Onzième chapitre.
Des funérailles des Siamois.
La religion des Siamois n'a point de cérémonie qui se fasse avec plus de pompe et d'appareil que celle des funérailles. L'amour de la propreté leur a fait préférer la pratique de brûler les corps à celle de les enterrer, et ils n'ont point trouvé de meilleur moyen d'empêcher que les morts ne fassent la guerre aux vivants. Cet usage n'est point contraire aux intérêts des talapoins, les cendres ont pour eux une fécondité merveilleuse et le profit qu'ils en tirent est bien plus grand que celui qui revient à nos curés de l'inhumation des corps des fidèles dans leurs églises. Quand un malade est désespéré, ils se retirent comme médecins, et ils reviennent comme prêtres aussitôt qu'il est expiré. Ils apprennent cette triste nouvelle par le son lugubre d'une grosse caisse d'airain destinée à cet office. D'abord on lave le corps, et si c'est une personne de médiocre condition, on lui fait avaler du vif-argent avec d'autres drogues corrosives qui le nettoient et consument ce qui tombe plus facilement en pourriture. Les parents du mort prennent une pièce de métal, cuivre, or ou argent, suivant leur qualité, ils l'appliquent sur sa bouche, sur ses yeux et sur ses oreilles et la font convertir en bagues que la famille conserve précieusement pour honorer sa mémoire. On garde le corps pendant trois jours, les talapoins y viennent toutes les nuits chanter leurs prières. La première nuit, ils les commencent d'un ton médiocre ; la seconde, ils élèvent leur voix un peu davantage et la troisième, ils crient de toute leur force. Leur peine n'est pas suivie d'un stérile remerciement et ils ne sortent point sans emporter chacun trois ticals et des provisions en abondance. À la fin du troisième jour, on met le corps dans un cercueil peint et doré ; on ne l'ensevelit point, on jette seulement une natte dessous et on le couvre de ses habits. Ensuite, les talapoins du pagode s'assemblent et au son des tambours, des fifres, des cloches et de tous leurs autres instruments, les parents et les amis du défunt s'y trouvent en habit blanc ; sa femme, et ses plus proches parentes y viennent aussi dans un habit de même couleur et la tête rasée. Comme la cérémonie se fait ordinairement sur l'eau, tout le cortège se range dans de grands balons, les pleureuses et les danseurs passent les premiers, le corps suit, précédé des talapoins, les séculiers ont le dernier rang et ferment le convoi. Les balons des talapoins sont dorés et armés de têtes et de queues de dragons, comme celui qui porte le mort ; il est sur une estrade fort haute, et dessous une pyramide dorée. On le conduit en cet ordre proche le pagode, au lieu où l'on a coutume de brûler les corps ; on le place au milieu d'un grand bûcher fait exprès, de matières combustibles, orné d'une décoration pareille à celles de nos théâtres et remplie de pots d'artifices que les Siamois savent préparer d'une manière qui leur est particulière. Le plus proche parent du défunt y met le feu et pendant que l'artifice joue, les pleureuses et les danseurs, masqués et déguisés dansent continuellement, et font mille postures horribles. Les instruments ne cessent point de jouer ni les talapoins de chanter que le cadavre ne soit entièrement consumé. Ces religieux sont dans une salle éloignée d'environ trente pas du bûcher et y demeurent jusqu'à ce qu'on apporte la rétribution et qu'on leur paye leur droit d'assistance et de prières. Le feu étant éteint, on ramasse les cendres dans une urne qu'on porte dans une des pyramides de la pagode, si le défunt n'en a pas fondé une nouvelle. C'était la coutume autrefois d'accompagner les cendres de quantité de pierreries et de sommes considérables pour les besoins de l'autre vie ; présentement on est guéri de cette folie et si l'on en met, on n'en met que le moins qu'on peut.
Les obsèques des gens de qualité se font avec bien plus de pompe et de dépense. Comme on garde leurs corps plus longtemps, et même une année entière quand ce sont des princes et des princesses du sang royal, outre la prise ordinaire de vif-argent, on les emplit d'aromates et de parfums d'un prix infini qui ont la vertu de les garantir de toute corruption. Depuis l'heure du décès jusqu'à ce qu'on les brûle, il y a toujours des talapoins auprès qui se relèvent et qui chantent sans cesse. Le jour du convoi on appelle tous les talapoins et les talapoïnes des villes et des bourgades d'alentour. Plusieurs balons chargés d'aumônes pour eux et pour les pauvres précèdent dans un ordre admirable. Cependant, le pagode où se fait la cérémonie est éclairé d'un nombre infini de lumières et les feux d'artifice qui durent toute la nuit n'ont pas tant l'apparence d'une pompe funèbre que d'une fête solennelle et d'une réjouissance publique. Dans les funérailles du barcalon et du grand Sancrâtsangkha rat : สังฆราช, et principalement dans celles de la feue reine (1), la profusion et la magnificence ont été au-delà de tout ce qui s'en peut dire ; toutes les femmes du royaume se rasèrent la tête et prirent leur habit de deuil ; les talapoins vinrent de tous côtés rendre les derniers devoirs au corps de cette princesse et s'en retournèrent chargés de présents. Ils eurent chacun un habit, de l'argent et de quoi faire bonne chère à leur retour. Le corps, après avoir été gardé plus d'un an entier, fut enfin brûlé dans une cour du palais, on n'a jamais entendu parler d'une pompe si superbe ni d'une cérémonie si éclatante. Le bûcher n'était composé que de bois de senteur, d'aigle et de calambou (2) ; ce fut le roi qui y mit le feu, car les Siamois sont persuadés que c'est une œuvre de piété et que plus la personne qui le fait est illustre, plus le défunt en reçoit de soulagement dans l'autre monde. On recueillit les cendres avec beaucoup d'exactitude et de respect, et sur le minuit, on les jeta au milieu de la rivière dans l'endroit où elle est le plus rapide. Cette sépulture est particulière aux princes de la maison royale, et quand elle se fait, deux ou trois mandarins seulement y assistent ; elle est inconnue au peuple, et pour l'entretenir dans l'ignorance de ce mystère, on élève des mausolées auxquels on rend les mêmes honneurs que si les cendres de ces princes y étaient véritablement renfermées. Les corps des rois et des reines et de leurs enfants ont le privilège d'être brûlés dans le palais ; ceux des autres princes et princesses le sont dans la ville ; cette faveur ne s'accorde point à d'autres, non pas même aux OyasOkya (ออกญา) : titre nobiliaire d'un rang élevé. ni aux Premiers ministres. Le dernier barcalon, quoiqu'il fût frère de lait du roi et allié à la maison royale, fut brûlé hors la ville, dans un lieu qui n'était pas loin du palais. Ses obsèques répondirent au rang et au crédit qu'il avait eu pendant sa vie, il ne s'est jamais vu un concours de peuple si prodigieux. La rivière était cachée sous la multitude innombrable des balons qui la couvraient. Le roi en envoya plusieurs des siens par honneur ; les deux premiers Sancrâts suivirent le corps, accompagnés des grands officiers et des personnes les plus qualifiées de l'État. Les ornements du bûcher surpassaient nos plus belles décorations. Le roi qui voyait tout de ses fenêtres y mit le feu par une corde de soufre qui s'étendait jusqu'au palais.
Toutes ces cérémonies ne s'observent que dans les funérailles des adultes, on n'en garde aucune dans celles des enfants. On les enterre à la campagne ou on les jette la nuit dans la rivière, ou enfin on les expose par charité aux oiseaux. Les gens riches les envoient quelquefois aux talapoins avec quelque somme d'argent pour les brûler. On enterre aussi les personnes âgées quand elles sont mortes de maladie contagieuse ou si pauvres qu'elles n'ont pas de quoi se faire consumer par le feu.
NOTES
1 - La sœur du roi Naraï, Sri Chulalok (ศรีจุฬาโลก) ou Phra Racha Kalayani (พระราชกัลยาณี), morte vers 1680. ⇑
2 - Bois d'aigle, également appelé bois de garo : Nom donné à différents arbres des Indes et des Moluques, appartenant au genre Agallochum aquilaria. (Littré). Bois de calambou : le bois d’aloès. On trouve également calambac, calambar, calambour, calambouc, etc. Le bois de Calamba est aussi cher dans l’Inde que l’or même. Son odeur est exquise ; c’est un excellent cordial dans l’épuisement ou la paralysie. (C. Malte-Brun, Géographie universelle ou description de toutes les parties du monde., Tome V, 1835, p. 155). ⇑
5 mars 2019