VIII. Les dieux des Siamois.

Page de la relation de Barthélemy Bruguière

Après Pra-Phu-Thi-Chau (1), le dieu qui a le plus de réputation est Phra Sian (2), ce qui signifie Dieu Messie. Ce dieu naquit près de Juthia (3), dans un bourg dont on désigne le nom. Il n'a point de père, sa mère est morte depuis bien des siècles. Dans sa jeunesse, Phra Sian était fort indocile : sa mère lui défendait d'aller à la pêche, mais il avait toujours la ligne à la main ; elle l'exhortait à se faire talapoin, mais le dieu s'y refusait constamment. Enfin, Phra Sian changea tout à coup en bien, il abandonna le péché et se fit talapoin. Quoiqu'il n'eût jamais étudié, il sut, comme par inspiration, parler pali. Il devint si savant dans la religion que jamais aucun docteur n'a pu lui être comparé. Après sa mort, il devint dieu. Les talapoins ses confrères lui érigèrent une statue d'or, mais la tête ne put jamais s'unir au tronc. Les talapoins étaient fort embarrassés, lorsqu'à leur grand étonnement, la tête même du dieu, dont le corps n'était pas encore brûlé, vint se placer sur la statue. Les Siamois prétendent posséder encore aujourd'hui cette statue. Phra Sian doit renaître encore pour rendre l'univers heureux ; l'époque n'est pas fixée. Les talapoins enseignent que des signes extraordinaires, dans le ciel et sur la terre feront connaître aux hommes que son second avènement est proche. Ils disent que le monde tel qu'il est aujourd'hui doit finir. Avant cette fatale catastrophe, il y aura de grandes guerres ; les hommes s'égorgeront mutuellement, leur taille diminuera sensiblement, ils ne seront tous que des pygmées de la hauteur d'une poupée. Ils auront besoin d'un croc et peut-être d'une échelle pour cueillir les légumes de leurs jardins. Avant la fin du monde il y aura deux soleils, ensuite trois et successivement jusqu'à sept ; ces soleils causeront sept calamités générales. Quand le second soleil paraîtra, les rivières tariront, les fleuves et probablement les mers seront mis à sec plus tard. Les plantes et les arbres sécheront successivement. Quand la terre sera tout à fait dépouillée de gazon et de plantes, les animaux mourront ; les hommes ne mourront qu'après les animaux. Enfin, lorsque le dernier soleil paraîtra, tout l'univers sera réduit en cendres. Alors Phra Sian descendra des cieux, il fera ressusciter tous les hommes. La terre sera transformée en un jardin délicieux, il n'y aura plus de calamités dans le monde, plus de chagrins, plus de maladies, plus d'enfer. Les hommes seront immortels, ils jouiront d'une paix, d'une joie, d'une félicité éternelle, uniquement occupés à contempler la face auguste de Phra Sian. Pour hâter la venue de ce dieu libérateur, il faut faire d'abondantes aumônes aux talapoins.

Phra Thumalai (4) est un dieu qui a le pouvoir de retirer les âmes de l'enfer. Quand il y descend, le feu de l'abîme s'éteint. Les réprouvés lui adressent continuellement leurs prières.

Phra That Xulamuni (5) : ce dieu réside au-dessus des douze cieux habités par les anges. Il est d'une taille colossale, il ressemble à une colonne, il est de couleur verte. Tous les hommes qui meurent dans l'état de justice se présentent devant lui pour lui rendre leurs adorations ; ils en sont bien reçus s'ils ajoutent au mérite de leurs bonnes œuvres une fleur de nymphæa. Après avoir passé quelque temps dans le ciel, ces âmes bienheureuses obtiendront la permission de revenir sur la terre. Elles renaîtront grands seigneurs, princes, rois et même talapoins. Ce sera encore à recommencer : ainsi celui qui aura été au ciel pourra tomber en enfer, et réciproquement.

Phra Vet Somdon (6) était d'abord oiseau ; il devint ensuite serpent, fourmi, et successivement il fut métamorphosé en toutes sortes d'animaux. Enfin il devint homme et grand seigneur. Dégoûté de ses richesses, il voulut être ermite ou solitaire. Il donna tout son bien aux pauvres, il mourut et fut mis au nombre des dieux. Les Siamois racontent de ce dieu des horreurs contre la pureté. Les talapoins aiment beaucoup à parler dans leurs discours des anecdotes abominables de Phra-Vet-Somdon, parce qu'ils sont assurés d'avoir un grand nombre d'auditeurs.

Phra Phum (7) : ce dieu est le plus occupé ; il est obligé de consigner dans un grand livre toutes les actions des hommes, bonnes ou mauvaises. Les Siamois charitables construisent, devant leurs maisons, de petites chapelles pour mettre Phra-Phum à couvert des injures de l'air. Je termine ici le catalogue des divinités siamoises ; je serais infini si je voulais donner une notice sur chacun de ces dieux.

Le prince des démons s'appelle Phaja Jom (8). Il est tout à la fois roi des enfers et juge des âmes des morts. Il tient ses assises quatre fois le mois, savoir : le premier, le huitième, le quinzième et le vingt et unième de la lune. Phra Phum apporte son livre. D'après le contenu, le coupable est plus ou moins puni. L'exécution de la sentence appartient de droit aux Jom-Phra-Ban : ce sont des géants affreux ; leur visage est hideux ; de leur bouche sortent des dents longues et aiguës comme celles du sanglier. Leur fonction est de garder les portes de l'enfer, d'aller sur la terre prendre les âmes des morts et de tourmenter les réprouvés. Voici un abrégé du code pénal de Phaja Jom : Tous les réprouvés sont jetés dans un grand étang de feu et de soufre. Cette peine est commune à tous les damnés, mais il y en a de particulières, selon les différentes espèces de crimes, par exemple, l'âme de celui qui a pêché à la ligne est accrochée par la gorge avec un grand hameçon et suspendue comme un poisson. On coupe la tête et on fend le ventre de l'âme de celui qui a tué un cochon ; on ouvre, à l'aide de deux crocs, la bouche de l'âme du talapoin qui a mangé aux heures défendues, et on lui fait avaler du cuivre fondu. Pour certains crimes, l'âme est empalée à un arbre vert ; cet arbre croît, végète, et l'âme coupable reste toujours dans le même état jusqu'à ce que l'arbre meure et tombe en vétusté. Observez, je vous prie, que cet arbre est planté au milieu de l'enfer, et qu'il végète par conséquent au milieu des feux et des flammes de ce lieu de supplices. Celui qui vole dans un temple ou qui dépose des ordures tout auprès sera transformé en un monstre dont le ventre sera aussi large que le royaume de Siam ; sa bouche sera aussi étroite que le trou d'une aiguille. Celui qui s'endort dans une pagode sera changé en crapaud. Celui enfin qui sommeille pendant qu'un talapoin prêche sera changé en gros ver. Après avoir souffert ces tourments pendant plusieurs siècles, les âmes des réprouvés entreront dans le corps d'un animal. Quand cet animal mourra, l'âme passera dans le corps d'un animal d'une espèce différente, et successivement jusqu'à l'éléphant et au singe. Enfin, l'âme deviendra homme une seconde fois. Nous avons une femme à Bangkok qui dit publiquement, comme Pythagore, qu'elle se rappelle avoir subi trois métamorphoses avant de renaître dans l'espèce humaine.

C'est de cette fausse persuasion que les animaux sont nos frères, que vient la défense de les tuer. Les dévots Siamois achètent du poisson encore vivant et le jettent dans la rivière. Ils offrent, comme j'ai déjà dit plus haut, des cochons et autres animaux pour être nourris dans les pagodes jusqu'à ce qu'ils meurent d'une mort naturelle. Ainsi les Siamois font des dépenses pour conserver la vie à un animal, ils lui donnent un hospice, et il ne leur est jamais venu dans l'esprit de fonder un hôpital pour le soulagement de leurs frères malades. Les bêtes sont leur prochain. Tel est l'homme lorsqu'il est privé de la lumière de la vraie religion.

Pour prouver jusqu'à quel point est criminel celui qui tue un animal, même par mégarde, leurs docteurs racontent l'histoire suivante : Jadis, il exista un solitaire très dévoué aux talapoins. Il leur fit de si abondantes aumônes, que de l'eau seulement dont il s'était servi pour laver le riz qu'il donnait aux talapoins, il se forma une rivière assez profonde pour recevoir des vaisseaux de haut bord. Un jour, en lavant sa barbe, il tua par mégarde un petit poisson qui se trouvait dans l'eau. Il crut n'avoir rien à craindre d'un accident involontaire. Il se trompa : le malheureux solitaire mourut et tomba dans l'enfer. Il fut étrangement surpris de se voir si cruellement frustré de ses espérances : — Quoi ! disait-il, peut-on sans injustice refuser un peu de riz à celui qui pendant sa vie en a donné une si grande quantité aux talapoins ? — Il est vrai, lui répondit-on, que vous avez fait un grand nombre de bonnes œuvres, mais vous en avez perdu tout le mérite en tuant par mégarde un petit poisson. Voyez-vous, ajouta-t-on pour le consoler, voyez cette haute montagne dont le sommet se perd dans les nues : tous les cent mille ans, deux anges viendront en balayer légèrement le sommet, avec un linge fort fin. Lorsque par l'effet de cette opération la montagne sera mise de niveau avec la plaine, vous sortirez d'ici. Malgré ce formidable arrêt, les Siamois n'en sont pas plus réservés : ils tuent et mangent les animaux comme les autres nations. Je voyageais avec un Siamois qui me soutenait opiniâtrement que les hommes et les animaux étaient frères : il ne faisait pas difficulté cependant d'égorger, sans miséricorde, les poules qui tombaient sous sa main. Je lui faisais observer qu'il n'était pas d'accord avec lui-même. — Car enfin, lui disais-je, s'il est vrai, d'après vos principes, que cette poule soit votre sœur, vous commettez un crime horrible en égorgeant et mangeant un de vos parents ! — Bon, bon, répondit-il, la bonne foi m'excuse, je suis exempt de crime jusqu'à ce qu'elle m'exhibe un certificat de parenté.

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NOTES

1 - Transcription très approximative de Phra Phuttha Chao (พระพุทธเจ้า), nom siamois de Siddhartha Gautama, le bouddha. 

2 - Dans l'eschatologie bouddhiste, Phra Si An (พระศรีอาริย์), – Ajita Metteyya en sanskrit, est un bodhisattva (un futur bouddha) qui sera appelé à remplacer Siddhartha Gautama, le bouddha actuel, lorsque son enseignement sera oublié, environ 5 000 ans après son illumination (vers l'an 4500 de notre ère).

Amulette thaïlandaise représentant Phra Si An, le futur bouddha. 

3 - Ayutthaya (อยุธยา), ancienne capitale du Siam. 

4 - Phra Malaï (พระมาลัย). Cette légende très populaire en Thaïlande raconte que Phra Malaï avait accumulé tant de mérites par sa vertu et ses bonnes œuvres qu'il avait acquis des pouvoirs surnaturels, dont celui de descendre aux enfers pour soulager les malheureux condamnés.

Phra Malaï aux enfers. Wat Machiram, Malaisie.
Phra Malaï aux enfers. Manuscrit siamois du XIXe siècle. 

5 - Phra That Chulamani (พระธาตุจุฬามณี). Phra That désigne les reliques du Bouddha, et également l'édifice qui les abrite. Le Phra That Chulamani est un chedi (version siamoise du stupa). 

6 - Phra Wet Sandon (พระเวสสันดร), ou tout simplement Phra Wet, est la déclinaison siamoise de Vessantara, une incarnation antérieure de Bouddha dont l'histoire est racontée dans le Jakata 547. Célèbre pour sa grande générosité, le prince Vessantara se retira dans la forêt pour mener une vie d'ermite. Il atteignit l’abnégation ultime en abandonnant ses enfants et sa femme, certaines versions disent même ses propres yeux. Tout cela lui fut rendu miraculeusement et, sur la demande de ses sujets, il revint chez lui pour devenir le meilleur des rois. En Thaïlande Phra Wet est associé aux moissons. Dans l'Isan, la région nord-est du pays, des cérémonies appelées bun Phra Wet (บุญพระเวส) sont organisées, au cours desquelles les villageois portent une grande banderole illustrant les divers épisodes de la vie de Phra Wet et se rendent en procession dans la ville pour symboliser le retour du prince dans son royaume.

Bun Phra Wet dans l'Isan. 

7 - Phra Phum (พระภูมิ) est une divinité tutélaire attachée à un lieu particulier. C'est pour l'apaiser et se concilier ses bonnes grâces que les Thaïlandais installent près de leur maison un san phra phum (ศาลพระภูมิ) que les étrangers traduisent par maison des esprits.

Maison thaïlandaise et sa san phra phum. 

8 - Phra Yam (พระยม) ou Phra Yomarat (พระยมราช), transposition siamoise de Yama, le dieu hindouiste des enfers. 

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12 septembre 2019