les relations franco-siamoises. L'abbé de Choisy écrivait de lui en 1685 : C'est un grand homme de bonne mine, qui n'a que 45 ans, et qui en paraît 60. Vingt-quatre ans de mission ne rendent pas le teint frais

2 - Les moustiques, ou maringouins, furent cause que le chevalier de Chaumont retarda le moment d'occuper la maison construite à son intention et passa la nuit du 8 au 9 octobre à bord de la Maligne : Nous croyions aller coucher à l’une des sept maisons bâties sur la route, mais on est venu avertir M. l’ambassadeur qu'elle était toute pleine de maringouins ou petites mouches insupportables. Il a pris le parti d'aller coucher à bord la frégate qui est mouillée à quatre lieues de la barre dans la rivière. Nous y avons passé une assez mauvaise nuit. (Journal de l'abbé de Choisy, 9 octobre 1685). 

3 - Phra Pradaeng (พระประแดง) dans la province de Samut Prakan (สมุทรปราการ), à une quinzaine de kilomètres au sud de Bangkok. 

4 - Le chevalier de Forbin, plus lucide, note ce savoureux détail : Les maisons de cannes qu’on avait bâties sur la route étaient mouvantes ; dès que l’ambassadeur et sa suite en étaient sortis, on les démontait : celles de la dînée servaient pour la dînée du lendemain, et celles de la couchée pour la couchée du jour d’après. Dans ce mouvement continuel, nous arrivâmes près de la capitale où nous trouvâmes une grande maison de cannes qui ne fut plus mouvante et où M. l'ambassadeur fut logé jusqu'au jour de l'audience. (Mémoires du comte de Forbin, 1729, I, p. 102). 

5 - Le chevalier de Chaumont se montre, lui aussi, très satisfait de la magnificence de sa résidence : Cette maison était faite de bambous, qui est un bois fort léger et couverte de nattes assez propres. Tous les meubles en étaient neufs, il y avait plusieurs chambres tapissées de toile peinte fort belle : la mienne avait de très beaux tapis sur le plancher ; j'y trouvai un dais d'une étoffe d'or fort riche, un fauteuil tout doré, des carreaux de velours très beaux, une table avec un tapis brodé d'or, et des lits magnifiques ; j'y fus servi de viandes et de fruit en quantité. (Relation de l'ambassade de M. le chevalier de Chaumont à la cour du roi de Siam, 1686, p. 39). 

6 - Phetchaburi (เพชรบุรี), ou Phetburi, la Cité des pierres précieuses, à environ 160 km au sud de Bangkok, à l'extrémité nord de la péninsule Malaise. 

7 - Il s'agit d'un Ok-Luang (ออกหลวง), terme qui, selon la Loubère, désigne un prévôt, ou un maire. Dans la hiérarchie honorifique, les luang étaient des mandarins du 5ème ordre, donc d'un niveau assez bas. 

8 - Les témoins ne sont pas d'accord quant au nombre de coups de canon tirés ce jour-là. L'abbé de Choisy écrit (Journal du 9 octobre 1685) : Dès que nous avons paru, un vaisseau anglais qui est mouillé a salué M. l’ambassadeur de dix-sept coups de canon. Les deux forteresses ont tiré l’une trente coups de canon et l’autre vingt. Quant au chevalier de Chaumont, il note : Je trouvai à la rade un navire anglais qui me salua de vingt et un coups de canon : les forteresses du lieu qui gardent les deux côtés de la rivière me saluèrent aussi, l'une de vingt-neuf coups et l'autre de trente et un (op. cit. p. 40). 

9 - Le bois d'aigle, ou bois de garo, de l'espèce Aquilaria agallocha est ainsi décrit dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert : Il est compact et pesant ; sa substance est percée de plusieurs cavités, elle semble être cariée ; sa couleur est rousse, son goût est un peu âcre et aromatique, il bouillonne sur les charbons ardents, sa fumée est d'une odeur fort agréable. Ce bois pourrait être celui qui est plusieurs fois évoqué dans la Bible sous le nom d'aloès, et qui servit notamment à embaumer le corps du Christ. 

10 - La Tabangue, ou la Tabanque était une sorte d'octroi, de poste douanier sur la route d'Ayutthaya. 

11 - La Loubère explique en effet qu'un ambassadeur ne peut attendre le moment de l'audience dans la capitale même : L'ambassadeur ne peut entrer dans la capitale, qu'il n'aille tout droit à l'audience, ni demeurer dans la capitale après l'audience de congé ; en sortant de l'audience de congé il sort de la ville, et il n'est plus reçu à rien négocier. C'est pourquoi, la veille de l'audience de congé, le roi de Siam lui fait demander s'il n'a autre chose à proposer, et dans l'audience de congé, il lui demande s'il est content. (Du royaume de Siam, 1691, I, pp. 418-419). 

12 - L'accueil réservé au chevalier de Chaumont représentait en effet une considérable entorse au protocole et aux usages établis. Dans son Journal du 13 octobre, l'abbé de Choisy souligne ces exceptions : Ce matin le roi de Siam a fait assembler tous ses grands mandarins et leur a fait dire par M. Constance qu'ils ne devaient point s’étonner s'il faisait des choses extraordinaires et inouïes pour honorer l’ambassadeur de France ; qu'il connaissait parfaitement combien le roi de France, et par sa puissance et par son mérite personnel, était au-dessus des autres rois et qu'il ne croyait pas pouvoir donner trop de marques de distinction à son ambassadeur. Tous les mandarins ont mis ces royales paroles sur le sommet de leur tête et s'en sont allés contents : car on dit qu'il y en avait quelques-uns qui murmuraient, et qui faisaient difficulté d'aller au-devant de M. l’ambassadeur, alléguant qu’on ne l'avait jamais fait aux ambassadeurs de l’empereur de la Chine ni à ceux du Moghol et du roi de Perse. Et effectivement on n'a jamais reçu ambassadeur qu'à trois quarts de lieue de Siam et c'était des mandarins du second ordre qui les allaient complimenter. Au lieu qu'il en est venu jusqu'au vaisseau à quarante lieues de Siam, qu'on a bâti des maisons exprès, meublées magnifiquement, que les forteresses ont salué de tout leur canon, qu'on a fait des murailles devant les villages, que les maisons de M. l'ambassadeur sont peintes de rouge, qu'on allume des feux tout autour et qu'on fait sonner une certaine manière de cloche, tous honneurs réservés à la seule personne du roi. Cette assemblée des grands mandarins est une justification de la conduite du roi qui a bien voulu leur faire entendre pourquoi il en faisait tant. (Journal de l'abbé de Choisy, 13 octobre 1685). 

13 - Dans sa relation op. cit., I, pp. 224-225), La Loubère nous explique d'une manière fort alambiquée cette manière de saluer des Siamois : Quand un Siamois salue, il lève ou ses deux mains jointes, ou au moins sa main droite, à la hauteur de son front, comme pour mettre sur sa tête celui qu'il salue. Toutes les fois qu'ils prennent la parole pour parler à leur roi, ils recommencent toujours par ces mots : Prà pouti chaou ca co rap pra ouncan saï claou saï cramon, c’est-à-dire : Haut et excellent seigneur de moi ton esclave, je demande de prendre ta royale parole et de la mettre sur mon cerveau et sur le haut de ma tête. Et c’est de ces mots Tchaou ca, qui veulent dire : Seigneur, fais de moi ton esclave, qu’est venu parmi les Français cette façon de parler faire choca pour dire ta vàï bang com, c’est-à-dire se prosterner à la façon siamoise. Faire la zombaye au roi de Siam veut dire lui présenter un placet, ce qui ne se fait pas sans faire choca. Je ne sais d’où les Portugais ont pris cette façon de parler. Si vous tendez la main à un Siamois pour toucher dans la sienne, il porte ses deux mains à la vôtre et par-dessous, comme pour se mettre tout entier en votre puissance. C’est une incivilité, selon eux, de ne donner qu’une main, comme aussi de ne tenir pas à deux mains ce qu’ils vous présentent, et de ne pas prendre à deux mains ce qu’ils reçoivent de vous.

Les mots sombaye, ou zombaye, fréquemment employés dans les relations françaises, sont des transpositions du portugais sumbra çumbaya, sumbaïa sumba, etc. L'origine en reste obscure. Il pourrait s'agir d'une déformation du mot malais sěmbah, une salutation, une respectueuse adresse, l'acte de salutation ou d'hommage consistant à élever les mains au visage, (Dictionnaire anglais-malais de R. J. Wilkinson, Singapour, 1901) ou de son dérivé sěmbah-yang (vénération de dieu, prière, rituel). Le dictionnaire Hobson Jobson de Yule et Burnell cite les mots Somba, et Sombay, du malais présent, cadeau. Peut-être est-ce le même mot que le Sěmbah de Wilkinson, les cadeaux, les présents étant habituellement offerts en Asie aux personnes à qui l'on souhaite rendre hommage.

Quant aux mots choca ou chouca, employés par les Français pour désigner la prosternation, ils sont, comme l'explique La Loubère, une déformation du siamois chao kha (เจ้าข้า), qu'un inférieur emploie pour parler à un supérieur, et qu'on pourrait traduire par votre serviteur, voire votre esclave. Rappelons que la pratique de la prosternation a été abolie en 1873 par le roi Chulalongkorn, qui déclarait : Je ne vois pas comment cette pratique pourrait rendre aucun service au Siam. Ceux qui y sont soumis trouvent que c'est une dure épreuve physique. Ils doivent rester sur leurs genoux aussi longtemps que dure leur entretien avec leur supérieur. Cette pratique est une source d'oppression. Et le décret concluait : Dorénavant, les Siamois ont l'autorisation de rester debout devant les dignitaires. Ils peuvent s'incliner, ce qui sera considéré comme la nouvelle façon de manifester son respect. Cette pratique humiliante et d'un autre âge fut pourtant remise au goût du jour par le maréchal Sarit Thanarat qui, après son coup d'État de 1958, chercha à se forger une légitimité en renforçant le prestige royal, que son prédécesseur Phibunsongkhram avait largement contribué à dégrader.

Pour ma part, je serais bien incapable de me relever. 

14 - L'usage est, dans toutes les audiences, que le roi parle le premier et non pas l'ambassadeur. Ce qu'il dit dans celles de cérémonie se réduit à quelques interrogations à peu près toujours les mêmes ; après quoi il dit à l'ambassadeur de s'adresser au barcalon pour toutes les propositions qu'il aura à faire. Les harangues ne lui conviennent point du tout, quoiqu'il ait eu la bonté de me faire dire, sur les compliments que j'eus l'honneur de réciter devant lui, que j'étais un grand ingénieur de paroles. On a beau les embellir de figures, et y employer le soleil, la lune et les étoiles (ornements du discours qui, entre autre chose, peuvent leur plaire) ce prince croit que plus un ambassadeur parle longtemps le premier, moins il l'honore. Et, en effet, dès que l'ambassadeur n'est qu'un messager qui rend une lettre, il est naturel qu'il n'ait rien à dire qu'on ne l'interroge. (La Loubère, op. cit., I, p. 421). Le chevalier de Chaumont, en prononçant d'emblée sa harangue au roi de Siam, bénéficiait donc d'une très importante dérogation au protocole. 

15 - L'importance des présents dans les ambassades orientales est souligné par La Loubère : Mais comme le commerce est leur plus sensible intérêt, les présents sont essentiels pour eux dans les ambassades. C'est un trafic à titre honorable, et de roi à roi. Leur politesse les porte à témoigner par plusieurs démonstrations combien ils estiment les présents qu'ils ont reçus. Si c'est quelque chose d'usage, quand même ce ne serait pas de leur usage, ils préparent publiquement tout ce qui sera nécessaire pour s'en servir, comme s'ils en avaient une véritable envie. Si c'est quelque chose à porter sur soi, ils s'en pareront en votre présence. Si ce sont des chevaux, ils bâtiront exprès une écurie pour les loger. Ne fut-ce qu'une lunette de longue vue, ils bâtiront une tour pour voir de plus loin avec cette lunette, et ainsi ils paraîtront faire un cas extrême de toutes sortes de présents pour honorer le prince qui les leur envoie, à moins qu'on eût reçu des présents de leur part avec des moindres démonstrations d'estime. Néanmoins, ils ne sont véritablement touchés que du profit. Avant que les présents du roi sortissent de nos mains, quelques officiers du roi du Siam vinrent en faire une exacte description par écrit, jusqu'à compter toutes les pierreries de chaque sorte qui étaient parsemées dans les broderies et, afin qu'il ne parut pas que le roi leur maître prenait ce soin pour s'empêcher d'être volé par ceux de ses officiers par les mains de qui les présents devaient passer, ils dirent que ce prince était curieux et impatient, et qu'il fallait lui aller rendre compte de ce que c'était, et être prêt à lui répondre exactement sur les moindres choses. (Op. cit., I, pp. 424-425). 

16 - Dans ses Mémoires (op. cit., I, p. 108), avec son franc-parler de soldat, le chevalier de Forbin nous donne un savoureux aperçu de la délicatesse de l'esprit français : La posture de ces mandarins avec leurs paniers dans le cul l’un de l'autre, fit rire tous les Français

17 - C’est ce qu’on appelle autrement cabaret, plateau, ou espèce de table à petits rebords, et ordinairement sans pieds, sur laquelle on met des tasses à café, des soucoupes, un sucrier et des cuillères lorsqu’on prend du thé, du café ou du chocolat. (Dictionnaire de Trévoux). 

18 - Le chevalier de Chaumont, homme rigide et imbu de son importance, mettait au premier plan ces questions de protocole. Il écrit dans sa Relation (op. cit., pp. 47-48) : Le 13 [octobre 1685], je fis dire au roi par les mandarins qui étaient avec moi, que j'avais été informé de la manière dont on avait accoutumé de recevoir les ambassadeurs en son royaume, et que comme elle était fort différente de celle de France, je le suppliais de m'envoyer quelqu'un pour traiter avec lui sur le sujet de mon entrée.

Le 14, il m'envoya M. Constance, avec lequel j'eus une longue conversation ; Mgr l'évêque de Métellopolis nous servit d'interprète. Nous disputâmes longtemps, et je ne voulus rien relâcher des manières dont on a coutume de recevoir les ambassadeurs en France, ce qu'il m'accorda. 

19 - Le chevalier de Forbin rappelle dans ses Mémoires qu'il joua un rôle important d'intermédiaire dans les préparatifs de l'audience et dans l'établissement du protocole (op. cit., I, pp. 103-104) : On traita d’abord du cérémonial, et il y eut de grandes contestations sur la manière dont on remettrait la lettre du roi au roi du Siam. M. l’ambassadeur voulait la donner de la main à la main : cette prétention choquait ouvertement les usages des rois de Siam, car comme ils font consister leur principale grandeur et la marque de leur souveraine puissance à être toujours montés bien au-dessus de ceux qui paraissent devant eux, et que c’est pour cette raison qu’ils ne donnent jamais audience aux ambassadeurs que par une fenêtre fort élevée qui donne dans la salle où ils les reçoivent, il aurait fallu pour parvenir à la main du roi élever une estrade à plusieurs marches, ce qu’on ne voulut jamais accorder ; cette difficulté nous arrêta plusieurs jours. Enfin, après bien des allées et venues, où je fus souvent employé en qualité de major, il fut conclu que le jour de l’audience, le lettre du roi serait mise dans une coupe d’or qui serait portée par un manche de même métal d’environ trois pieds et demi, posé par-dessous, et à l’aide duquel l’ambassadeur pourrait l’élever jusqu’à la fenêtre du roi. 

20 - Cette cérémonie, organisée et orchestrée par Phaulkon, est relatée dans le Journal de l'abbé de Choisy du 17 octobre 1685, veille de l'audience avec le roi Naraï : C’est la plus belle chose que nous ayons encore vue. Il y avait quarante-trois nations différentes, toutes habillées et armées à la mode de leur pays ; et parmi ces gens-là il y avait trois fils de roi. Il me semble que cela est assez fier. J’aurai les noms et les qualités, et, si je peux, la situation de tous ces pays : il y aura plus de trente noms dont M. l’abbé Baudrand n’a jamais ouï parler. Les seuls Portugais ne sont point venus rendre leurs devoirs à son excellence, et quand M. Constance leur a mandé de la part du roi d’y venir, ils ont répondu beaucoup d’impertinences. Il est vrai que M. de Métellopolis n’a point été rendre visite à leur ambassadeur ; mais il n’avait garde d’aller voir un homme qui venait se plaindre des vicaires apostoliques et faire tous ses efforts auprès du roi du Siam pour les faire chasser.

Vue de Siam. 1687. 

21 - Il ne s'agit pas de noms, mais de dignités, de titres honorifiques : Oya Prassedet était Ok-ya Phra Sedet (ออกญาพระเสด็จ), effectivement le supérieur de tous les moines du royaume. Nous n'avons pas pu identifier Peya Teh de Cha, peut-être composé à partir de decha (เดชะ), qui signifie pouvoir, prestige, grandeur

22 - C'est l'abbé de Choisy qui avait proposé cet arrangement, avec quelques arrière-pensées, comme il l'explique dans son Journal du 15 octobre : Il y a eu une grande difficulté. M. Constance voulait faire porter la lettre du roi en triomphe dans un balon toute seule, et qu’ensuite on la mît entre les mains d’un des grands mandarins du royaume pour la porter encore en triomphe dans la ville et dans les cours du palais. M. l’ambassadeur ne voulut point lâcher sa lettre et se tenait raide sur les coutumes d’Europe. Je n’ai pas manqué mon coup. J’ai dit qu’il fallait s’accommoder aux coutumes de l’Orient dans les choses qui bien loin d’être honteuses, étaient beaucoup plus honorables ; qu’on ne pouvait rendre de trop grands honneurs à la lettre du roi : et là-dessus j’ai proposé à M. l’ambassadeur, au lieu de mettre la lettre entre les mains des mandarins siamois, de me la remettre à moi pour la montrer au peuple et la porter à l’audience. Il y a consenti, et cela a été bien aise de me faire plaisir, et M. Constance aussi qui voulait seulement que la lettre fut exposée à la vue de tout le monde. Par-là je me suis donné un rang fort honorable : au lieu qu’auparavant j’étais assez embarrassé de ma personne, n’ayant qu’une maigre coadjuterie et un caractère en idée. Il faudra bien honorer celui qui touchera la lettre du plus grand roi du monde : on me donnera à moi seul un balon du roi ; j’irai à l’audience à côté de M. l’ambassadeur et j’y aurai une place réglée et honorable. 

23 - Mae Nam (แม่น้ำ) signifie littéralement mère des eaux. C'est le nom générique qu'on donne en Thaïlande à tous les cours d'eau. Le fleuve qui traverse Ayutthaya s'appelle la Menam Chao Phraya (แม่น้ำเจ้าพระยา). 

24 - Faiturie, ou factorie : bureau où les facteurs, les commissionnaires, faisaient commerce pour le compte d'une Compagnie. L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert précise également : On appelle ainsi dans les Indes orientales et autres pays de l'Asie où trafiquent les Européens, les endroits où ils entretiennent des facteurs ou commis, soit pour l'achat des marchandises d'Asie, soit pour la vente ou l'échange de celles qu'on y porte d'Europe. La factorie tient le milieu entre la loge et le comptoir ; elle est moins importante que celui-ci et plus considérable que l'autre

25 - Ni l'abbé de Choisy, ni le chevalier de Chaumont, pas plus que le chevalier de Forbin ne mentionnent cet incident. 

26 - La Loubère consacre un chapitre entier de son ouvrage Du Royaume de Siam au protocole observé pendant les ambassades étrangères au Siam, et il confirme que la lettre d'un roi est beaucoup plus honorée que la personne de l'ambassadeur qui la transmet (I, pp. 415 et suiv.) : Un ambassadeur, par tout l'Orient, n'est autre qu'un messager du roi : il ne représente point son maître. On l'honore peu, à comparaison des respects qu'on rend à la lettre de créance dont il est porteur. M. de Chaumont, quoiqu'ambassadeur extraordinaire, n'eut jamais de balon du corps, non pas même le jour de son entrée et ce fut dans un balon du corps que fut mise la lettre du roi qu'il avait à rendre au roi de Siam. Ce balon avait quatre parasols à chaque coin du siège, et il était accompagné de quatre autres balons du corps ornés de leurs parasols, mais vides, comme le roi d'Espagne, quand il va en carrosse et qu'il veut être vu et connu, en a toujours un qui le suit à vide, qu'on appelle de respeto, terme et usage venus d'Italie. Même les présents du roi furent portés dans les balons du corps, et toutes ces mêmes choses s'observèrent à l'entrée des envoyés du roi. Aussi les Orientaux ne mettent-ils nulle différence entre un ambassadeur et un envoyé, et ils ne connaissent ni les ambassadeurs ni les envoyés ordinaires, ni les résidents, parce qu'ils n'envoient personne pour résider en une Cour étrangère, mais pour y faire une affaire et s'en retourner. 

27 - Alliage d'or et de cuivre. Voir sur ce site l'article qui lui est consacré : Le tambac

28 - Ces bras peints (ken laï : แขนลาย), ainsi appelés parce leurs bras scarifiés avaient été recouverts de poudre à canon, ce qui, en cicatrisant, leur donnait une couleur bleue mate (nous n'avons trouvé aucun document qui fasse allusion à la couleur rouge évoquée par le père Tachard), sont ainsi décrit par La Loubère op. cit., I, pp. 371-372) : Ils sont les exécuteurs de la justice du prince, comme les officiers et les soldats des cohortes prétoriennes étaient les exécuteurs de la justice des empereurs romains. Mais en même temps, ils ne laissent pas de veiller à la sûreté de la personne du prince, car il y a dans le palais de quoi les armer aux besoin. Ils rament le balon du corps, et le roi de Siam n'a point d'autre garde à pied. Leur emploi est héréditaire comme tous les autres du royaume, et l'ancienne loi porte qu'ils ne doivent être que six cents, mais cela se doit sans doute entendre qu'il n'y en doit avoir que six cents pour le palais, car il en caut bien davantage dans toute l'étendue de l'État parce que le roi en donne, comme j'ai dit ailleurs, à un fort grand nombre d'officiers. Ces bras peints donneront toute la mesure de leur cruauté lors du coup d'État de 1688. 

29 - Il s'agit de soldats choisis parmi ceux qui composaient la garde écossaise, corps militaire d'élite créé par Charles VII en 1422 pour constituer la garde personnelle des souverain français. Dans la compagnie écossaise sont choisis vingt-quatre gardes parmi les plus anciens, qui portent le titre de « gardes de la manche ». Ils sont chargés d'escorter la personne du roi en permanence. Parmi les gardes de la manche, on distingue encore six « gardes écossais », chargés des mêmes fonctions lors de cérémonies exceptionnelles telles que sacre ou mariage. Les gardes de la manche se distinguent par le port d'un hoqueton, sorte de casaque blanche brodée d'or portée par-dessus leur uniforme. Ils assurent également la garde du corps du souverain défunt et sa mise en bière. (Wikipédia). 

30 - Ces parasols à étages, appelés chatra (ฉัตร), et hérités de la mythologie hindoue, sont les symboles de la royauté en Thaïlande. Celui du roi, le Nopphapadon Mahasawettachat (นพปฎลมหาเศวตฉัตร) a neuf étages. Le parasol du vice-roi n'a que cinq étages, et celui du prétendant à la couronne sept. Il ne pourra s'asseoir sous le parasol à neuf étages que lorsque les rites du couronnement seront entièrement terminés.

Parasol à 9 étages au-dessus du trône du roi, au Grand palais de Bangkok. 

31 - Une des nombreuses orthographes de Chiang Maï (เชียงใหม่), dans le nord de la Thaïlande. Il s'agissait alors d'une principauté qui avait été conquise par le roi Naraï en 1662, puis était retombée sous le contrôle des Birmans. 

Banniere bas retour
Page mise à jour le
5 février 2019