Quinzième chapitre.
Des étrangers qui se sont établis dans le royaume de Siam pour y trafiquer.
Enfin il y a des étrangers qui sont venus demeurer dans ce royaume pour y trafiquer. Les Français n'y sont pas encore en grand nombre car il n'y a pas plus de vingt-cinq ans qu'ils s'y sont établis, mais quoiqu'ils y soient venus les derniers, il y sont déjà plus estimés et plus aimés qu'aucune autre nation qui s'y trouve. Le roi a pour eux des égards qu'il n'a jamais eu pour personne, et il croit qu'ayant l'honneur et l'avantage d'être nés sujets du plus grand de tous les rois, ils doivent avoir des qualités et des vertus qui les distinguent aussi de tous les autres peuples du monde. Cette prédilection qu'il témoigne avoir pour nous dans toutes les occasions qui se présentent a fait concevoir à nos marchands de grandes espérances pour le commerce.
Les anglais y faisaient autrefois assez bien leur compte, mais il y a trois ou quatre ans que le capitaine de la nation, s'étant mal comporté dans une certaine affaire à laquelle Sa Majesté siamoise prenait quelque part, il en fut fort maltraité et il fut contraint en même temps de se retirer. L'année suivante, les marchands de cette Compagnie furent obligés d'obéir au commandement que leur fit le président de Madras, qui est une ville qui leur appartient dans la côte de Coromandel, d'abandonner incessamment leur facture, de sorte qu'il ne reste plus aujourd'hui d'anglais à Siam que quelques particuliers qui sont au service du roi, et qui espèrent par le crédit qu'ils se sont acquis à la cour, d'obtenir bientôt le rétablissement de leur ancien commerce (1).
Celui que les Hollandais y font depuis quarante ans est sans doute le plus riche et le plus considérable de tous, quoiqu'ils disent qu'il n'est plus aujourd'hui ce qu'il était autrefois (2). La loge qu'ils se sont bâtie sur le bord de la rivière dans le voisinage de la ville capitale est assurément une des plus belles et des plus spacieuses maisons du royaume. Ils avaient dessein de la fermer d'un mur de brique pour la rendre plus sûre, mais le roi leur fit dire que c'était un privilège qui n'était accordé qu'aux talapoins et aux grands seigneurs de la cour, de sorte qu'ils ont été obligés de se contenter de la clore d'une sorte de palissade. Ils ont encore une autre maison proche l'embouchure de la rivière, qui est fort commode pour leurs embarquements ; mais il n'est pas sûr d'y demeurer à cause de la proximité des forêts dont il sort souvent des tigres fort dangereux. Quelques matelots s'y étant un jour endormis après avoir bien bu y furent surpris et dévorés par ces animaux. Ils ne laissent pas d'y faire aborder des vaisseaux deux fois l'année au mois de mai, pour le commerce du Japon, et en octobre pour celui qu'ils font à Siam. Au reste, je ne sais s'ils y jouiront encore longtemps de leur bonne fortune, car le roi ne les aime point et la défiance qu'il a de leur conduite est si grande qu'on croit qu'il n'attend plus que l'occasion favorable de pouvoir sans péril les chasser de ses États. L'exemple du roi de Bantam qu'ils ont détrôné et de plusieurs autres princes ses voisins qu'ils ont chargé de fers lui inspire les sentiments d'indignation et de vengeance dont il est justement animé contre eux. Déjà les Japonais ne souffrent plus qu'ils descendent de leurs vaisseaux à terre pour venir choisir chez eux, comme ils faisaient autrefois, les marchandises dont ils ont besoin ; et tous les Indiens les regardent comme des ennemis communs que l'on ne peut recevoir sans péril, avec qui il y a beaucoup à perdre, et très peu de chose à gagner.
Les Mores qui font aussi un assez grand commerce dans le pays ne sont guère moins à craindre ; car si M. Constance, premier ministre d'État n'eût point découvert leur conspiration, et s'il n'eût point eu l'adresse d'en empêcher l'exécution, c'était fait du roi et du royaume de Siam. Ces misérables s'en seraient rendus infailliblement les maîtres : et comme ils sont de tous les mahométans ceux qui ont le plus de zèle pour leur religion, il est sûr qu'ils n'en auraient point souffert d'autre dans toute l'étendue de ce royaume. Leur crime ne fut pas néanmoins châtié si sévèrement qu'il le méritait, soit parce qu'on crut qu'il serait trop dangereux de jeter dans le désespoir des gens naturellement capables de tout entreprendre, soit parce qu'on ne voulut pas priver le royaume de tous les avantages qu'il retire du grand commerce qu'ils y font ; car tous les ans ils y amènent plusieurs vaisseaux chargés des plus riches marchandises des Indes, où ils ont une infinité de correspondance. Néanmoins, on ne put pas se dispenser de faire un exemple du chef de la conspiration, qui ayant abusé de son crédit et de la confiance que le roi avait eu en sa personne, avait secrètement soulevé contre lui tous ceux de ses compatriotes à qui il avait fait donner les emplois et les gouvernements les plus importants du royaume. Ce traître fut mis en prison avec toute sa famille, et il n'en fut retiré que pour être exposé aux éléphants.
Les Chinois, qui ont la meilleure part dans tout le commerce qui se fait à Siam, y sont en presque aussi grand nombre que les Mores. Ils y font venir tous les ans quinze ou vingt sommes, c'est le nom qu'on donne ordinairement à leurs vaisseaux, chargées de toutes les meilleures marchandises de la Chine et du Japon, où ils ont des correspondances très sûres.
Fin de la 1ère partie.
NOTES
1 - Le Globe fut le premier navire anglais à jeter l'ancre dans la rade de Patani le 23 juin 1612. À son bord se trouvaient des marchands, dont Peter Williamson Floris, auteur d'une relation de voyage qui fut publiée en français par Melchisédec Thévenot en 1696. Le 4 août 1612, les premiers anglais arrivèrent à Ayutthaya et eurent une audience du roi qui leur donna la liberté du commerce et une jolie maison. (Samuel Purchas cité par Michel Jacq-Hergoualc'h, L’Europe et le Siam du XVIe au XVIIIe siècle, p.33). Mais pour les Anglais, comme pour les Hollandais, le commerce de Siam n'était guère rentable, d'autant que se multipliaient les escarmouches entre compagnies concurrentes et que les monopoles étaient constamment violés par les interlopers, aventuriers indépendants qui trafiquaient pour leur propre compte sans se soucier des règles ni des traités. Ils fermèrent leur comptoir en 1623 et ne le rouvrirent qu'en 1661. ⇑
2 - Les premiers contacts commerciaux entre la Hollande et le Siam datent de novembre 1601, lorsque les navires Amsterdam et Gouda arrivèrent à Patani, royaume tributaire du Siam, lors d'une expédition organisée sous le commandement de l'amiral Jabob van Neck par l'Oude Compagnie, une des six petites compagnies marchandes qui allaient fusionner pour former la puissante Verenigde Oost-Indische Compagnie (VOC) en 1602. En 1608, les Hollandais installèrent un comptoir à Ayutthaya, toutefois, ce n'est qu'en 1613 que Cornelis van Nijenrode en fut nommé premier gouverneur. Ce comptoir ferma en 1621 pour manque de rentabilité, puis rouvrit en 1624 et se maintint dans le royaume jusqu'en 1740. En 1662, un incident allait conforter la puissance de la VOC dans le royaume. Cette année-là, un navire de la Compagnie s’empara d’un bateau portugais qui faisait commerce pour le compte du roi Naraï. Outré, ce dernier demanda un important dédommagement. Le gouverneur de la Compagnie, Johan Maetsuyker, refusa et donna l’ordre de fermer le comptoir d’Ayutthaya. Employés et biens furent rapatriés à Batavia, deux navires de la VOC se postèrent à la barre de Siam et pendant cinq mois firent le blocus du fleuve Chao Praya. Phra Naraï se vit contraint à une humiliante capitulation. Un nouveau traité fut conclu, qui accordait à la Compagnie d’importantes concessions. On comprend mieux, après cela, la méfiance qu’éprouva le roi de Siam à l’égard des Hollandais, et la politique francophile qu’il adopta, sans doute dans l’espoir de créer un nouvel équilibre des forces. ⇑
5 mars 2019