Livre V - Suite.
Retour du voyage de Siam.

Page du Voyage des pères jésuites
Caractère du roi de Siam.

Le roi de Siam qui règne à présent est âgé d'environ 55 ans. C'est sans contredit le plus grand prince qui ait jamais gouverné cet État. Il est d'une taille un peu au-dessous de la médiocre, mais fort droite et bien prise. Son air est engageant et ses manières pleines de douceur et de bonté, surtout pour les étrangers, et particulièrement pour les Français. Il est vif et agissant, ennemi de l'oisiveté et du repos qui paraît si délicieux aux princes d'Orient et qu'ils regardent comme le plus grand privilège de leur couronne. Celui-ci, au contraire, est toujours ou dans les bois à la chasse des éléphants, ou dans son palais appliqué aux affaires de son royaume. Il n'aime pas la guerre parce qu'elle ruine ses peuples qu'il chérit tendrement, mais quand ses sujets se révoltent, ou que les princes ses voisins lui font la moindre insulte ou ne se tiennent pas dans le respect, il n'y a guère de roi dans l'Orient qui se venge avec plus d'éclat et qui paraisse plus passionné pour la gloire.

Quelques grands de son royaume s'étant soulevés et étant appuyés ouvertement par les forces de trois rois dont les États environnent le royaume de Siam, il attaqua ces princes si vivement qu'ils furent obligés d'abandonner les rebelles à sa colère. Il veut tout savoir, et comme il a l'esprit pénétrant et fort étendu, il n'a pas de peine à entrer dans tout ce qu'il veut apprendre. Il est magnifique, généreux, bon ami au-delà de ce qu'on peut s'imaginer. Toutes ces grandes qualités lui attirent la considération de ses voisins, la crainte de ses ennemis, l'estime de ses sujets et un respect qui va jusqu'à l'adoration. Il n'a jamais été sujet aux vices si ordinaires parmi les princes d'Orient, il a même fait punir avec beaucoup de sévérité les principaux mandarins et les premiers officiers de la Couronne pour avoir été trop attachés à leurs plaisirs. On ne ne trouve point un lui l'obstacle le plus invincible à la conversion des princes idolâtres, je veux dire l'amour déréglé des femmes.

Par la force de son esprit, il a découvert la fausseté de la religion de ses ancêtres et il ne croit point un dieu anéanti, selon l'opinion populaire, ou comme disent quelques-uns de leurs docteurs, un dieu qui las de gouverner le ciel, se plonge dans le repos et s'ensevelit pour jamais dans l'oubli de tout ce qui se passe au monde, ni mille autres superstitions prêchées par les talapoins, qui sont les prêtres et les prédicateurs du royaume. Au contraire il croit que Dieu est éternel, que sa providence veille incessamment au gouvernement du monde et qu'elle ménage toutes choses. C'est à ce même dieu immortel qu'il fait souvent des prières et dont il implore le secours avec un très profond respect deux fois pour le moins chaque jour pendant deux heures, le matin après s'être levé, et une heure le soir avant que de se coucher. Le pape lui ayant envoyé deux tableaux, dont l'un représente le Sauveur du monde, et l'autre la sainte Vierge, il les a en singulière vénération, et pour la témoigner, il les a placés dans un endroit de sa chambre fort élevé au-dessus de lu, et il n'en parle jamais qu'avec des termes d'honneur et de respect (1).

L'ambassade que le roi lui a envoyée, quoiqu'elle ne l'ait pas déterminé à embrasser le christianisme, l'a fait rentrer en lui-même. Comme il estime infiniment la sagesse du roi très chrétien, lorsque le seigneur Constance lui fit voir l'unique prétention de ce grand monarque en envoyant vers lui M. l'ambassadeur, il en parut touché et on sait qu'il y a fait depuis de fréquentes réflexions. Toutes ces choses doivent exciter ceux qui liront ces mémoires à prier Dieu pour la conversion de ce prince, qui serait suivie de celles d'une multitude innombrable de peuples et qui attirerait sans doute à notre sainte loi les princes voisins qui admirent la conduite et le grand génie du roi de Siam.

Nous avons de grandes obligations à ce monarque pour toutes les marques d'estime et de bienveillance dont il nous a honorés et nous sommes bien aises d'avoir occasion de le publier. Dès que le seigneur Constance lui a fait connaître nos manières et les vues qui nous font agir, ce prince nous a favorisés en toutes rencontres, malgré les mauvaises impressions qu'on avait tâché de lui donner des jésuites. M. Constance n'a pas oublié de lui faire valoir les bontés extraordinaires que Louis le Grand a pour notre Compagnie, et c'est ce qui a le plus contribué à nous mériter ses bonnes grâces. Cet exemple est d'un grand poids sur l'esprit du roi de Siam. Aussi il nous a marqué par des soins obligeants qu'il voulait l'imiter et nous a assuré plusieurs fois de sa protection royale, ajoutant que nous trouverions toujours un asile assuré dans son royaume.

On commence à faire des observations à Louvo.

Dès que nous fûmes arrivés à Louvo, nous commençâmes à faire diverses observations et surtout celles qui pourraient nous être nécessaires pour observer exactement l'éclipse de lune qui devait arriver le 11 décembre. Nous n'avions pu jusqu'alors nous servir de nos instruments pour ces opérations, parce que pendant tout le temps que nous fûmes à Siam, la ville et les camps étaient si fort inondés que nous n'avions point eu d'endroit pour les placer. La maison même où nous étions logés n'étant que de bois, la moindre agitation l'ébranlait tellement que nos pendules et nos quarts de cercles en étaient tout déconcertés.

Observation sur la déclinaison de l'aimant.

Le 6 et le 7 décembre nous remarquâmes, par l'anneau astronomique du sieur Butterfield, que la variation de l'aiguille était de 2° 20' vers l'ouest. Cette observation fut trouvée constamment semblable durant ces deux jours consécutifs.

Le 9 du même mois, par les hauteurs prises du même bord du soleil, matin et soir l'heure véritable du midi à la pendule à secondes était de 12 h 5 m 3 s.

La variation de l'aiguille par la machine parallactique du sieur Chapotot, a été remarquée

Une fois 16 m seulement |
Une autre 31 m   | Vers l'Ouest
Une autre 35 m  
Une autre 38 m   |

Cette variation a été trouvée en prenant plusieurs fois matin et soir la même hauteur du soleil et observant chaque fois l'azimuth, l'aiguille demeurant toujours sur la ligne nord et sud.

Le roi de Siam veut observer une éclipse de lune avec les jésuites dans son palais.

Dans la dernière audience que Sa Majesté donna à M. l'ambassadeur, elle lui témoigna qu'elle serait bien aise que nous fissions l'observation de la première éclipse en sa présence. Quelques jours après, ce prince ordonna à M. Constance de nous avertir de l'honneur qu'il voulait nous faire. On choisit pour cela une maison royale qu'on nomme Thlée Poussonne (2), à une petite lieue de Louvo, vers l'est, peu éloignée de la forêt où le roi était à la chasse des éléphants. M. Constance nous mena reconnaître le lieu deux jours avant l'éclipse, c'est-à-dire le 9 décembre. On ne pouvait choisir un endroit plus commode. Nous voyions le ciel de tous côtés, et nous avions tout l'espace qu'il fallait pour placer nos instruments. Après avoir disposé toutes choses, nous revinmes à Louvo.

 Le lendemain 10 décembre par les hauteurs du même bord du soleil prises le matin entre neuf et dix heures, et le soir entre deux et trois, l'heure véritable du midi à la même pendule à secondes était 12 h 2 m 3 s.

Variation de l'aiguille par la machine parallactique.

Une fois 28 m |
Une autre 33 m } vers l'ouest
Une autre 21 m |

Dans la suite nous examinerons si l'aiguille de l'anneau astronomique décline trop vers l'ouest, comme il est fort probable, car si cela est, il faudra déduire quelque chose de la variation du cap de Bonne-Espérance que nous avons trouvée de 11 degrés et demi vers l'ouest, et les pilotes d'environ 9 degrés seulement avec leurs boussoles.

Le roi de Siam invite M. l'ambassadeur à la chasse des éléphants.

Ce jour-là même, le roi invita M. l'ambassadeur à venir voir les illuminations qu'on faisait pour la chasse des éléphants (3). Sa Majesté voulut que nous fussions aussi de la partie et nous fit l'honneur de nous envoyer vers les quatre heures après midi six éléphants avec le lieutenant du barcalon pour nous conduire. Nous fîmes porter à Thlée-Poussonne nos lunettes et une pendule à spirale fort sûre et montée au soleil. Car nous devions y observer l'éclipse, selon les ordres du roi. La disposition de la chasse était telle que je vais le raconter.

Description de cette chasse.

Près de 46 000 à 47 000 hommes avaient formé dans le bois et sur les montagnes une enceinte de 26 lieues en carré long, dont les deux grands côtés pouvaient bien avoir chacun 10 lieues de longueur et les deux autres chacun 3 lieues. Toute cette vaste étendue était bordée de deux rangs de feux qui régnaient tout autour sur deux lignes, à quatre ou cinq pas de distance les uns des autres. Ces feus sont entretenus toute la nuit de bois de la forêt et soutenus en l'air à la hauteur de sept ou huit pieds sur de petites plateformes carrées, élevées sur quatre pieux, ce qui faisait qu'on pouvait les voir tout à la fois de fort loin. Ce spectacle me parut dans les ténêbres la plus belle illumination que j'aie jamais vue. De grandes lanternes disposées d'espace en espace faisaient la distinction des quartiers que commandaient différents chefs, avec certain nombre d'éléphants de guerre et de chasseurs armés comme les soldats. On tirait de temps en temps de petites pièces de campagne, afin d'étonner par ce bruit, aussi bien que par tous ces feux, les éléphants qui voudraient forcer le passage, ainsi qu'ils l'avaient forcé peu de jours auparavant parce qu'on n'avait pas pris cette précaution. Comme il s'était trouvé dans l'enceinte de la chasse une montagne escarpée, on l'avait crue si inaccessible à ces animaux, qui sont d'une grosseur énorme, qu'on avait négligé d'y placer des feux, des gardes et de l'artillerie, mais il y en eut dix ou douze qui pour s'échapper se servirent d'un expédient qui surprit. S'attachant avec leurs trompes à un des arbres qui étaient sur la pente de cette montagne fort raide, ils se guindèrent au pied du tronc suivant et ils grimpèrent de la même manière, d'arbre en arbre avec des efforts incroyables jusqu'au sommet de la montagne, d'où ils se sauvèrent dans les bois. Ce qui était arrivé dans cette chasse fut cause qu'on ne négligea rien dans celle-ci, afin qu'il ne s'en sauvât plus.

Le roi de Siam demande M. le chevalier de Forbin à M. l'ambassadeur.

Le roi trouva au retour de la chasse les Français rangés en haie sur une ligne à l'entrée de la forêt et montés sur des éléphants. Il les regarda fort et prit plaisir à voir des gens de si bon air. Il venait de donner audience à M. l'ambassadeur, et elle avait été assez longue. Sur la fin, le roi avait fait appeler le chevalier de Forbin. Tout le monde connaît la qualité et le mérite de cet officier. Il sert depuis longtemps et il s'est distingué en plusieurs occasions. M. Constance avait prié M. l'ambassadeur de le laisser à Siam auprès du roi son maître. Sa Majesté voulut bien le demander à M. l'ambassadeur, et elle lui fit présent d'un fort beau sabre comme pour lui donner une marque qu'elle le prenait à son service. Elle ajouta encore à ce présent un justaucorps de brocart à boutons d'or (4). Cependant il était déjà tard et le roi s'en était retourné. On ne laissa pas de mettre pied à terre dans un endroit agréable où l'on avait dressé une magnifique collation. On y servit des confitures et des fruits de toute espèce. M. l'ambassadeur but la santé du roi de Siam dans une grande coupe d'or massif dont il lui avait fait présent. Le couvercle et la soucoupe étaient du même métal. Ce lieu fut aussitôt entouré d'éléphants de guerre et de feux, pour nous garantir des tigres et des autres bêtes féroces qui étaient dans l'enceinte. Après cela M. l'ambassadeur reprit le chemin de Louvo et le seigneur Constance nous mena droit au château de Thlée-Poussonne où le roi s'était déjà rendu pour assister à l'observation de l'éclipse.

Les jésuites se rendent à Thlée-Poussonne pour observer devant le roi.

Nous arrivâmes sur les neuf heures au bord du canal qui conduit au château, et nous trouvâmes là un balon du roi fort propre qui nous attendait depuis longtemps. Ce canal est fort large, et a plus d'une lieue de longueur. Il était éclairé de part et d'autre d'une infinité de feux semblables à ceux dont on a parlé ci-dessus, et qui tous ensemble dans l'obscurité de la nuit faisaient un effet charmant à la vue. Quand nous fûmes à un demi quart de lieue du château, nos rameurs qui avaient nagé jusqu'alors avec beaucoup de force et de bruit, commencèrent à ramer si doucement que nous n'entendions presque pas le bruit de leurs rames. On nous dit qu'il fallait se taire ou parler extrêmement bas. En effet, quand nous mîmes pied à terre, tout était si tranquille, quoiqu'il y eût aux environs beaucoup de soldats et de mandarins, que nous pensions être dans une solitude écartée. Le respect qu'ils ont pour la personne du roi leur fait observer ce profond silence dans tous les endroits où il est. D'abord nous disposâmes plusieurs lunettes sur divers appuis qu'on avait élevés exprès pour les soutenir. Il ne nous fallut pas employer beaucoup de temps pour ajuster nos instruments ; ainsi nous nous rembarquâmes une heure après pour aller passer une partie de la nuit dans la maison du seigneur Constance qui est à près de cent pas du palais.

Quand il fallut débarquer au pied de la muraille qui est au-delà du canal, il y avait danger de s'enferrer dans des espèces de chausses-trappes. Ce sont plusieurs chaînes de fer placées à côté les unes des autres à un demi-pied de distance, qui occupent la largeur du terre-plain entre le canal et le mur. Elles sont armées d'un double rang de grosses pointes de fer. On ne manque pas de les tendre toutes les nuits autour du château et elles servent à en défendre les approches. Au débarquement, M. Constance nous avertit fort à propos de prendre garde à nous, ayant remarqué qu'un de nos pères allait descendre sur le rivage. Il fit venir l'officier de garde et lui ordonna de faire lever ces chausses-trappes qui nous empêchaient de mettre pied à terre. Ensuite nous approchant le plus près que nous pouvions des murailles, nous marchâmes dans un petit sentier large de deux pieds qu'on laisse libre pour faire les rondes durant la nuit, et nous arrivâmes sur les onze heures du soir à la maison du seigneur Constance.

On commence l'observation de l'éclipse devant le roi.

Après avoir reposé trois ou quatre heures, nous nous rembarquâmes pour nous rendre à la galerie où se devait faire l'observation (5). Il était alors près de trois heures après minuit. Dès que nous fûmes arrivés, nous mîmes tout en état. Nous avions déjà fait voir à Sa Majesté par le moyen de M. Constance un grand type de l'éclipse dans lequel on voyait la lune qui entrait peu à peu dans l'ombre avec l'immersion des taches, et Sa Majesté témoigna qu'elle y prenait plaisir. Nous lui préparâmes une fort longue lunette de cinq pieds dans la fenêtre d'un salon qui donnait sur la galerie dans laquelle nous étions. La pénombre étant bien avancée, on avertit le roi qui vint incontinent à cette fenêtre. Nous étions assis sur des tapis de Perse, les uns aux lunettes d'approches, les autres à la pendule, d'autres devaient écrire le temps de l'observation. Nous saluâmes avec une inclination profonde Sa Majesté, après quoi on commença à observer.

Le 11 de déc. après minuitHeuresMinutesSecondes
Commencement de la pénombre, 2 53 0
Pénombre plus épaisse,3 2 0
Pénombre fort épaisse,   12 0
Commencement douteux de l'éclipse,  15 8
Commencement certain,  19 0
Riccioli,  19 45
Commencement de Grimaldi,  21 24
Fin de Grimaldi,  22 36
Kepler,  29 32
Gasssendi,  32 36
Heraclides,  36 40
Commencement de Copernic,  37 10
Milieu de Copernic,  39 0
Commencement de Platon,  48 25
Milieu de Platon,  49 5
Fin de Platon,  49 24
Menelaus,  58 45
Saint Denis,  59 49
Plinius,4 2 11
Promotorium acutum,  7 40
Commencement de Mare Chrysium,  14 30
Milieu de Mare Chrysium,  17 45
Fin de Mare Chrysium,  19 18
L'immersion totale,  22 45
Le roi fait diverses questions d'astronomie aux jésuites.

Le roi témoigna une satisfaction particulière, voyant toutes les taches de la lune dans la lunette, et surtout voyant que le type qu'on en avait fait à l'Observatoire de Paris leur était si conforme. Il nous faisait diverses questions durant l'éclipse, par exemple pourquoi la lune paraissait renversée dans la lunette ? Pourquoi on voyait encore la partie de la lune qui était éclipsée ? Quelle heure il était à Paris ? À quoi des observations faites de concert en des lieux si éloignées pourraient être utiles, etc. Tandis qu'on lui expliquait toutes ces choses, un des principaux officiers de sa maison nous apporta sur un grand bassin d'argent six soutanes et autant de manteaux de satin à fleurs, dont le roi nous fit présent d'une manière fort obligeante. Il voulut spéculer avec une lunette de douze pieds, dont le père de Fontaney se servait, et nous la lui portâmes sur-le-champ. Il nous permit de nous lever et d'être debout en sa présence et il voulut bien regarder après nous dans la lunette, car il fallait que nous la remissions à son point pour la lui présenter. Ceux qui savent avec quel respect les rois de Siam veulent qu'on soit devant eux nous ont parlé de cette faveur comme d'une chose très singulière.

Sa Majesté voulut ensuite savoir lequel des père retournerait en France, et ayant su que c'était moi, il me dit fort obligeamment que comme il envoyait des ambassadeurs en France fort peu instruits des manières de l'Europe, il comptait fort sur les bons conseils que je leur donnerais, et sur tous les bon offices que je leur rendrais par le moyen de nos amis ; qu'il leur avait ordonné de demander au roi de France douze mathématiciens de notre Compagnie, et de s'adresser pour cela au père de La Chaize, afin qu'il appuyât leur demande ; enfin qu'il ne doutait pas que je ne fisse aussi en particulier tout ce que je pourrais pour ménager cette affaire. En même temps le grand chambellan me présenta sur un grand bassin d'or, devant Sa Majesté, deux fort beaux crucifix. Le Christ était d'or massif, la croix de tambac, qui est composé d'un mélange de sept parties d'or et de trois autres parties d'un métal aussi précieux que l'or même, le pied était d'argent. Sa Majesté me dit que le plus grand était destiné pour le père de La Chaize, confesseur de roi, dont il connaissait le mérite et la fidélité au service du roi son maître, par le portrait que lui en avait fait le seigneur Constance. Alors il se mit à louer le zèle et le désintéressement de son ministre, qu'il nommait toujours notre frère, nous disant qu'il en avait reçu de très signalés services dans toutes les occasions qui s'étaient présentées. Après quoi Sa Majesté m'ordonna de dire au père confesseur, en lui présentant de sa part le crucifix, qu'il ne pouvait lui rendre un service plus agréable ni plus utile à son État qu'en obtenant du roi douze mathématiciens ; que je les pouvais assurer qu'avant leur arrivée ils trouveraient à Louvo un observatoire, une maison et une église aussi bien qu'à Siam (6). Il donna ordre en même temps au seigneur Constance de les faire bâtir incessamment et de choisir avec les pères des emplacements dans les deux villes dont je viens de parler. Pour ce qui est de l'autre crucifix, je vous le donne avec plaisir, me dit-il, d'un air plein de bonté, pour vous servir de fidèle compagnon durant tout le voyage (7). Faites-moi savoir de vos nouvelles le plus souvent que vous pourrez, et surtout tâchez de revenir au plus tôt ; je prie la divine providence qui veille toujours à la conduite de l'univers de vous donner une heureuse navigation. Enfin, après m'avoir recommandé ce qu'il venait de m'ordonner et ce qu'il m'avait fait dire de sa part, il me souhaita de nouveau un prompt retour, et se retira témoignant le plaisir et la satisfaction qu'il avait reçue durant les deux heures qu'il nous fit l'honneur d'assister à nos observations. Il n'y avait que M. Constance, le grand chambellan et un gentilhomme de la Chambre auprès de sa personne tout le temps qu'il fut avec nous. Tant de grâces auxquelles il fallait répondre sur le champ nous empêchèrent d'observer l'immersion de plusieurs taches. Après le départ du roi, M. Constance demeura seul avec nous, et ayant bien remarqué le cercle de l'ombre, et Mare Chrysium dans la lunette, il observa le reste des phases conjointement avec nous jusqu'à l'immersion totale.

De là, nous retournâmes à la maison du seigneur Constance où nous attendîmes l'émersion de la lune qui parut plus d'un quart d'heure avant le lever du soleil, c'est-à-dire à six heures et six minutes. Le commencement de l'émersion fut à 6 h 1 m 11 s. Ou plutôt à 6 h 9 m, et on tomba d'accord qu'il fallait s'en tenir à cette observation ; il est vrai que les vapeurs de l'horizon nous empêchèrent un peu. On voyait encore la lune proche de l'horizon à 6 h 22 m 0 s. Elle se coucha peu de temps après, et le soleil se leva. La pendule fut rapportée à une heure après midi, et n'avait retardé depuis la veille trois heures après midi que de trois minutes et trois secondes seulement. Les heures marquées dans l'observation sont celles de l'horloge non corrigée. Ainsi les heures du midi à la grande pendule observées le 9 et le 10 décembre 1685, et le retardement de la petite à l'égard de la grande, sur laquelle on la régla le dixième à trois heure après midi, montrent que la petite pendule à 4 h 22 m 45 s. Après minuit du lendemain retardait d'une minute, et que l'heure véritable était 4 h 23 m 45 s.

J'ai communiqué ces observations à MM. de l'Académie Royale des Sciences, et on a trouvé que l'immersion totale ayant été observée le 11 en cet instant.

 HMS.
À Louvo, 4 23 45
À Paris par M. Cassini,9 49 30
La différence des méridiens,6 34 15

À 6 h 9 m la même petite pendule retardait 1 m 25 s. L'heure était donc 6 h 10 m 25 s. Ce fut le temps du commencement de l'émersion, comme elle parut à Louvo. Cette même émersion fut observée à l'observatoire de Paris par M. Cassini (8) à 11 h 36 m 18 s.

La différence des méridiens étant de 6 h 34 m 7 s, ainsi la différence des longitudes sera : 98° 32'.

Donc celle de Louvo sera 121° 2'.

Par les observations de l'éclipse de lune du 21 évrier 1682, on avait trouvé la longitude de Siam de 121°, ce qui s'accorde parfaitement à ces nouvelles observations (9).

C'est une chose étonnante qu'il y ait des cartes modernes qui mettent la longitude de Siam à 145°, au lieu de la grande carte de l'observatoire faite avant toutes ces observations, la donne de 122° à un degré près de ces observations.

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NOTES

1 - Ces deux tableaux faisaient sans doute partie des présents apportés à Phra Naraï par Mgr Pallu en 1673. De retour d'Europe pour la seconde fois en 1670, il était porteur de deux lettres adressées au roi de Siam, l'une de Louis XIV et l'autre du pape Clément IX, qui se concluait ainsi : Ce prélat [Mgr Pallu] vous offrira de notre part quelques présents. Ils ne sont pas d'un grand prix ; mais je vous prie de les recevoir comme des gages de la parfaite bienveillance et de la grande estime que j'ai conçues pour vous. Il vous dira que nous prions jour et nuit le Dieu tout-puissant et que, dans ce moment même, nous lui adressons nos prières dans toute l'effusion de notre coeur pour obtenir de sa bonté et de sa miséricorde qu'il répande sur vous la lumière de la vérité et que, par ce moyen, après vous avoir fait régner longtemps sur la terre, il vous fasse régner éternellement dans le ciel. (Launay, Siam et les missionnaires français, 1896, p. 84) 

2 - Thale Chubson (ทะเลชุบศร), un îlot au milieu d'un ancien lac à trois kilomètres de Lopburi où le roi Naraï avait fait construire une résidence, le pavillon Kraisorn-Sriharaj (ตำหนักไกรสรสีหราช). On peut penser que la fraîcheur de l'eau rendait cette retraite agréable pendant les mois chauds. Elle était également connue sous le nom de Pratinang yen (พระตี่นั่งเย็น), la Résidence fraîche. Elle servait au roi Naraï pour les réceptions et pour séjourner lors de ses parties de chasse ou de ses promenades en forêt. C'est là que fut exécuté Phaulkon.

ImageLe pavillon Kraisorn-Sriharaj.
ImageLe pavillon Kraisorn-Sriharaj.
ImageLe pavillon Kraisorn-Sriharaj.
ImageLe pavillon Kraisorn-Sriharaj. 

3 - L'abbé de Choisy, ordonné prêtre ce 10 décembre 1685, n'accompagna pas le chevalier de Chaumont à cette partie chasse et se contenta de noter dans son journal : Le roi qui est à la chasse depuis huit jours vient d’envoyer chercher M. l’ambassadeur pour lui faire voir la manière dont on prend les éléphants. On dit qu’il y en a cent quarante dans l’enceinte avec des tigres, des buffles sauvages, des cerfs, des sangliers, et autres telles bêtes qui viennent souvent attaquer les éléphants les plus guerriers. M. l’évêque a accompagné M. l’ambassadeur. Je n’aurais pas manqué d’y aller dans un autre temps, mais aujourd’hui cela n’aurait pas été décent.

Le chevalier de Chaumont, dans sa relation, explique en détail le déroulement de cette chasse (Relation de l'ambassade de M. le chevalier de Chaumont, 1686, pp. 90 et suiv.) : Le dixième, j'allai voir la grande chasse des éléphants qui se fait en la forme suivante : le roi envoie grand nombre de femelles en compagnie ; après qu'elles ont été plusieurs jours dans les bois et qu'il est averti qu'on a trouvé des éléphants, il fait marcher trente ou quarante mille hommes pour former une très grande enceinte dans l'endroit où sont les éléphants. Ils se postent quatre à quatre, de vingt à vingt-cinq pieds de distance les uns des autres, et à chaque campement, on fait un feu élevé de trois pieds de terre ou environ ; on fait ensuite une autre enceinte d'éléphants de guerre, distants les uns des autres d'environ cent et cent cinquante pas, et dans les endroits par où les éléphants pourraient sortir plus aisément, les éléphants de guerre sont plus fréquent. Il y a du canon en plusieurs lieux que l'on tire quand les éléphants sauvages veulent forcer le passage, parce qu'ils craignent extrêmement le feu ; tous les jours on reserre cette enceinte, et à la fin elle devient très petite, les feux ne sont pas alors plus de cinq ou six pas les uns des autres ; comme ces éléphants entendent du bruit autour d'eux, ils n'osent pas s'enfuir, quoique pourtant il ne laisse pas quelquefois de s'en sauver quelqu'un ; car on m'a dit qu'il y avait quelques jours qu'il s'en était échappé dix. Quand on les veut prendre, on les fait entrer dans une place entourée de pieux où il y a quelques arbres entre lesquels un homme peut facilement passer, il y a une autre enceinte d'éléphants de gerre et de soldats dans laquelle il y entre des hommes montés sur des éléphants, fort adroits à jeter des cordes aux jambes de derrière des éléphants, qui lorsqu'ils sont attachés de cette manière, sont mis entre deux qui sont privés, outre lesquels il y en a un autre qui les pousse par derrière, de sorte qu'il est oblité de marcher et quand il veut faire le méchant, les autres lui donnent des coups de trompe ; on les mène ensuite sous des toits, et l'on les attache de la même manière que le précédent. J'en vis prendre dix dans cette chasse et l'on me dit qu'il y en avait cent quarante dans l'enceinte. Le roi y était présent et donnait ses ordres pour tout ce qui était nécessaire..

Un dessin colorié est consacré à la chasse aux éléphant dans le recueil anonyme intitulé Usages du Royaume de Siam, cartes, vues et plans : sujets historiques en 1688 conservé à la Bibliothèque nationale. Il est ainsi légendé : Chasse pour prendre les éléphant. On fait une estacade ou palissade de gros pieux ou arbres entiers dont l'enceinte est triangulaire et a quelquefois deux lieues de tour ou de circuit. On laisse la base de ce triangle ouvert pour la fermer quand on veut, on a des pieux tout prêts à terre. Vis à vis de cette enceinte, on fait dans la forêt une battue de plusieurs milliers d'hommes à quelques lieues de cette palissade ; il font un très grand cercle et avec des tambours, des trompettes et des mousquets il épouvantent et font fuir les éléphants sauvages, les conduisant vers l'estacade où, les ayant réduits, ils les renferment avec les pieux préparés et pour les prendre et les apprivoiser on a une porte à l'endroit le plus étroit et l'on y fait entrer un éléphant docile qui va badiner avec le premier éléphant sauvage auquel on jette une corde au col et l'on le joint à l'éléphant domestique. On les fait sortir de cette enceinte et l'on les laisse ainsi jusqu'à ce qu'ils soient apprivoisés.

ImageChasse pour prendre les éléphants. Dessin anonyme (1688).
ImageDétail du dessin Chasse pour prendre les éléphants.
ImageLa chasse des éléphants au Siam. Gravure 1727. 

4 - C'est bien contre son gré que le chevalier de Forbin resta au Siam. Dans ses Mémoires, il développe la suite d'évènements qui le forcèrent à demeurer dans un royaume qu'il exécrait, et explique que Phaulkon, irrité par son indépendance d'esprit, craignait avant tout qu'il ne révèlât à Louis XIV le véritable état du Siam et le peu de profit qu'on tirerait d'une expédition dans le royaume : Ce ministre qui avait ses vues, et qui, par des raisons que je dirai en son lieu ne désirait pas de me voir retourner en France, au moins sitôt, fut ravi des dispositions du roi et profita de l’occasion qui s’offrait comme d’elle-même. Il fit entendre à Sa Majesté qu’outre les services que je pourrais lui rendre dans ses États, il était convenable que voulant envoyer des ambassadeurs en France (car ils étaient déjà nommés, et tout était prêt pour le départ), quelqu’un de la suite de M. l’ambassadeur restât dans le royaume, comme en otage, pour lui répondre de la conduite que la Cour de France tiendrait avec les ambassadeurs de Siam.

Sur ces raisons bonnes ou mauvaises, le roi se détermina à ne pas me laisser partir, et M. Constance eut ordre d’expliquer à M. de Chaumont les intentions de Sa Majesté. M. de Chaumont répondit au ministre qu’il n’était pas le maître de ma destination et qu’il ne lui appartenait pas de disposer d’un officier du roi, surtout lorsqu’il était d’une naissance et d’un rang aussi distingué que l’était celui du chevalier de Forbin. Ces difficultés ne rebutèrent pas M. Constance, il revint à la charge, et après bien des raisons dites et rebattues de part et d’autre, il déclara à M. l’ambassadeur que le roi voulait absolument me retenir en otage auprès de lui.

Ce discours étonna M. de Chaumont, qui, ne voyant plus de jour à mon départ, concerta avec M. Constance et M. l’abbé de Choisy, qui entrait dans tous leurs entretiens particuliers, les moyens de me faire consentir aux intentions du roi. L’abbé de Choisy fut chargé de m’en faire la proposition ; je n’était nullement disposé à la recevoir. Je lui répondis que mettant à part le désagrément que j’aurais de rester dans un pays si éloigné et dont les manières étaient si opposées au génie de ma nation, il n’y avait pas d’apparence que je sacrifiasse les petits commencements de fortune que j’avais en France et l’espérance de m’élever à quelque chose de plus pour rester à Siam, où les plus grands établissements ne valaient pas le peu que j’avais déjà. L’abbé de Choisy n’eut pas grand peine à entrer dans mes raisons, et reconnaissant l’injustice qu’il y aurait à me violenter sur ce point, il proposa mes difficultés à M. Constance, qui, prenant la parole, lui dit : Monsieur, que M. le chevalier de Forbin ne s’embarrasse pas de sa fortune, je m’en charge : il ne connaît pas encore ce pays et tout ce qu’il vaut ; on le fera grand amiral, général des armées du roi et gouverneur de Bangkok où l’on va incessamment faire bâtir une citadelle pour y recevoir les troupes que le roi de France doit envoyer.

Toutes ces belles promesses, qui me furent rapportées par M. l’abbé de Choisy, ne me tentèrent pas : je connaissais toute la misère de ce royaume et je persistai toujours à vouloir retourner en France. M. de Chaumont qui était pressé par le roi, et encore plus son ministre, ne pouvant lui refuser ce qu’il lui demandait si instamment, vint me trouver lui-même : Je ne puis refuser, me dit-il, à Sa Majesté siamoise la demande qu’elle me fait de votre personne ; je vous conseille, comme à mon ami particulier, d’accepter les offres qu’on vous fait, puisque d’une manière ou d’autre, dès lors que le roi le veut absolument, vous serez obligé de rester.

Piqué de me voir si vivement pressé, je lui répondis qu’il avait beau faire, que je ne voulais pas rester à Siam et que je n’y consentirais jamais, à moins qu’il ne me l’ordonnât de la part de roi. Eh bien, je vous l’ordonne, me dit-il. N’ayant pas d’autre parti à prendre, j’acquiesçai, mais j’eus la précaution de lui demander un ordre par écrit, ce qu’il m’accorda fort gracieusement. Quatre jours après je fus installé amiral et général des armées du roi de Siam, et je reçus en présence de M. l’ambassadeur et de toute sa suite, qui m’en firent leur compliment, le sabre et la veste, marques de ma nouvelle dignité. (Mémoires du comte de Forbin., 1729, I, p. 111 et suiv.).

ImageLe comte de Forbin, amiral de Siam. 

5 - Cette scène, vraisemblablement située à Thalep Chubson, est illustré par une gravure :

ImageXXVI - Palais de Louvo d'où le roi de Siam observe l'éclipse de lune.
ImageDétail de l'estampe N° XXVI. 

6 - Lorsque le père Tachard reviendra au Siam en 1687 avec l'ambassade Céberet-La Loubère, aucune de ces promesses ne sera tenue et aucune des constructions annoncées n'aura vu le jour, ce qui ne semblera pas étonner le jésuite. 

7 - Ce crucifix devait revenir à l'abbé de Choisy, ainsi qu'il le raconte sans trop d'amertume dans ses Mémoires pour servir au siècle de Louis XIV (1727, II, pp. 44-45) : Il arriva quelque affaire dont M. Constance voulut parler au chevalier de Chaumont. Il fallait un interprète, il se servit du père Tachard ; il lui trouva un esprit doux, souple, rampant, et pourtant hardi, pour ne pas dire téméraire ; il lui parla de la pensée qu'il avait eue, pensée que nous avions traitée de chimère.

Le père Tachard offrit de s'en charger, de la faire réussir : il dit à M. Constance que nous n'avions aucun crédit à la cour (il n'avait pas grand tort) et que s'il voulait en écrire au père de La Chaize, sa révérence en viendrait bien à bout. Pendant que cela se négociait, M. Paumard, missionnaire qui était toujours chez M. Constance en eut quelque vent, et vint m'en avertir ; mais je ne voulus pas quitter ma retraite et je laissai faire le père Tachard, qui par là me souffla un beau crucifix d'or que le roi de Siam me devait donner à l'audience de congé, et dont le bon père fut régalé avec justice, puisque le chevalier de Chaumont et moi n'étions plus que des personnages de théâtre et qu'il était le véritable ambassadeur chargé de la négociation secrète. Je ne sus tout cela bien au juste qu'après être arrivé en France ; mais quand je me vis dans mon pays, je fut aise que je ne me sentis aucune rancune contre personne. 

8 - Jean-Dominique Cassini, dit Cassini 1er (1625-1712) sera le premier d'une grande famille d'astronomes. Il fonda en 1662 l'Observatoire de Paris et en obtint de Louis XIV la direction. Il découvrit deux satellites de Saturne et laissa de nombreux ouvrages sur Vénus, Mars et Jupiter. 

9 - L'exactitude des calculs des jésuites dépend évidemment de la précision avec laquelle ils situaient le méridien d'origine. Toutefois, on peut considérer qu'ils étaient d'une grande justesse. La différence entre le méridien de Paris et celui de Lopburi est précisément de 98° 2' 16.61", soit un écart d'une cinquantaine de kilomètres avec les coordonnées fournies par le père Tachard. 

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5 février 2019