Troisième chapitre.
De la justice et des supplices dont on punit les criminels.
Si l'intégrité des ministres de la justice répondait à la sagesse des lois qui sont établies dans le royaume de Siam, il n'y en aurait point de mieux policé dans toutes les Indes. Mais la passion extrême d'amasser des richesses, qui est le vice dominant du pays, rend ces lois tous les jours inutiles : car enfin, il n'y a guère de juges qui dans les affaires purement civiles ne se laissent corrompre, ou par la faveur, ou par les présents qu'ils ne rougissent pas de recevoir même en présence des deux parties. Celui qui est en état d'en faire de plus riches est toujours le mieux reçu chez eux, et sa cause est bien mauvaise s'il ne la gagne pas tôt ou tard. Ils sont un peu plus scrupuleux dans le jugement des procès criminels. Comme ils sont d'un naturel assez doux et qu'ils n'aiment pas le sang, il est rare de leur en voir répandre d'innocent. Le gouverneur de la ville en est toujours le premier juge ; il a des assesseurs de qui il prend les avis. La pluralité des voix l'emporte assez souvent sur ses propres sentiments, et s'il ne s'y soumettait pas, on ne manquerait pas de s'en plaindre à la cour et de le prendre à partie. Il tient le siège plus ou moins souvent, suivant la multitude de ses justiciables et le nombre des affaires qui se présentent à son tribunal. Dans les grandes ville, on a coutume d'y rendre tous les jours la justice le matin jusqu'à près d'onze heures, et le soir depuis quatre jusqu'à la nuit. Quand le roi est dans la ville, le siège se transporte dans une salle de son palais, quoiqu'il n'assiste jamais aux jugements qui s'y rendent. Afin que le juge ne se laisse point surprendre par l'éloquence trompeuse de l'avocat ou que la partie ne succombe point, comme dans l'Europe, aux frais, salaires et vacations du procureur, chacun y plaide sa cause sans déguisement et de bonne foi. Comme les femmes y ont plus de vivacité et qu'elles s'énoncent plus aisément que les hommes, aussi sont-elles presque toujours plus favorablement écoutées et elles savent bien mieux défendre leurs intérêts.
La loi du talion est celle de toutes qui y est le plus régulièrement observée. Il est difficile à un coupable d'éviter la punition de son crime, car s'il prétend s'en garantir par la suite, on se saisit aussitôt de son père, de sa mère, de ses plus proches parents et de ses meilleurs amis, et ils demeurent tous en prison jusqu'à ce qu'il se soit représenté à la justice. S'il nie avoir fait le crime dont on ne le croit coupable que sur de simples conjectures, on l'applique à la question, qui est différente selon la différence des sexes : car on donne les brodequins aux femmes et on chauffe les pieds aux hommes. Si l'accusé ne peut pas être suffisamment convaincu par son accusateur, on allume un brasier de vingt ou trente pieds de long et on contraint l'un et l'autre de le passer pieds nus, à pas comptés. On m'a voulu faire croire que celui qui était innocent en sortait toujours sain et sauf et que le coupable ne s'en tirait qu'à demi mort. Mais comme je ne me suis jamais trouvé présent à cette cruelle épreuve, je ne veux pas vous la donner ici pour certaine ; je ne veux pas même vous répondre d'une autre qui leur est plus ordinaire : ils jettent l'accusateur et l'accusé dans la rivière, celui qui demeure plus longtemps au fond sans se noyer est tenu pour innocent, et le premier qui revient sur l'eau est reconnu et puni comme coupable, et alors ou bien on l'expose à un éléphant qui l'enlève avec sa trompe et qui, après l'avoir jeté une ou plusieurs fois en l'air, le foule aux pieds et l'achève enfin par un coup de genou qui le crève, ou bien on lui tranche la tête, ou on le coupe par morceaux selon la qualité du crime qu'il a commis.
Ceux qui sont convaincus du vol de choses consacrées au service du roi ou à l'ornement des pagodes sont attachés à une grosse perche et rôtis vifs, à petit feu. C'est le supplice dont on punit aussi les talapoins qui ont été surpris en flagrant délit avec une personne de différent sexe : car la fornication et l'adultère, pendant qu'ils sont dans cet état de sainteté, les rendent sacrilèges et punissables de la plus cruelle de toutes les morts.
Pour les vols de moindre conséquence, les larrons en sont quittes pour les bouts des doigts qu'on leur coupe. Toutes ces exécutions différentes se font par des esclaves du roi que nous appelons bras peintsLes Bras peints (ken laï : แขนลาย), étaient ainsi appelés parce leurs bras scarifiés avaient été recouverts de poudre à canon, ce qui, en cicatrisant, leur donnait une couleur bleue mate. Ils constituaient la garde personnelle du roi, et à l'occasion faisaient fonction d'exécuteurs des basses œuvres., et les Siamois Kèn-lâi. ce ne sont point comme en France des bourreaux en titre d'office, et l'honneur qu'il y a d'être commis pour exécuter les ordres du roi, tels qu'ils puissent être, met à couvert ceux-ci de toutes sortes de reproches.
Il y a des crimes qui se punissent par une prison perpétuelle ou par une condamnation à porter la terre et à travailler aux briques pendant un certain temps plus ou moins selon l'énormité du cas. Ceux qui ont été constitués prisonniers pour dettes ne peuvent jamais recouvrer leur liberté qu'en satisfaisant leurs créanciers, lesquels n'étant point obligés, comme en France, de nourrir en prison leurs débiteurs, les y laissent souvent mourir de faim et de misère. Mais ce qui est de plus déplorable dans l'administration de la justice, c'est que comme les juges particuliers ne peuvent condamner qui que ce soit à la mort sans le consentement exprès de Sa Majesté, ils se rendent souvent les ministres de la passion des accusateurs en faisant souffrir aux accusés des tourments plus cruels que la mort même, parce qu'ils sont de plus longue durée. Aux uns ils mettent la tête entre deux échelons d'une longue échelle nommée la cangueInstrument de torture portatif, d'origine chinoise, ayant la forme d'une planche ou d'une table percée de trois trous dans lesquels on introduisait la tête et les mains du supplicié.
, dont les deux bouts sont appuyés sur deux poteaux, et ils les laissent ainsi pendant plusieurs heures, quelquefois même durant plusieurs jours, exposés à la risée de leurs ennemis. Ils font fouetter les autres avec des osiers jusqu'à ce que le sang ruisselle de toutes les parties de leurs corps, et quand les fautes sont plus légères, ils se contentent de leur faire donner par un homme fort et robuste trente ou quarante coups de coude bien appuyés sur le dos, et autant du genou dans les reins.
Il y a des supplices particuliers pour les mandarins et pour les premiers officiers du roi qui ont commis quelque faute tant soit peu considérable. Aux uns on fait sur la tête, avec un coutelas destiné pour cet usage, huit ou dix taillades qui pénètrent jusqu'au crâne, et on expose les autres tout nus aux ardeurs du soleil pendant plusieurs heures. Comme c'est par un ordre exprès du roi qu'ils sont punis de la sorte, après qu'ils y ont satisfait, leurs amis viennent les visiter les mains chargées de présents et les féliciter de ce qu'il a plu à Sa Majesté les châtier en père, comme ses chers enfants, et non pas les punir en juge sévère ou en maître irrité, comme ses esclaves.
5 mars 2019