Septième chapitre.
Des cérémonies qui s'observent à la cour du roi de Siam.
Il n'y eut jamais de cour au monde plus mystérieuse que celle du roi de Siam ; on n'y marche, on n'y parle, on n'y boit, on n'y mange, on n'y fait même la cuisine qu'avec cérémonie. Si on veut entrer dans la palais, il faut se déchausser dès la première cour ; on doit quitter ses armes à la porte de la seconde, et quand on est arrivé au lieu où l'on s'est proposé d'aller, on s'assied à la mode du pays, c'est-à-dire les jambes croisées contre terre, et on fait trois profondes inclinations du côté de l'appartement du roi. Si Sa Majesté est proche de ce lieu, on n'y doit aller qu'en rampant, car c'est manquer au respect qu'on lui doit que d'y marcher à l'ordinaire. Il n'y a pas même d'endroit dans le palais où il soit permis de demeurer debout quand on s'y arrête.
Toutes les choses qui sont destinées pour l'usage de Sa Majesté sont réputées sacrées, et on a tant de vénération pour elles qu'on les dérobe aussitôt à la vue du peuple à qui il est même défendu de les montrer du bout du doigt quand il les rencontre, sous peine d'en souffrir la mutilation dont on punit ordinairement cette insolence. C'est pourquoi les officiers qui les portent au palais et que l'on appelle communément Tam-Rouat les tiennent cachés sous de grands parasols enveloppées dans de riches étoffes et renfermées dans de grands vases d'or et d'argent. Ces Tam-Rouats, quoiqu'ils soient par la dignité de leurs charges beaucoup distingués du commun du peuple, ne sont pas assez grands seigneurs pour mériter l'honneur de présenter eux-mêmes à Sa Majesté les choses qu'ils ont apportées. Ils les mettent entre les mains de ses pages qui ont soin de les lui donner dans une grande coupe d'or à long manche dont ils tiennent le bout, demeurant toujours prosternés par terre jusqu'à ce qu'il les ait entre les mains. Ces pages sont de deux sortes : ceux qui sont de la chambre du roi sont toujours des enfants de la première qualité, des fils de grands mandarins ou des premiers officiers de a couronne ; ce sont ceux qui l'habillent et le déshabillent, en un mot ils sont seulement attachés au service de sa personne. Les autres demeurent à la porte de sa chambre pour exécuter ses ordres ; ils doivent être gentilshommes, mais quelquefois on en reçoit qui ne le sont pas, quand la bonne mine ou la beauté du corps et de l'esprit suppléent au défaut de la noblesse du sang. Les uns et les autres sont vêtus comme les mandarins, et s'il y a quelque différence, c'est que leurs pagnes sont retroussées un peu plus haut afin qu'ils puissent être plus dispos à courir plus légèrement. Sitôt qu'ils ont atteint l'âge de seize ou dix-sept ans, on les congédie, mais on ne les renvoie point sans récompenser leurs services de la qualité d'Ocmunes.
Les choses qui sont destinées pour la bouche du roi sont apportées à la cuisine avec les mêmes cérémonies. Le maître d'hôtel les reçoit et les retire des vases où elles sont renfermées avec des gants de toile blanche, et lui seul les apprête sans oser les toucher de la main. Quelquefois la princesse reine et quelques-unes des concubines du roi se font un honneur de l'aider et de préparer dans leur appartement les confitures et les mets les plus délicats qu'on doit servir à Sa Majesté. Les autres officiers de cuisine ne servent qu'à attiser le feu et à laver la vaisselle. Celle dans laquelle on sert le roi est tout d'or. Il mange à bas, toujours seul. La princesse sa fille et son fils adoptif peuvent bien manger dans le même lieu et en même temps que lui, mais il ne leur est pas permis de manger à même plat et sur le même bandège. toute la grâce qu'il leur peut faire, c'est de leur envoyer quelque chose des mets qui lui ont été servis et qu'il a trouvés le plus à son goût. Il lui arrive quelquefois de faire le même honneur aux grands mandarins ou aux premiers officiers de la couronne quand il les traite dans ses jardins ou à la campagne un jour de promenade ou de réjouissance publique. Plus souvent il en use de même avec les étrangers qu'il sait être recommandables par la grandeur de leur naissance ou par la dignité de leurs emplois, et il le fait de si bonne grâce et avec tant d'honnêteté qu'il est aisé de remarquer que son inclination le porterait à le faire toujours et à se communiquer davantage, si elle ne se trouvait malheureusement combattue par la coutume du pays et par la fausse idée que l'on a chez lui de la grandeur des rois. Il s'accommoderait bien mieux sans doute de cette liberté que nos rois donnent à tous leurs sujets de les approcher en tous lieux, de leur présenter eux-mêmes leurs placets et de leur parler avec liberté, que de l'usage qui veut qu'il ne reçoive jamais de requête que par les mains d'un grand mandarin, qui ordinairement ne s'en charge point si elles ne sont accomapgnées de quelques présents qui le récompensent de ses peines. Quelle contrainte pour lui de ne pouvoir parler à un bourgeois, à un paysan, sans être obligé de l'ennoblir ! Mais quelle gêne pour tous ses sujets de n'en pouvoir être écouté qu'après avoir satisfait à toutes les cérémonies qui s'observent quand il veut leur donner audience.
Lorsqu'il la donne dans son palais, c'est toujours dans l'embrasure d'une de ses fenêtres ; avant qu'on en ouvre les volets, les trompettes sonnent pour avertir tout le monde que Sa Majesté va paraître, aussi chacun se prosterne la face contre terre, et celui qui demande l'audience fait de loin trois sombayes ou profondes inclinations à Sa Majesté, puis il s'avance, comme l'on a dit, à quatre pattes, jusqu'au lieu qui lui a été marqué. Ce lieu est toujours plus ou moins éloigné de la fenêtre, suivant l'élévation ou la médiocrité du rang qu'il tient dans le monde. En y arrivant, il doit faire encore trois autres semblable sombayes et y demeurer prosterné sur un tapis ou sur une natte, les mains jointes et la tête tournée de telle manière qu'il ne puisse voir le roi en face. Un interprète qui se trouve à côté de lui dit au ministre ou au grand mandarin qui est présent le sujet qui l'a fait venir, et le ministre ou le mandarin le répète au roi après avoir fait les trois sombayes ordinaires et préparé Sa Majesté à l'écouter par le petit compliment qu'il lui fait en ces termes : Sire, votre esclave vous demande la permission de parler, il prie Votre Majesté de vouloir bien souffir que sa voix immonde et souillée parvienne jusqu'à la porte de vos divines oreilles. Le roi lui fait signe de parler, et après que Sa Majesté lui a rendu la réponse qu'elle a cru lui devoir faire, il l'en remercie par trois autres sombayes qui finissent l'audience. Aussitôt un mandarin s'avance avec un grand bassin d'argent rempli de riches étoffes ou de quelques raretés du pays dont on fait présent de la part de Sa Majesté à celui à qui il lui a plu donner audience. Sitôt qu'il les a reçues, il les met sur sa tête, pour marquer la haute estime qu'il en fait ; il se prosterne trois fois comme il a fait en entrant ; le roi se retire et la fenêtre se ferme. S'il a déjà reçu quelque présent d'une veste ou de quelqu'autre chose précieuse de la part de Sa Majesté, il est de son devoir de l'apporter à cette audience, car c'est par la parade qu'il en fait qu'il lui en marque sa reconnaissance et qu'il se rend digne de la continuation de ses libéralités.
Il est de la dernière conséquence que chacun ait bien prévu ce qu'il doit dire au roi quand il vient à l'audience, et qu'il en conserve précieusement le souvenir, car ce qui s'y dit demeure écrit dans un registre qu'il se donne la peine de feuilleter de temps en temps, et souvent il prend plaisir, lorsqu'on y pense le moins, d'interroger la même personne sur les mêmes choses qu'elle lui a dites autrefois, afin de connaître si elle est sincère et s'il peut prendre en elle quelque confiance.
Outre ces audiences publiques qu'il donne dans son palais, il y en a d'autres que par des raisons de politique il veut bien quelquefois accorder au-dehors à certaines gens qui les lui font demander. Alors on convient avec le ministre du lieu où on se doit trouver. Prosterné sur un tapis, on y attend le roi qui en est averti. L'éléphant sur lequel il est assis dans sa cherolle s'y arrête, et alors le ministre ou le grand mandarin qui l'accompagne, après avoir appris de l'interprète ce que l'on veut faire entendre à Sa Majesté, il lui en fait le rapport avec les mêmes cérémonies et le même compliment qui se font aux audiences publiques ; mais parce qu'il n'y a point alors de secrétaire qui puisse écrire la demande et la réponse, on présente un placet, qui est reçu par les mains du même ministre ou mandarin, lequel en temps et lieu ne manque point de le rapporter au roi. On sort de cette audience comme des autres, en faisant les sombayes accoutumées. Il s'y fait même des présents à ceux qui les ont obtenues, pour peu qu'ils soient considérés et qu'ils aient de naissance. Les seuls missionnaires et les talapoins sont dispensés des sombayes pour le respect que l'on doit à leur caractère. Il suffit quand ils parlent au roi qu'ils s'inclinent profondément et qu'ils soient assis les jambes croisées. Il s'en est trouvé même qui ont eu l'honneur de lui parler seul à seul sans interprète ; ce sont des grâces que Sa Majesté n'accorde que très rarement aux plus grands talapoins, et à ses plus chers confidents.
5 mars 2019