Sixième chapitre.
De la nourriture des Siamois.
Il n'y a point de gens plus sobres que les Siamois. Le menu peuple ne boit que de l'eau et se contente du riz qu'il y fait cuire, de quelques fruits et d'un peu de poisson desséché au soleil, dont même il ne mange pas souvent tout son saoul. Les gens de qualité ne font guère meilleure chère, mais il ne tient qu'à eux de la faire autant bonne qu'ils la peuvent souhaiter, car il y a beaucoup de gibier dans le pays et la chasse en tout temps et en tous lieux n'y est défendue que dans l'enceinte des villes et aux environs des pagodes. Les canards y sont fort communs, les poules n'y valent pas plus de quinze ou seize sols la douzaine, le cabri et le cochon n'y sont pas plus rares qu'en France et les œufs s'y donnent pour quatre ou cinq sols le cent. Le bœuf même y est à très bon compte mais il en faut manger fort sobrement et beaucoup moins que de toute autre viande, car il cause assez souvent de certaines coliques qu'on appelle communément mort-de-chien (1) : le malade court risque d'en mourir dans les vingt-quatre heures s'il ne souffre qu'on lui brûle la plante du pieds avec un fer rouge qui le guérit infailliblement. Quand même le bœuf n'aurait point chez eux cette mauvaise qualité, ils feraient toujours beaucoup de difficultés d'en manger, car comme ils croient de tradition qu'autrefois leur grand dieu Sommonokodom a été bœuf ou vache, c'est une irréligion et un espèce de sacrilège d'y toucher. Ce scrupule s'étendait il n'y a pas encore longtemps sur tous les animaux à quatre pieds, qu'ils croyaient ne pouvoir pas tuer sans se mettre au hasard de tuer leurs parents et leurs amis dont les âmes avaient pu passer dans le corps de ces animaux, mais ils commencent à ne donner plus tant dans la métempsycose ; et si l'opinion contraire ne leur paraît pas encore tout à fait la plus probable, ils la trouvent du moins la plus commode. Il n'y a point d'autres moutons dans le pays que ceux que le roi a fait venir de Batavie et du Mogol. Ils sont plus grands que les nôtres et ils sont d'aussi bon goût, mais il n'y a point de bonnes viandes que leurs méchants cuisiniers ne gâtent par la sauce qu'ils y font. Ils mêlent dans tous les ragoûts une certaine pâte de chevrettes (2) pourries, appelée en siamois capi et vulgairement balachan (3), qui est si puante qu'elle fait soulever le cœur à ceux qui n'y sont pas accoutumés. Elle donne, disent-ils, une petite pointe aux viandes qui aiguise l'appétit de sorte que, pour faire une bonne sauce à la siamoise, il faut que le sel, le poivre, le gingembre, la cannelle, le clou de girofle, l'ail, l'oignon blanc, la muscade, et plusieurs herbes fortes y entrent en quantité avec cette pâte de chevrettes. Les viandes se servent dans les festins pêle-mêle et sans ordre avec les fruits et le riz, dans des vases d'or, d'argent, ou de porcelaine soutenus sur des bandègesC’est ce qu’on appelle autrement cabaret, plateau, ou espèce de table à petits rebords, et ordinairement sans pieds, sur laquelle on met des tasses à café, des soucoupes, un sucrier et des cuillères lorsqu’on prend du thé, du café ou du chocolat. (Dictionnaire de Trévoux).. Les conviés sont assis sur des tapis ou des nattes un peu éloignés les uns des autres, car ils sont servis séparément et ne touchent point à d'autres viandes qu'à celles qui sont devant eux. Ils n'ont point de nappes, point de serviettes, point de fourchettes et ils ne se servent de leurs cuillères d'argent ou d'écaille de poisson, qui sont d'une figure fort différente des nôtres, que pour prendre le cary qui est la sauce dont ils arrosent le riz avant que de le manger (4). Ce riz leur semble si bon, qu'ils le préfèrent au pain dont on ne manquerait pas dans le pays s'ils voulaient se donner la peine de semer du blé et de bâtir des moulins pour le moudre ; mais quand ils en veulent manger, ils le font broyer par quatre ou cinq de leurs esclaves qui dans un jour ne peuvent pas leur fournir tous ensemble plus d'un litron de farine, encore faut-il que le maître leur donne bien des coups de certains osiers, qu'on appelle communément rotins, pour leur faire faire diligence. Le beurre y est assez rare parce que les Siamois ne savent point et ne veulent pas même apprendre à traire les vaches. Ce sont les Mores qui le font et qui le débitent, mais ils en vendent peu parce qu'il n'est pas à beaucoup près si bon que le nôtre. L'huile de coco supplée avantageusement à son défaut, elle est beaucoup plus douce que la nôtre quand elle est nouvellement faite ; mais lorsqu'elle passe huit jours, elle devient âcre et cause de fort grandes indigestions d'estomac. Dans sa nouveauté, elle est admirable pour frire et presque aussi bonne que notre beurre. Comme le terroir n'est pas propre pour la vigne, le vin s'y vend un écu la pinte, car ce n'est qu'à grands frais qu'on le fait venir de la Perse ou de l'Europe. Celui d'Espagne y est le plus commun, mais les Siamois se passent aisément d'en boire. Ils ont une liqueur fort chaude et fort piquante qu'ils appellent laau, et nous autres raque (5), qu'ils aiment presque autant que le vin. Elle est composée d'eau de riz et de chaux, et pour la rendre plus agréable, les Européens y mêlent du sucre et de la cannelle. Ils la laissent longtemps exposée au soleil qui la purifie et qui lui ôte un certain goût d'amertume qu'elle a ordinairement. Comme elle est fort chaude et fort subtile, elle monte bientôt à la tête et enivre plus aisément que le vin.
Mais quand même ayant d'aussi bon pain, d'aussi bon vin, d'aussi bonnes viandes que nous, ils auraient l'adresse de les apprêter aussi proprement, ils n'auraient pas ce qui fait ici le plus doux plaisir de la table, qui est la conversation. Il est de l'ordre dans les familles que le mari mange seul, la femme après lui, et après la mère, les enfants chacun en son particulier, fussent-ils douze ou quinze sous le même toit. Ce qui reste de toutes ces tables différentes est distribué aux valets que l'on ne voit jamais malades de réplétion. Ainsi la maison n'est jamais plus tranquille que dans les heures du repas, c'est-à-dire le matin dès qu'ils sont levés, à midi, qui est le temps qu'ils font collation, et après le soleil couché quand ils soupent. Toute leur vie est un perpétuel carême. Comme la viande n'est en usage que chez les moins scrupuleux, ils n'ont comme j'ai déjà dit, pour nourriture ordinaire que du poisson, du riz, des herbages et quelquefois des œufs de poules et de crocodiles, qui ne leurs semblent jamais meilleurs que lorsqu'ils ont été longtemps couvés.
NOTES
1 - Utilisé jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, le terme serait une déformation fantaisiste du portugais mordexim, lui-même dérivé du Mahratti moḍachī, moḍshī, ou moḍwashī. (Yule, Hobson-Jobson: A glossary of colloquial Anglo-Indian words and phrases, p. 586). La maladie a longtemps été assimilée à une forme de choléra, le choléra-morbus. Aujourd'hui, cette appellation désuète désigne une forme de gastroentérite aiguë due à une salmonelle. (Wikipédia). ⇑
2 - Crevettes. Chevrette est le nom que l'on donne à Dieppe et en d'autres lieux de Normandie, à une espèce d'écrevisse de mer qu'on appelle ailleurs et plus communément crevette. (Dictionnaire de Trévoux, 1771, II, p. 529). ⇑
3 - Le kapi (กะปิ) est une pâte faite à partir de krill (koei : เคย), petites crevettes fermentées, de riz et de piment. Populaire dans toute l'Asie du Sud-est et dans le sud de la Chine, elle est toujours très consommée en Thaïlande. Les relations françaises l'appellent souvent balachan, mot d'origine malaise. Yule (Hobson-Jobson: A glossary of colloquial Anglo-Indian words and phrases, p.51) cite de nombreuses variantes : balachong, blachong, balachaun, ballichan, etc. Alexandre Dumas en donnera la recette dans son Grand dictionnaire de cuisine (Paris, 1873, p. 204) : Le balachan est une pâte qui se fait à Siam et à Tonquin, avec des crevettes ; on les pile avec du sel pour en former une espèce de saumure épaisse qu'on fait cuire au soleil pendant plusieurs jours ; on a soin de la remuer de temps en temps, ce qui répand au loin une odeur affreuse. Cette pâte supplée au beurre, fortifie l'estomac, excite l'appétit. À Tonquin on lui donne le nom de nuxman, on la mange avec le riz et on en assaisonne aussi les viandes. ⇑
4 - Les Thaïs n'utilisent le mot kari (กะหรี่), emprunt lexical à l'anglais curry, que pour désigner le curry indien. Le cari thaï se dit kaeng (แกง). Il en existe de nombreuses déclinaisons, avec ou sans lait de noix de coco, et comprenant tout ou partie des ingrédients suivants (liste non exhaustive) : cumin, coriandre, curcuma, fenugrec, ail, sel, laurier, citronnelle, piment, gingembre, macis, cannelle, etc. ⇑
5 - Le mot Laau ou plutôt lao (เหล้า) désigne les boissons alcoolisées en général. Les relations de voyage foisonnent de termes qui désignent ce type d'alcool à base de riz, de palme, de sagou, etc. : arak, araka, araki, ariki, arack, arack, raki, raque, racque, etc. L'alcool de riz en Thaïlande se dit Lao khao (เหล้าขาว). ⇑
5 mars 2019