Neuvième chapitre.
Des parties alliées à la couronne de Siam.
Il y a peu de souverains dans les Indes qui aient plus d'amis que le roi de Siam. Cette louable curiosité qu'il a toujours eu d'apprendre tout ce qui se passait dans les cours des autres princes lui a fait rechercher les moyens d'y former des habitudes, et le soin qu'il a pris de les cultiver par ses présents et par ses libéralités lui a acquis l'estime et l'amitié de tous ceux qui l'ont connu. Mais surtout, il n'a jamais rien négligé de tout ce qu'il a cru pouvoir entretenir cette bonne intelligence qui avait toujours été entre les rois ses prédécesseurs et les empereurs de la Chine. Souvent il leur a fait de riches présents par les mains de ses ambassadeurs, et il continue d'en faire encore aux empereurs tartares qui ont subjugué ce vaste empire, quoiqu'ils n'aient pas pour lui les mêmes égards qu'avaient autrefois les empereurs chinois. Ils reçoivent pourtant ses ambassadeurs et ses présents avec assez d'honneur, mais il y a longtemps que le roi de Siam n'en a reçu de leur part, et il ne s'aperçoit que trop qu'ils ont oublié les grandes alliances que la couronne de Siam a fait tant de fois avec les empereurs de la Chine par les mariages de ses princesses avec les fils des empereurs qui ont régné longtemps dans le royaume de Siam.
Les empereurs du Moghol et le grand Sophi n'en usent pas de même avec le roi de Siam. L'un et l'autre rendent à l'envi tous les devoirs d'estime et d'amitié qu'il en peut raisonnablement attendre. Ce dernier l'honora en l'année 1685 d'une célèbre ambassade pour répondre à celle qu'il avait reçue de lui trois ou quatre ans auparavant, et entre plusieurs présents qu'il lui fit, il lui envoya douze des plus beaux chevaux de Perse couverts des plus riches harnais qui se puissent faire en Europe.
Le Keo, le Tonkin, la Cochinchine, le royaume de Cambodge, Bantam et plusieurs autres États voisins, avant qu'ils fussent tombés entre les mains des Hollandais, avaient des liaisons fort étroites avec les Siamois. Quoiqu'ils ne soient plus aujourd'hui si unis, ils ne laissent pas de s'envoyer de temps en temps des ambassadeurs et de se faire des présents les uns aux autres, et tous les ans plusieurs vaisseaux de toutes ces nations différentes viennent mouiller dans les ports de Siam pour y trafiquer avec les naturels du pays.
Les empereurs du Japon vivaient aussi très bien avec les roi de Siam, il ne se passait même guère d'années qu'ils ne se fissent des présents et qu'ils ne s'écrivissent familièrement les uns aux autres ; mais sitôt qu'ils eurent appris que le Chakri appelé Châou-Pasâ-Thong avait usurpé la couronne de Siam, ils commencèrent à se défier des Siamois, et cette défiance a tellement augmenté dans la suite qu'ils leur ont interdit l'entrée de leur pays, de même qu'à toutes les autres nations du monde, à l'exception des Chinois, en qui ils ont une entière et parfaite confiance. Comme le roi de Siam a quantité de Chinois dans ses États, c'est par leur moyen qu'il continue d'avoir avec les Japonais ce commerce qui lui a toujours été si avantageux. Tous les ans il envoie au Japon plusieurs de ses vaisseaux montés par des Chinois accompagnés de quelques mandarins siamois qui ont l'œil sur tout ce qui se passe. Quoiqu'il ne leur soit jamais permis de mettre pied à terre, ils ne laissent pas, sans sortir de leurs vaisseaux, d'apprendre des nouvelles de tout ce qui se fait dans le pays, et de prendre des mesures pour tâcher d'en profiter.
Le roi de Siam compte au nombre de ses tributaires tous les princes ses voisins, parce qu'il n'y en a pas un, dit-il, qui n'ait étré vaincu dans de jsutes guerres par lui ou par les rois ses prédécesseurs. Il n'y en a pourtant que quatre ou cinq qui le reconnaissent de bonne foi et qui lui rendent leurs hommages. Le premier est le roi de Cambodge ; ce royaume avant les guerres civiles qui l'ont désolé était un des plus florissant des Indes, toutes choses s'y trouvaient en abondance et les marchands qui y abordaient de toutes parts l'avaient rendu presque aussi riche que celui de Siam, quoiqu'il n'ait jamais eu tant d'étendue, car il n'a pas encore aujourd'hui plus de six-vingts lieues de circuits.
Ieor, Iambi, Quéda et Patani, qui sont de fort petits royaumes, paient encore chacun tous les ans au roi de Siam une fleur d'or qui peut valoir cinquante écus ou deux cents francs. Quand ils manquent à lui payer ce tribut, il se met en état de se faire rendre justice et de les réduire à leur devoir, car comme ces royaumes n'ont pas chacun plus de cinquante ou soixante lieues de pays, ils sont trop faibles pour pouvoir lui résister. Patani n'est pas plus étendu que les trois autres, mais il est bien plus fameux et mieux connu par l'histoire de ses révolutions et par l'état présent de son gouvernement. On dit que ses peuples, lassés d'obéir à des rois qui les maltraitaient, secouèrent le joug et qu'ayant fait descendre du trône celui qui régnait alors, ils y firent monter à sa place une princesse à qui ils donnèrent le titre de reine sans lui en donner l'autorité. Ils firent choix des plus habiles d'entre eux pour gouverner en son nom et sans sa participation, car elle n'entre point dans le secret des affaires et elle se doit contenter des respects et des hommages que chacun lui rend extérieurement comme à sa souveraine. Ils ne lui laissent pas même la liberté du choix de ses premiers officiers, mais ils ne lui refusent jamais rien de tout ce qui peut contribuer à ses plaisirs. Rien ne l'empêche de s'y abandonner tout entière et sans réserve, car s'il ne lui est pas permis de se marier, il ne lui est pas aussi défendu d'avoir des galants. Elle en a autant qu'il lui en plaît, et elle a même de quoi leur faire des présents considérables. Il y a un fond qui est destiné pour fournir à la dépense de ses habits et à l'entretien de sa maison. Elle demeure ordinairement dans Patani qui est la ville capitale de son royaume. La fleur d'or qu'elle paye tous les ans au roi de Siam se présente toujours en son nom et non point de la part des ministres qui ont le gouvernement du royaume.
5 mars 2019