PRÉSENTATION
Lorsque la Relation du royaume de Siam de Nicolas Gervaise paraît à Paris fin février 1688, l'engouement du public pour le Siam est encore bien vivace. Les trois ambassadeurs siamois, qui avaient fait si bonne impression par leur comportement, leur esprit et leurs fines reparties, ont embarqué un an plus tôt, après un séjour en France de huit mois pendant lesquels la Gazette et le Mercure Galant ont publié d'innombrables articles, pendant lesquels ont été imprimés nombre d'images et d'almanachs et frappées nombre de médailles commémoratives. On vend toujours des bonnets siamois à la foire Saint-Germain et les dames de qualité se montrent volontiers en déshabillés d'étoffe siamoise. Les relations du chevalier de Chaumont (août 86), du père Tachard (novembre 1686), et surtout le journal de l'abbé de Choisy (mai 1687) ont familiarisé le grand public avec ces mots mystérieux aux parfums exotiques : barcalon, tambac, bandège, balon, sancrats et autres talapoins. Il n'en sera plus tout de fait de même en février 1691, quand paraîtra la relation Du royaume de Siam de Simon de La Loubère. L'opinion publique est versatile. La nouvelle du coup d'État de Phetracha, parvenue en novembre 1689, et la fin des espérances françaises dans ce royaume, avaient relégué les affaires siamoises bien loin au second plan de l'actualité.
Né en 1662 (peut-être 1663), fils d'un médecin renommé, Nicolas Gervaise avait à peine vingt ans lorsqu'il arriva au Siam dans le courant de l'année 1682. Il y passa quatre ans pendant lesquels il étudia la théologie et la langue siamoise au collège général des Missions Étrangères. Il quitta le royaume en novembre 1686, chargé d'accompagner en France les deux fils du roi de Macassar dont le père avait été tué quelques mois plus tôt lors d'une révolte sanglante. À son retour, il quitta les Missions Étrangère et il eut une cure dans le diocèse de Vannes, devint chanoine de Saint-Martin de Tours, prévôt de Suèvre (Loir-et-Cher), et publia plusieurs ouvrages, dont le meilleur est l'Histoire de Boëce. On cite deux de ses ouvrages qui restèrent manuscrits : Vie de saint Louis, roi de France, et Vie de l'abbé de Rancé ; ce dernier ne fut pas achevé. Une lettre de Tremblay, de 1705, dit qu'il se dispose à partir pour la Louisiane ; nous ignorons s'il y alla à cette époque. Vers 1723, il se proposa pour aller évangéliser les pays arrosés par l'Orénoque, fut nommé évêque d'Horren et sacré à Rome. Il fut tué par les Caraïbes le 20 novembre 1729, dans l'Orénoque, « dans un bras de rivière qui se nomme Aquira ». (source : Notice biographique des Missions Étrangères de Paris : Nicolas Gervaise. Gervaise publia également une Description historique du royaume de Macaçar (1688) et une Vie de saint Martin (1699). Son Histoire naturelle et politique du royaume de Siam semble avoir eu un certain succès, puisqu'elle fut rééditée en 1689 et 1690. Elle a été traduite en anglais en 1928 par Herbert Stanley O'Neill (Bangkok, Siam Observer Press) et en 1989 par John Villiers (Bangkok, White Lotus) sous le titre The Natural and Political History of the Kingdom of Siam.
Si l'on excepte de courtes relations ou de courts chapitres publiés en France depuis le milieu du XVIIe siècle, parfois (souvent mal) traduits du hollandais ou du portugais (Les voyages aventureux de Fernand Mendez Pinto, 1645, Les voyages fameux du sieur Vincent Leblanc, 1648, Les révolutions arrivées au royaume de Siam en l'an 1647 de Jérémie Van Vliet, 1663, La relation du royaume de Siam de Joos Schouten, 1672, les Voyages de Tavernier, 1676, etc., l'ouvrage de Gervaise est le deuxième publié en France qui se propose d'étudier le royaume d'une manière encyclopédique, embrassant son histoire, sa géographie, sa flore et sa faune, ses mœurs, son système politique, sa religion, etc. Il avait été précédé 4 ans auparavant de la Relation historique du royaume de Siam du sieur Claude Delisle, géographe et historien (Guillaume de Luyne, 1684) mais ce dernier, qui n'avait jamais mis les pieds dans le royaume, n'avait rédigé qu'une compilation d'auteurs anciens ou d'écrits jésuites.
Projet ambitieux, donc, peut-être même un peu disproportionné de la part d'un tout jeune homme quasiment inconnu, encore étudiant, n'occupant qu'une position très subalterne au séminaire des Missions Étrangères (son nom n'est même jamais mentionné dans aucun des documents reproduits dans l'Histoire de la Mission de Siam d'Adrien Launey), et qui n'avait certainement pas le poids, le renom ni l'entregent pour lier des relations avec les grands dignitaires ou les grands prêtres du royaume. Bien que l'avertissement de l'éditeur en tête de l'ouvrage affirme : … le séjour de quatre années qu'il a fait à Siam lui a donné le moyen d'y faire des découvertes que n'ont pu faire ceux qui en ont écrit avant lui, parce qu'ils n'y ont fait que passer. Pour entrer aussi avant que lui dans le détail des maximes de la politique et de la religion de ce royaume, il aurait fallu qu'ils se fussent, comme lui, donné le temps et la peine d'en apprendre la langue, dont l'usage lui a été absolument nécessaire pour s'en instruire à fond, soit par la lecture des meilleurs livres siamois qui lui sont tombés entre les mains, soit par les entretiens familiers qu'il a eus avec les personnes les plus savantes et les plus éclairées dans l'une et dans l'autre, il est vraisemblable que la plupart des informations contenues dans l'ouvrage proviennent des missionnaires établis de longue date dans le pays. Alain Forest va même jusqu'à suggérer qu'en réalité, le livre est en grande partie de Louis Laneau, l'évêque de Métellopolis, qui résidait au Siam depuis 1664. … les missionnaires des Missions Étrangères se sont interdit et ont interdit à leurs confrères parisiens toute publication de leurs œuvres, de leurs courriers ou relations, entre 1685 et 1760. Les raisons pour lesquelles ils décident ainsi de se priver du médium livre peuvent aisément se résumer: ils ont pu constater, en confrontant les données rapportées par les pères jésuites dans leurs différents ouvrages aux réalités du terrain, que la publication à des fins de propagande porte à l'exagération, notamment pour ce qui concerne le nombre et la qualité des chrétiens ; et ils refusent la surenchère à laquelle peuvent, de plus, les porter leurs conflits avec ces pères jésuites. Privilégiant délibérément le souci d'exactitude dans leurs courriers, ils n'entendent pas davantage, comme cela se pratiquait depuis Saint François Xavier, que ces courriers soient retravaillés et quelque peu embellis ou censurés par le Séminaire de Paris en vue de leur publication. Et c'est ainsi, par exemple, que même la remarquable Histoire politique et naturelle du royaume de Siam (1688), dont je suis persuadé qu'elle émane de Mgr Laneau, alors vicaire apostolique du Siam, est signée par le clerc Nicolas Gervaise, dont le rôle n'a sans doute été que celui d'un secrétaire et d'un fignoleur. (Les missionnaires français au Tonkin et au Siam - XVIIe - XVIIIe siècles), 1998, I, pp. 13-14).
Mais peu importe, au fond, qui est vraiment l'auteur de cette relation. Si elle n'échappe pas aux préjugés et aux stéréotypes de l'époque, si les longs chapitres qu'elle consacre au bouddhisme sont assez confus et n'aident guère à la compréhension de cette religion, elle apporte nombre d'informations inédites et précieuses qui seront, pour la plupart, confirmées ou complétées par La Loubère dans son ouvrage Du royaume de Siam publié en 1691.
Nous avons transcrit le texte en français moderne, nous en avons revu la ponctuation et nous nous sommes appliqués à l'éclairer par quelques notes.
5 mars 2019