Troisième chapitre.
De la loi et du Tâm boune, ou des bonnes œuvres.
Les Siamois reconnaissent deux sortes de lois, une naturelle et l'autre écrite ; [ils] appellent la première acsora chaïAksora chai (อักษรใจ), c'est-à-dire la loi du cœur, parce qu'ils prétendent que la nature l'a gravée dans le cœur de tous les hommes. Elle se réduit à faire tout ce qu'on juge être bien et à fuir tout ce qu'on pense être mal. Ces deux commandements se divisent en dix autres qui enseignent tout le bien qu'on doit pratiquer et montrent tout le mal qu'on doit éviter, ce sont ceux-ci : ne point mentir, ne point dérober, ne point tromper, ne point rendre faux témoignage, n'avoir point de commerce avec la femme d'autrui, n'en avoir pas même le désir, ne point tuer d'hommes, ne point tuer d'animaux, ne se point mettre en colère et ne point boire de vin.
La loi écrite est celle que Sommonokodom a enseignée à ses disciples, elle est composée de plus de deux cents articles dont quelques-uns sont une partie de ce qu'il y a de plus excellent et de plus difficile dans la morale de l'Évangile, comme le mépris de soi-même, le pardon des ennemis, de ne rien réserver pour le lendemain et de n'avoir qu'un seul vêtement. Il y en a aussi quelques-uns qui sont ridicules, par exemple ceux qui ordonnent à un talapoin de laisser son habit sur le seuil de la porte lorsqu'il va à ses nécessités et de se laver le derrière quand il en sort, et ceux qui lui défendent de donner l'aumône aux pauvres séculiers, de labourer la terre et de couper les branches des arbres.
Cette loi ne s'observe que par ceux qui aspirent à la divinité, elle est presque inconnue au peuple, et les talapoins pour qui elle est faite sont les premiers à l'enfreindre. Outre ces préceptes, ils ont encore des pratiques de dévotion auxquelles ils sont fort attachés. Comme ils croient fermement que le bonheur présent n'est que la récompense des vertus passées et que tout ce qu'ils font de bien pendant cette vie leur doit être rendu avec usure la première fois qu'ils reviendront au monde, il n'épargnent rien pour se procurer une meilleure fortune en ce temps-là. Ils ont continuellement dans la bouche ces paroles : Tâm bouneTam bun (ทำบุญ) : faire de bonnes actions, accumuler des mérites., c'est-à-dire faire de bonnes œuvres. Il y en a de trois sortes, les unes regardent Dieu, d'autres les hommes et d'autres enfin les animaux et les arbres.
Dans celles qui se rapportent à Dieu, le zèle des Siamois est outré. La plupart se ruinent à lui élever des temples, à lui ériger de grandes statues et à les enrichir, et ceux qui n'ont point le moyen d'entreprendre de pareils ouvrages vont dans les déserts lui dédier de petites cabanes de bois ou de feuillages. Après Dieu, ils n'ont rien en plus haute recommandation que de servir le prochain. Ils assistent les pauvres, ils visitent les malades, ils bâtissent dans la campagne des lieux de retraite qui sont d'une grande utilité pour les voyageurs, parce qu'il n'y a point d'hôtellerie dans le pays, et ils y portent de l'eau pour les rafraîchir. Les femmes ne sont pas moins empressées à signaler leur piété, les talapoins en sont le principal objet. Elles se persuadent qu'il y a beaucoup de mérite à les laver dans de certains jours de fêtes, mais elles mettent leur plus grande confiance dans les charités qu'elles leur font. Les talapoins qui y trouvent leur compte n'ont garde de les désabuser. Ils leur prêchent qu'il n'y a point de péché que l'aumône n'efface, que c'est un moyen infaillible pour éviter l'enfer, et comme les exemples font plus d'impression sur les personnes simples et crédules, ils composent et débitent mille histoires capables de les persuader ; j'en rapporterai une qui vient fort à propos sur ce sujet.
Une dame ayant perdu sa fille qu'elle aimait passionnément envoyait tous les jours sur son tombeau les mêmes viandes dont elle avait usé pendant sa vie, suivant l'ancienne coutume des pays orientaux qui n'est pas encore aujourd'hui tout à fait abolie. Mais la défunte n'en devenait pas plus grasse. Toute les nuits, elle apparaissait à sa mère pâle, maigre et défigurée. Cette femme, affligée au dernier point, ne savait à quoi imputer ce malheur. Elle s'imagina que ses valets n'étaient pas fidèles et la peine qu'elle prit pour s'en éclaircir acheva de la désoler. Elle serait sans doute expirée de douleur sans une aventure qui lui procura la consolation qu'elle n'osait plus espérer. Un jour, la servante qui portait au sépulcre la provision ordinaire, ayant été surprise d'une grosse pluie, fut contrainte de s'arrêter pour se mettre à couvert. Dans ce moment un talapoin de la pagode où reposaient les cendres de la demoiselle vint à passer. La servante, profitant de la rencontre, le pria de se charger de sa commission. Il le fit obligeamment, prit le plat et continua son chemin. Il était déjà tard lorsqu'il arriva au couvent et il ne trouva plus rien à manger. Le ragoût sentait bon, il jugea qu'il y aurait plus de danger pour lui que pour la défunte d'attendre au lendemain, il suivit son appétit et il eut bientôt expédié la portion tout entière. La nuit suivant, la fille revint avec un visage gai et un teint vermeil et dit à sa mère, étonnée d'un si prompt changement, qu'elle était redevable de son soulagement à ce bon religieux qui avait eu la charité de souper pour elle. Cet événement se répandit aussitôt, le peuple le crut et depuis, en faveur des morts, on envoie directement aux pagodes la part qui était auparavant destinée pour les tombeaux. Les pieux talapoins répondent parfaitement à cette intention et ce n'est pas assurément par leur faute que les morts manquent d'embonpoint et de santé.
Les animaux fournissent encore aux Siamois une ample matière de bonnes œuvres. Les gens de bien ne tuent jamais aucune bête, quelque vieille et quelque incommodée qu'elle soit. Si en marchant ils rencontrent une fourmi, ils sautent par-dessus de peur de l'écraser. Ils jettent souvent du grain aux oiseaux et quand ils font sécher le riz, ils ne les empêchent pas d'en prendre leur part. Il y a du mérite à leur ouvrir les cages où ils sont renfermés, mais il y en a incomparablement davantage à lâcher des poules blanches dans les maisons des talapoins, ce qui s'appelle en Siamois plôi cai nai vatPloi kai nai wat (ปล่อยไก่ไก่วัด) : Lâcher les poules dans le temple.. Quand elles sont là, on n'y saurait toucher sans péché, parce qu'elles sont consacrées à Sommonokodom. On dit que les talapoins les nourrissent avec soin, cependant, quoiqu'il en entre un très grand nombre chez eux, on ne s'aperçoit pas que leur poulailler soit mieux rempli. Ils font scrupule de tailler les arbres, et n'oseraient en couper des branches. Ils appuient sur des poteaux ceux qui sont vieux, ils apportent de la terre de fort loin pour couvrir ceux qui sont déracinés et c'est principalement envers certains arbres où l'on tient que Sommonokodom se reposait autrefois qu'ils exercent cette charité ridicule. C'était la dévotion du dernier barcalon : il envoyait dans les lieux éloignés chercher ceux de ces arbres qui étaient faibles ou caduques et les faisait étayer. Un Français en ayant abattu un dans son jardin qui lui ôtait la vue de la campagne, tous ses voisins en furent fort scandalisés, et si la crainte ne les eût retenus, ils lui auraient infailliblement fait une insulte.
5 mars 2019