Quatrième chapitre.
Du mariage des Siamois.
Les Siamois n'ont point de loi divine ni humaine qui leur défende la polygamie, elle se trouve dans tout ce royaume infidèle autorisée par un usage immémorial qui l'y rend comme nécessaire. Jusqu'à présent elle y a été un des plus grands obstacles à l'établissement de la religion chrétienne. Les mandarins se font un point d'honneur d'avoir plusieurs concubines, et ceux d'entre eux qui n'en ont point passent pour des gens qui font mal leurs affaires. On y fait là comme ailleurs beaucoup de différence entre les femmes légitimes et les concubines, car ces dernières sont reçues dans la maison sans cérémonie et on les renvoie de même quand on n'en est pas satisfait. Alors les enfants mâles qu'elles ont eus de leur maître demeurent en sa possession, et il est obligé de les nourrir, mais elles emmènent les filles avec elles pour en disposer comme il leur plaît, indépendamment de la volonté de leur père. Comme ordinairement elles ont été esclaves avant que d'être concubines, les femmes légitimes les occupent toujours, comme leurs servantes, aux emplois les plus vils et les plus abjects du ménage. Elles veillent de près sur toutes leurs actions, et si elles les reconnaissent coupable de quelque infidélité, elles en avertissent le mari qui les fait condamner à être publiquement rasées, ce qui est là, comme en France, une marque d'infamie et l'affront le plus sanglant que l'on puisse faire au sexe.
Il n'en va pas de même des femmes légitimes, ou pour mieux dire des premières femmes, car leur mariage se fait avec beaucoup de solennités, d'éclat et de dépense. Il est précédé d'une recherche de plusieurs jours pendant lesquels il n'y a point de petits soins, point de marque d'estime et de tendresse que l'amant ne rende à sa maîtresse. S'il est assez heureux pour lui plaire et que ses parents le trouvent à leur gré, afin de le mieux connaître et de savoir plus certainement s'il est le fait de leur fille, ils lui offrent un appartement chez eux. Il l'accepte avec beaucoup de soumissions et d'actions de grâces. Après ce noviciat qui dure ordinairement cinq ou six mois, s'il est jugé digne d'être le gendre de la maison, les parents de part et d'autre s'assemblent pour convenir des conditions du mariage. On apporte en leur présence tout ce qui doit être donné aux futurs conjoints, et on en fait un inventaire exact et fidèle, afin qu'en cas de dissolution et de divorce, chacun puisse reprendre ce qu'il aura apporté en mariage. L'accordé présente ensuite à son accordée et à tous les assistants du bétel, qui est le symbole de la fidélité qu'ils se promettent l'un à l'autre et de la bonne intelligence qui doit être désormais entre les deux familles. Cette première assemblée finit par les ordres que l'on donne de bâtir une maison, ou toute de bois, ou toute de cannes et de feuilles, selon la qualité des personnes qui se marient. Dans cette maison il y doit avoir une salle basse où se fait le festin des noces. Tous les parents et les amis sont invités en cérémonie ; ils y viennent processionnellement avec leurs plus beaux habits, et suivis de leurs esclaves chargés des présents qu'ils veulent faire aux nouveaux mariés. Après qu'on est sorti de table, on les mène à la promenade, les garçons de la fête les y portent quelquefois sur des brancards faits exprès. Le reste de la compagnie les suit en dansant au son des instruments du pays, mais le plus souvent, quand le temps n'est pas propre pour se promener sur la terre, ils montent sur l'eau dans des balons où ils passent en jouant et en chantant le reste du jour. Le soir, on les reconduit dans leur nouvelle maison, chacun tenant son rang et gardant les mêmes cérémonies qui ont été observées le matin. On y boit encore, on y mange, on s'y réjouit jusqu'à minuit que chacun se retire pour laisser les nouveaux mariés en liberté.
Les talapoins qui dès la veille ont été avertis du mariage, viennent le lendemain à la pointe du jour dans la maison pour y chanter leurs prières accoutumées. Il y sont reçus avec respect, et après avoir été magnifiquement régalés, on les charge encore de riches aumônes.
Ce mariage, tout solennel qu'il est, n'est pourtant pas indissoluble, et sa consommation n'empêche pas qu'après cinq ou six mois d'épreuve, les parties ne puissent encore, de leur commun consentement, se séparer et se pourvoir ailleurs si bon leur semble. Il est vrai qu'ils ne se séparent pas à moins qu'ils ne sentent beaucoup d'antipathie dans leurs humeurs et une impossibilité morale de vivre jamais bien ensemble ; car ce divorce n'est pas universellement approuvé. Les honnêtes gens le regardent comme un abus que l'on tolère pour éviter les malheurs et le scandale qu'un méchant ménage peut causer à la République, ou comme l'égarement d'un esprit libertin, inconstant et volage, dont il faut avoir compassion. S'il n'y a point de loi qui le permette, il n'y en a point qui le défende, et la commodité l'emporte assez souvent sur l'honnêteté. Cette liberté que les conjoints par mariage ont de se séparer quand il leur plaît est peut-être la raison pour laquelle la femme ne porte point le nom de son mari, et qu'elle retient toujours celui qui lui a été donné en naissant par ses parents.
5 mars 2019