Huitième chapitre.
De la science des talapoins et de leur opinion touchant les cieux et la terre.
L'amour des sciences n'est pas la plus forte passion des Siamois, ni de leurs talapoins. Ils ne se piquent ni de connaître les choses passées, ni de faire de nouvelles découvertes, ni de perfectionner les arts. La seule étude de la langue pali emporte toute leur application, et quand après y avoir employé presque toute leur vie, ils l'entendent assez bien, ils se persuadent que le nom d'AchâneAchan (อาจารย์) : professeur, c'est-à-dire de maître ou de docteur qu'on leur accorde aisément n'est pas au-dessus de leur mérite. Il s'en trouve néanmoins quelques-uns dont la curiosité ne se renferme pas dans des bornes si resserrées ; ceux-là s'attachent à la lecture des histoires anciennes, des chroniques fabuleuses de la religion et de l'État et des ouvrages de leurs anciens docteurs, pour lesquels ils ont le même respect et la même vénération que nous avons pour les pères de l'Église. C'est sur la foi et l'autorité de ces auteurs qu'ils ont reçu un système du monde auquel l'imagination seule a donné l'être, sans le secours du raisonnement et de l'expérience. Ils le gardent tel qu'il leur a été laissé par leurs ancêtres, et quoique la composition en soit fort bizarre, ils ne gênent pourtant point leur esprit à chercher la preuve et la démonstration de ses principes. Comme ce système n'a rien de commun avec ceux qui nous sont connus, on ne sera peut-être pas fâché de voir ici ce qu'il a de plus singulier. Ce que j'en dirai n'est qu'une traduction simple et fidèle, d'un livre que les Siamois estiment beaucoup ; je l'ai trouvé avec assez de peine dans la bibliothèque d'un illustres Sancrâtsangkha rat : สังฆราช et l'ai fait copier avec les figures par un des plus habiles écrivains du roi (1).
Ils admettent dix-neuf cieux enchâssés les uns dans les autres et de diverses grandeurs. Le premier est le Nyreüpannipphan (nivana) : นิพพาน, le Palais de Dieux dont j'ai déjà parlé ; ce ciel n'étant point matériel, on ne saurait non plus mesurer son étendue que représenter sa figure, et de la manière que les Siamois le conçoivent, il ne ressemble pas mal à ce que nous appelons espaces imaginaires. Le second ciel est occupé par un pur esprit qui tient de la nature angélique et de la divine tout ensemble, et dont les années sont innombrables ; il s'étend jusqu'à cinq cent cinquante millions quatre-vingt dix mille lieues, sa matière est fluide, et parce que l'intelligence qui le remplit a un mouvement circulaire, il en reçoit la figure ronde qu'il imprime ensuite aux cieux inférieurs qui sont à peu près de même matière, à la réserve des derniers dans lesquels il se rencontre un peu plus de solidité. Le troisième ciel, dans l'espace de cinquante-cinq millions neuf mille lieues, renferme un grand nombre de très purs esprits ; ce sont les plus excellents de tous les anges, ils peuvent demeurer en cet état sans être obligés de renaître pendant soixante mille ans. Le quatrième est de même grandeur que le précédent, il est habité par des anges moins parfaits et qui n'ont que quarante mille ans de stabilité. Le cinquième et le sixième ne diffèrent des premiers qu'en ce qu'ils sont destinés pour des anges d'un ordre inférieur. Ceux du cinquième ont vingt mille ans de stabilité ; ceux du sixième n'en ont que seize mille. Les anges du septième, du huitième, du neuvième et du dixième ciel sont d'une autre nature que les précédents, ils sont moitié spirituels, moitiés corporels. Ceux du septième peuvent y demeurer pendant neuf mille ans ; ceux du huitième pendant quatre mille ans ; ceux du neuvième pendant deux mille ; ceux du dixième pendant mille et quelques années davantage ; les onzième, douzième, treizième et quatorzième ciel sont remplis des anges corporels les plus parfaits. Comme leur mérite est inégal, le nombre de leurs années l'est aussi ; il n'y en a point qui passe cinq cents ans. L'air que nous respirons monte jusque-là et y est bien plus pur. Le quinzième ciel est le séjour des hommes bienheureux ; ils y jouissent d'une félicité qui serait parfaite si elle n'était point limitée. Sa durée peut être de seize millions d'années, mais il y a peu d'hommes dont les bonnes œuvres soient d'un assez haut prix pour obtenir une si longue récompense. Seize millions soixante et seize mille hommes peuvent tous les ans entrer dans ce nouveau paradis. Le seizième ciel n'a que soixante et quatre mille toises d'étendue, c'est la seconde station des bienheureux ; seize mille ans de plaisir et de gloire sont le fruit de leurs bonnes actions, mais ces années célestes sont infiniment plus longues que les nôtres ; chaque année a quarante-neuf mille mois, les mois ont seize cents jours et les jours ont cent soixante et une heure. Le dix-septième ciel ne va qu'à quatorze mille toises. Les bienheureux qui l'habitent ont des corps d'une grandeur excessive, quelques-uns ont trois mille brasses de hauteur. Leur bonheur ne passe pas quatre mille ans, les années sont de deux mille quatre cents mois, les mois de deux cents jours, les jours de cent trois heures. Les bienheureux du dernier rang sont logés au dix-huitième ciel, leur repos est au moins de mille ans et leurs années sont de cent mois, leurs mois de cent jours et leurs jours de trente-quatre heures. Le dix-neuvième ciel, dont la profondeur est de quatre mille deux cents lieues, est affecté aux anges corporels des deux sexes ; ceux-là ont les cheveux d'une longueur prodigieuse, leur emploi est de régler le cours du soleil et les mouvements des astres et de présider à tous les corps sublunaires. Leur révolution se fait ordinairement depuis qu'un dieu entre dans le Nyreüpan jusqu'à ce qu'il en vienne un autre, parce qu'ils doivent être les témoins de ses actions héroïques. Ce ciel est du plus beau cristal qu'on puisse imaginer. Il y a une porte d'une figure fort irrégulière par où il faut passer pour aller dans les cieux supérieurs. Le soleil, la lune et les étoiles sont suspendus en l'air au-dessous du dernier ciel. Le soleil est d'or, il a trois cents lieues de diamètre et sa course journalière est de cent cinquante lieues. La lune est d'argent, son diamètre est de deux cents lieues et sa course journalière de cent quarante-huit. Ces deux astres éclairent tout le monde en tournant continuellement autour d'une grande montagne appelée Câu pra SomeratchaKhao Phra Meru : เขาพระสุเมรุ, le mont Meru, centre du monde dans la cosmographie bouddhique.. Le soleil a deux mouvements : l'un direct autour de la montagne, sur un cercle qu'il décrit chaque jour, l'autre oblique, en biaisant à mesure qu'il tourne. Il parcourt ainsi les quinze degrés de la montagne en descendant du plus haut jusqu'au plus bas, et remontant après du plus bas jusqu'au plus haut, et c'est là sa course annuelle. Quand il est au plus bas degré, il donne les plus longs jours ; quand il est au plus haut, il fait les plus courts. Cette montagne, la plus haute qui soit au monde, est justement située au centre de l'univers. Elle est entourée d'une chaîne de montagnes et d'une épaisse forêt qui a plus de mille lieues de circuit et plus de cent toises de hauteur. Elle surpasse de quatre-vingt-quatorze mille lieues toutes les autres de la terre, personne n'en a jamais pu aborder parce qu'elle est environnée d'une mer effroyable qui a quatre-vingt-quatorze mille lieues de profondeur et qui n'est pas navigable. C'est au milieu de ces eaux, et directement sous cette montagne qu'est placé l'enfer, qui occupe un espace de dix mille lieues. Dessous cet enfer est une caverne où les vents sont enfermés dans quatre caveaux différents, dont chacun a environ deux mille lieues d'étendue. La terre est divisée en quatre parties égales, appelées Tavîpthawip (ทวีป) : continent., qui ont chacune mille lieues de tour. Elles sont séparées par la même mer qui enveloppe le Cau prosomeratcha, et comme elle n'est navigable dans aucun endroit, il est impossible que les habitants d'une partie aient communication avec ceux de l'autre. Les hommes et les animaux de ces quatre parties n'ont pas le visage taillé de la même façon ; ceux qui sont au septentrion et au midi l'ont rond ; les Orientaux l'ont approchant de l'ovale, et les Occidentaux l'ont carré. Soixante mille îles peuplées sont répandues dans les intervalles. On ne saurait demeurer dans chaque partie de la terre que mille ans de suite, encore faut-il que ce soit en des corps différents, et quand ces mille ans sont écoulés, on va renaître dans une autre. Du côté du septentrion, il sort du pied de la montagne une grosse rivière, laquelle sans mêler ses eaux avec celles de la mer, va un peu plus loin que sa source former deux lacs immenses qui se déchargent dans un gouffre épouvantable. Cet abîme est le réservoir de toute l'eau douce qui est au monde, elle y est perpétuellement agitée, et de temps en temps, elle sort par quatre canaux pour arroser les quatre parties de la terre, mais auparavant elle fait trois tours dans ce bassin avec un bruit horrible. Entre ces canaux, il y a quatre montagnes, l'une est d'or, l'autre d'argent, et les deux dernières de pierres précieuses et de cristal. L'eau qui coule par ces canaux produit plusieurs grandes rivières et quelques lacs qui traversent dans leur cours des forêts et des villes dont nos géographes anciens et modernes n'ont jamais rien dit et dont les noms nous sont tout à fait inconnus.
NOTES
1 - Sur le bouddhisme des Siamois, on se reportera à l'analyse du système bouddhiste tiré des livres sacrés de Siam de Jean-Baptiste Pallegoix ainsi qu'à son Histoire de Bouddha, chapitres XV et XVI de l'ouvrage Description du royaume thai ou Siam publié en 1854. ⇑
5 mars 2019