Troisième partie
De la religion des Siamois.
Premier chapitre.
De la créance des Siamois.
E n'ai pas dessein de rapporter ici toutes les fables sous lesquelles les Siamois cachent les mystères de leur religion, car encore qu'elles soient inventées avec esprit et tissées d'une manière assez agréable, elles sont néanmoins si obscures qu'il serait difficile d'en pénétrer le sens, et si longues qu'on aurait de la peine à les réduire dans un seul volume. Je m'arrêterai seulement aux principaux points de leur créance, je développerai le plus clairement qu'il me sera possible leur opinion touchant la transmigration des âmes et je raconterai succinctement ce que j'ai appris du Dieu qu'ils adorent, du culte qu'ils lui rendent, des ministres qui le servent, de leurs traditions, de leurs cérémonies, de leurs temples et de tout ce qui concerne l'exercice de leur religion.
Les Siamois reconnaissent un souverain être qu'ils appellent Pra, ou Pra pen chaou (1), c'est-à-dire Dieu, qui est le seigneur. L'idée qu'ils en ont est tout à fait différente de la nôtre, car ils ne croient pas qu'il soit le premier principe et l'auteur de toutes choses. Le monde, selon eux, n'a point de créateur ni de maître, il est l'ouvrage du hasard et toutes les parties qui le composent se sont assemblées d'elles-mêmes. Il a toujours été, ou plutôt on ne saurait marquer aucun instant où il n'ait point été. Un certain nombre d'intelligences répandues dans ce vaste univers y maintient l'ordre et la paix, et produit la régularité de ses mouvements ; les unes sont purement spirituelles, les autres sont renfermées dans des corps libres capables de faire le bien et le mal et d'acquérir par le mérite de leurs bonnes actions la suprême puissance sur toutes les autres. Ainsi la divinité n'est que le prix et la récompense de la vertu, les âmes n'arrivent à ce comble de gloire et de bonheur qu'avec beaucoup de temps et de peine, deux mille ans ne leur suffisent pas pour s'en rendre dignes ; il faut auparavant que par une espèce de circulation elle roulent dans toutes sortes de conditions et qu'elles en remplissent exactement jusqu'aux moindres devoirs. À mesure qu'elles s'avancent et se fortifient dans la pratique du bien, elles se purifient et s'ennoblissent pour ainsi dire, de sorte qu'après avoir paru d'abord sous la figure d'un simple particulier, on renaît une autre fois mandarin, et dans les générations suivantes on devient prince, roi, talapoin, saint, ange, et à la fin Dieu, si l'on a toujours persévéré sans interruption et sans relâche dans l'exercice des bonnes œuvres.
Lorsqu'à la faveur de toutes les vertus morales une âme est montée de degré en degré au plus haut point de perfection et que, plus épurée que l'or qui a passé dans le creuset, elle ne se ressent plus en aucune façon du trouble des passion ni des faiblesses de la nature, elle est obligée de renaître pour la dernière fois et de venir dans un corps humain réformer les abus qui se sont glissés dans le monde, enseigner aux hommes une loi nouvelle et recevoir les honneurs qui sont dus à son mérite. Ce nouveau Dieu se fait bientôt connaître par l'éclat que jette sa personne, plus brillante vingt fois que le soleil et les étoiles, et par une prodigieuse quantité de miracles : il ressuscite les morts, il éclaire les aveugles, il transporte les montagnes, il pénètre ce qu'il y a de plus caché dans la nature et de plus difficile dans les sciences. Toutes les créatures et les éléments lui sont soumis, les animaux entendent sa voix et lui obéissent, les maladies, les misères et la mort même lui sont assujetties et les démons, tremblant en sa présence et convaincus de leur impuissance et de leur faiblesse, reconnaissent que tout doit céder à son pouvoir absolu. Après avoir passé quelques années à instruire les hommes et à répandre sur eux une infinité de grâces, il disparaît tout d'un coup et va prendre sa place dans le Nyreupan (2), c'est un lieu de repos et de plaisir destiné pour être le séjour des Dieux, où ne vivant plus que pour eux-mêmes, il ne sont occupés pendant toute l'éternité que de leur propre bonheur et ne songent qu'à jouir dans une pleine tranquillité du fruit de leurs travaux. Quand ils y sont entrés, ils ne prennent plus de part au gouvernement du monde, ils n'ont plus de commerce avec le reste des créatures, et le ciel et la terre, désormais indignes de leur application et de leurs soins, n'en reçoivent plus de protection ni de secours.
Les docteur siamois expriment l'état de leurs dieux dans le Nyreupan par ces termes : Prâ châou câai Nyreupan dapsoun pâ-leou (3), qui signifient Dieu le seigneur est entré dans le Nyreupan et est anéanti. Ils donnent un sens mystique à ces paroles et ils disent que par ce mot dapsoun, on ne doit pas entendre un anéantissement physique et total de l'être, mais seulement une exemption de toutes les imperfections auxquelles ils étaient sujets avant que d'être divinisés, ou bien qu'ils sont anéantis par rapport aux hommes et aux autres créatures puisqu'ils sont à leur égard comme s'ils n'étaient plus, mais que pour eux ils subsistent éternellement abîmés dans la contemplation et dans l'amour d'eux-mêmes, goûtant des plaisirs infinis qui ne se peuvent imaginer que par ceux qui les ressentent. Ils placent ce Nyreupan au-dessus des cieux et n'en déterminent ni l'étendue ni la figure. Quatre dieux y sont déjà entrés l'un après l'autre de la manière que je viens de décrire. Ils s'appellent Concussone, Conadom, Câdsop et Sommonokodom (4). C'est ce dernier que les Siamois adorent présentement. Ils en attendent un cinquième dans quelques siècles qui remettra la loi dans sa première pureté, et quand celui-là sera entré dans le Nyreupan, ils l'adoreront pendant tout le temps que la loi durera et jusqu'à ce qu'il en soit venu un autre pour la rétablir. Alors Sommonokodom demeurera enseveli dans un oubli éternel, et on ne lui rendra plus aucun honneur.
Ils croient un paradis et un enfer qui sont temporels et passagers. Dans le paradis il y a différentes demeures où les âmes sont plus ou moins heureuses à proportion du bien qu'elles ont fait. Celles qui se trouvent sans péché au moment de la mort y sont aussitôt enlevées par le seul mérite de leurs bonnes actions. Là, pendant quelque temps, elles se consolent des misères passées et font un essai de la véritable félicité, jusqu'à ce que la loi sévère du destin et l'ordre indispensable de la nature les force à rentrer tout de nouveau dans des corps convenables à leur dernier emploi, n'y ayant que les dieux seuls dont l'état soit fixe et permanent.
Dans l'enfer, qui est placé directement au centre du monde sous une grande mer de quarante-neuf mille lieues de profondeur, il y a autant de supplices différents que de différentes sortes de crimes à punir. Ceux qui meurent coupables de quelque péché y sont emportés par le seul poids de leurs iniquités, sans autre jugement que celui de leur propre conscience. Ils y demeurent autant qu'il est nécessaire pour l'expiation de leurs fautes, ensuite ils rentrent dans le corps de quelque animal, plus ou moins noble selon qu'ils ont été plus ou moins criminels, et passant ainsi d'espèce en espèce, ils renaissent toujours animaux jusqu'à ce qu'ils soient assez épurés pour pouvoir devenir hommes. Peu de gens échappent l'enfer, car on y va pour le moindre péché.
Ils admettent deux sortes d'anges : les uns sont de purs esprits, et sans mélange d'aucune matière, les autres sont corporels et ont entre eux diversité de sexe, ils sont sujet aux mêmes révolutions que les hommes, quoique leurs changements ne soient pas si fréquents et que quelques-uns aient plus de soixante mille ans de stabilité dans leur état. Leurs fonctions sont de gouverner les corps célestes et les autres parties du monde, d'exercer la justice, de protéger les bons, de punir les méchants, de veiller à la garde des hommes et au salut des empires. Chacun a son détroit séparé, sa nation, sa ville, sa bourgade, à proportion de son mérite et de sa capacité. Les Pegus et les Cochinchinois mettent des anges partout ; chez eux, ce qui sert au commerce de la vie et aux besoins de la nature, tous les ustensiles, tous les coins de la maison ont leur ange tutélaire, de même que chez les anciens païens qui assignaient un dieu fait exprès aux choses les plus viles et à des actions que l'honnêteté ne permet par de nommer.
Ce sont là les principaux articles de la créance des Siamois, et les véritables fondements de leur religion. Les talapoins, qui sont les dépositaires de cette doctrine, l'enveloppent de mille fictions pour la rendre plus vénérable par son obscurité. Aussi le menu peuple, qui ne révère ordinairement que ce qu'il ne connaît pas, ignore tous les mystères de la métempsycose et se contente d'adorer la statue de Sommonokodom faite de chaux et de brique, à laquelle il attribue tout le bien et tout le mal qui leur arrive.
Le roi et quelques seigneurs de la cour, plus éclairés que le reste, se sont fait une théologie toute particulière. La pénétration de leur esprit leur a bien fait découvrir que Sommonokodom, ayant été mortel, n'a pu devenir Dieu, aussi ne le considèrent-ils que comme un personnage d'une éminente vertu qui leur a laissé de belles maximes et de bons exemples, et ils reconnaissent un premier être souverainement parfait qui a créé le ciel et la terre et qui les conserve. Mais ils se sont imaginé qu'il ne l'a conservé que pour son divertissement, qu'il trouve dans la diversité des langages, des coutumes, des habillements et même des religions différentes qui règnent parmi les hommes, que cette bigarrure produit le même effet que la variété des fleurs dans un parterre, la différence des mets dans un repas et la diversité des offices dans la maison d'un prince, qu'ainsi Dieu a pris plaisir d'inspirer aux hommes plusieurs manières de l'honorer et de le servir ; qu'on doit croire qu'elles sont toutes bonnes puisqu'elles ont le même objet et qu'elles conduisent l'homme à sa dernière fin, comme des chemins différents mènent à une même ville.
NOTES
1 - Phra (พระ) et Phra pen chao (พระเป็นเจ้า). La traduction de Gervaise est correcte. ⇑
2 - Le Nireuphan ou niphan (นิพพาน) est la traduction siamoise du mot sanscrit nirvana, qui signifie littéralement soufflé, éteint comme une bougie. Mgr Pallegoix (Description du royaume thai ou Siam, I, 1854, p. 457) décrit ainsi cet état : Le niphan est l'extinction de la forme du corps, du goût et des autres sens, de l'expérience des choses, de notre constitution selon le mérite ou le démérite de l'âme ou de l'esprit. Toutes ces choses sont entièrement anéanties, et il n'y aura pas de nouvelle naissance ; la fin de l'existence, la fin des maladies et de toute tristesse, cet anéantissement, selon les bouddhistes, est la souveraine et parfaite béatitude.
3 - Phra chao khao niphan dapsun pai laeo (พระเจ้าเข้านิพพานดับสูญไปแล้ว). La traduction de Gervaise est correcte. ⇑
4 - Gervaise énumère les bouddhas qui se sont déjà succédés dans le Bhadrakalpa (Phatrakap : ภัทรกัป), notre ère bouddhiste : Kakusan (Phra Kakusantha Phutthachao : พระกกุสันธพุทธเจ้า), Konakom (Phra Konakhamana Phutthachao : พระโกนาคมนพุทธเจ้า), Kasop (Phra Kassapa Phutthachao : พระกัสสปพุทธเจ้า). Nous sommes actuellement sous l'ère du 4ème Bouddha, Phra Kauthama (Phra Kothama Phuttachao : พระโคตมพุทธเจ้า). Un cinquième doit encore lui succéder : Phra Si Ariya Mettrai (พระศรี อริยเมตไตรย). ⇑
5 mars 2019