Douzième chapitre.
De la ville de Bankoc et des autres places maritimes.

Page de la relation de Nicolas Gervaise

Bankoc est assurément la place la plus importante du royaume de Siam, car il n'y a qu'elle dans toute la côte maritime qui puisse faire quelque résistance à ses ennemis. Son plan est beaucoup plus long que large et elle n'a pas plus d'une demi-lieue d'étendue. Elle n'est entourée de murs que sur le bord de la grande rivière qui la mouille du côté de l'orient et du midi, douze lieues ou peu s'en faut au-dessus de son embouchure ; sur la pointe où cette rivière se divise, elle n'a pour toute défense qu'une demi-lune où il y a un cavalier monté de vingt-quatre grosses pièces de canon de fonte qui sont assez bien travaillées. Vis à vis de l'autre côté de la rivière, il y a un autre petit fort tout uni qui ne paraît pas de grande défense, quoiqu'il soit muni de plus de trente pièces de canon (1). Ces deux fort, si on peut les nommer ainsi, sont gardés par cent soldats chrétiens, communément appelés métis portugais, et ces soldats sont commandés par des capitaines et quelques autres officiers qui leur font faire régulièrement tous les jours l'exercice, mais ils n'en deviennent pas pour cela plus braves car ils sont nés poltrons et je suis sûr qu'une douzaine de nos mousquetaires serait plus que suffisante pour contraindre, en moins d'une heure, ces cent soldats de leur abandonner leurs postes. L'ingénieur que M. le chevalier de Chaumont a donné au roi de Siam (2) va travailler à de nouvelles fortifications. Comme il est fort habile, il saura ménager les avantages du terrain et en faire une place régulière qui mettra le pays à couvert des insultes de ses ennemis.

Dans la partie la plus septentrionale de ce royaume, il n'y a plus que les ville de Locontaje (3) et de Tenasserim Aujourd'hui Tanintharyi, au sud de la Birmanie, entre la mer d'Andaman à l'ouest et la Thaïlande à l'est. Longtemps siamoise, la province fut conquise par les birmans en 1759.qui soient un peu considérables. Locontaje est plus vers le nord que Porselouc Phitsanulok (พิษณุโลก) dans le nord de la Thaïlande. d'environ quarante-cinq lieues ; elle est la dernière qui appartienne aux Siamois jusqu'au royaume de Laos, quoique de là il y ait encore plus de quinze journées de chemin, car dans tous ces espaces il n'y a que des forêts inaccessibles et des vastes solitudes. Si par hasard il s'y trouve quelque hameau, il n'est habité que par de pauvres misérables qui sont venus s'y cacher pour éviter la punition de quelques crimes qu'ils ont commis dans leur pays.

Tenasserim est une ville fameuse par son antiquité et fort connue de tous les navigateurs. Elle appartenait autrefois, avec toute la province dont elle est la capitale, aux rois d'Ava qui la perdirent dans une guerre qu'ils eurent contre les Siamois il y a environ deux cents ans. Elle est située dans une profonde vallée où elle est arrosée d'un côté seulement par la rivière qui porte son nom. Ses habitants, qui sont en grand nombre, sont presque tous étrangers. Le langage de Bramé (4) et d'Ava Ancien royaume de Haute Birmanie.y est encore aujourd'hui plus en usage que le Siamois qui n'y est presque point entendu. On y faisait autrefois grand commerce ; les plus riches marchandises de Bengale et de Masulipatam Machilipatnam, ville côtière et port de l'Andhra Pradesh, au sud de l'Inde.s'y trouvaient en abondance et s'y donnaient à bon compte. Le blé même y était assez commun, mais depuis cinq ou six ans les choses ont changé et il s'en faut beaucoup que cette ville soit autant marchande qu'elle l'était auparavant. Les Européens ne laissent pas pourtant d'y trouver tout ce qui leur peut être nécessaire pour le plaisir et pour la commodité de la vie. Il est vrai que les pluies sont plus fortes dans cette province que dans aucun autre endroit du royaume, mais les inondations n'y durent qu'un mois ou six semaines au plus, et il semble qu'elles n'arrivent que pour rafraîchir l'air et rendre la terre plus fertile. Le gouverneur porte le titre de vice-roi et ce gouvernement est un des plus beaux apanages de la couronne de Siam. Il ne faut pas moins de six semaines pour y aller de la ville capitale par les chemins ordinaires, mais il y en a un autre qui est caché dans de grandes forêts et qui n'est connu que du roi qui l'enseigne à ceux qu'il y envoie en secret pour les affaires pressantes du royaume. Les voyageurs les plus résolus n'y vont point par ces chemins ordinaires sans se mettre en danger d'y perdre la vie, car ils y rencontrent souvent des troupeaux d'éléphants sauvages et de tigres dont ils ont bien de la peine à se défendre.

Quoique les villes qui sont dans la partie la plus méridionale ne soient pas tout à fait si considérables, elles ne laissent pas pourtant d'avoir leurs beautés particulières. Chantebounne Chanthaburi (จันทบุรี), sur la côte est du golfe de Siam, à 250 km de Bangkokest sans contredit la plus belle ; elle est autant bien fortifiée qu'elle le peut être pour le pays. Chaou Meüanghâng, surnommé le Roi noir (5), qui a bâti Porcelouc, l'a fondé sur les bords de la rivière à qui elle a donné son nom. Elle est frontière de Cambodge et elle ne se trouve éloignée de la mer que d'une grande journée de chemin. La ville de Piply Phetchaburi (เพชรบุรี), ou Phetburi, la Cité des pierres précieuses, à environ 160 km au sud de Bangkok, à l'extrémité nord de la péninsule Malaise., qui est de l'autre côté du golfe, n'est éloignée de l'embouchure de la grande rivière que de dix ou douze lieues seulement. Elle est fort ancienne et l'on dit qu'elle fut autrefois si belle que plusieurs rois la préférèrent à toutes les autres pour y faire leur demeure ordinaire.

Dans cette même côte, environ quarante lieues plus vers le midi, on trouve Ligor Nakhon Si Thammarat (นครศรีธรรมราช), au sud de l'isthme de Kra.qui est aussi une ville fort ancienne. Les Hollandais y ont une facture, c'est-à-dire une maison de leur Compagnie. Les vaisseaux qu'ils envoient pour trafiquer à la grande barre ne manquent pas d'y passer tous les ans, mais ils n'osent pas les faire entrer dans le port parce qu'il est extrêmement difficile et qu'ils seraient en danger d'y échouer.

Il ne reste plus de ville considérable sur cette côte qui appartienne aux Siamois que celle de Soncourat ou Cingor Songkhla (สงขลา), à l'extrême sud de la Thaïlande.. Elle est moins connue dans le pays par sa grandeur et par sa beauté que la témérité qu'elle eut il y a quelques années de se révolter contre son prince. Cet esprit de rébellion lui fut inspiré par ses voisins, les habitants de Patani, qui sont gens naturellement farouches, libertins et ennemis déclarés de la monarchie. Mais sa révolte ne demeura pas longtemps impunie, car sitôt que le roi en eut appris la nouvelle, il dépêcha plusieurs de ses meilleures galères qui la prirent d'assaut et la démolirent de fond en comble. Les auteurs de la sédition furent conduits prisonniers à la cour où ils furent châtiés d'une manière proportionnée à l'énormité d'un si grand crime. Je tiens cette histoire d'un chrétien cochinchinois digne de foi qui fut envoyé de la part du roi à cette expédition avec plusieurs autres de ses compatriotes ; et il n'y a pas plus de douze ans qu'elle est arrivée.

Le lecteur ne trouvera pas mauvais que pour lui faciliter l'intelligence de tout ce que je viens de dire touchant la situation du dedans et des environs du royaume de Siam, je lui mette ici devant les yeux la carte la plus exacte qui jusqu'à présent en ait été faite, en attendant que les habiles mathématiciens qui sont allés voyager dans les Indes nous en puissent donner une de leurs nouvelles découvertes, sur laquelle celle-ci puisse être corrigée (6).

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XIII. Des Siamois

NOTES

1 - Dans son journal du 10 octobre 1685, l'abbé de Choisy évoque ces deux forteresses : Nous avons passé ce matin entre deux forts de bois qui nous ont salués, l'un de dix coups de canon, et l'autre de huit. Il n'ont ici que du canon de fonte, et la poudre est fort bonne. Le fort à main droite s'appelle Hale [Halle ?] de cristal, et celui de la gauche Halle de rubis. Sur la rive droite du fleuve, dans la province de Nonthaburi (นนทบุรี) se trouvait la forteresse de rubis (Phom thatphim : ป้อมทับทิม) et sur la rive gauche, du côté de l'ouest, la forteresse de cristal, la plus importante (Phom kheo : ป้อมแก้ว), à l'emplacement de l'actuel Wat Chalerm Phra Kyat.

2 - La Mare, ou Lamare, était un ingénieur qui, sur la demande du roi Naraï, demeura au Siam après le départ de l'ambassade et y entreprit de nombreux travaux. Dans son ouvrage L'Europe et le Siam du XVIe siècle au XVIIIe siècle - Apports culturels, L'Harmattan, 1993, p.180 et suiv., Michel Jacq-Hergoualc'h énumère les projets de fortifications élaborés par l'ingénieur : Nakhon si Thammarat (Ligor), Phattalung (Bourdelun), Songkhla (Singor), Inburi (Inbourie) Lopburi (Louvo), Mergui, etc. Mais c'est Bangkok, la clé du royaume, qui devrait constituer pour lui une priorité. Toutefois, les travaux n'avancèrent guère et lorsque l'ambassade Céberet - La Loubère arriva au Siam en 1687, presque rien n'était fait. L'ingénieur Vollant des Verquains, particulièrement imbu de lui-même, accabla de reproches et de sarcasmes le pauvre Lamare, accusé de grave incompétence. 

3 - John Villers (The Natural and Political History of the Kingdom of Siam, white Lotus Co., Bangkok, 1998, p.248), suggère Nakhon Lampang (นครลำปาง), ou peut-être Nakhon Thai (นครไทย) une petite ville entre Phitsanulok et la frontière laotienne. Pour leur part, Donald F. Lach et Edwin J. van Kley (Asia in the Making of Europe, Vol. III, The University and Chicago Press, Chicago and London, 1993, p.1202) proposent Sawankhalok (สวรรคโลก), indiqué comme Locontaï sur la carte de La Loubère.

ImageLa ville de Locontaï sur la carte illustrant la relation de La Loubère. 

4 - Sans doute le langage des brahmanes, l'hindi. 

5 - Au chapitre 10 de sa relation, Gervaise avait déjà évoqué ce Chaou Meüang Hang, fondateur de Phitsanulok (พิษณุโลก). Voir la note 7 de la page concernée

6 - La carte annoncée est celle dressée par le père Coronelli en 1687, selon les observations des six pères j"suites envoyés par le roi en qualité de ses mathématiciens dans les Indes et à la Chine.

ImageLégende de la carte du père Coronelli.
ImageCarte du père Coronelli : Royaume de Siam avec les royaumes qui lui sont tributaires.
ImageDétail de la carte du père Coronelli. Région centre et nord.
ImageDétail de la carte du père Coronelli. Région nord-est.
ImageDétail de la carte du père Coronelli. Région sud.
ImageDétail de la carte du père Coronelli. Région extrême sud. 
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Page mise à jour le
5 mars 2019