X. Les chiens de l'enfer – Les esprits – Les pagodes.

Page de la relation de Barthélemy Bruguière

Ma digression sur la métempsycose siamoise m'avait fait perdre de vue Phaja Jom (1) et ses satellites. Lorsqu'un homme est à l'agonie, Jom Phraban, émissaire de l'enfer, monte sur le toit, afin de s'emparer de l'âme à son passage. D'un autre côté, les trois dogues qui avaient appartenu à un réprouvé viennent pour la secourir. Ces chiens s'appellent Phuto, Tamo, Sangko (2). S'ils ne se croient pas assez forts, ils appellent un ange, alors s'engage une lutte terrible et le sort de l'âme dépend du résultat du combat. Celui qui est victorieux emporte l'âme avec lui. Quelques Siamois prétendent que c'est Phra Sian (3) qui prend cette âme et lui fait faire le tour du monde. Il la fait ensuite passer sur un pont jeté sur l'abîme. À peine l'âme paraît-elle qu'un gros dogue s'élance pour la dévorer ; si l'âme montre de l'intrépidité, son salut est assuré, elle monte an ciel à l'instant même. Au contraire, si l'effroi la saisit, elle perd l'équilibre et tombe dans l'enfer. Tous les Siamois n'admettent pas cette dernière circonstance. Il paraît qu'ils ont emprunté cet article de leur croyance aux Mahométans.

Indépendamment des démons qui sont dans l'enfer, les Siamois reconnaissent une autre espèce de diables répandus dans les airs, ils les appellent phi (4). ce sont, disent-ils, les démons qui font du mal aux hommes et qui apparaissent quelquefois sous des figures horribles. Ils mettent sur le compte de ces malins esprits toutes les calamités qui arrivent dans le monde. Une mère perd-elle son enfant, c'est phi qui a fait ce mauvais coup. Un malade est-il dans un état désespéré, c'est phi qui en est la cause. Pour l'apaiser, ils l'invoquent et lui font des offrandes qu'ils suspendent dans des lieux déserts. Ils ne croient pas que ces esprits soient des dieux, mais ils disent qu'ils sont très puissants et qu'il est bon de les ménager. Ils leur offrent souvent des gâteaux, des noix de coco, du riz, du bétel. Ils sont persuadés que ces dieux aériens viennent en respirer l'odeur. J'ai trouvé en voyageant quelques-unes de ces offrandes suspendues aux branches des arbres. Je demandais à mon guide ce que c'était que ces corbeilles : C'est, me répondait-il avec simplicité, un don que l'on a fait à phi. Les Siamois pensent que les maladies contagieuses, comme la peste, le choléra-morbus, sont des êtres réels, que ce sont des démons. Ils les conjurent et les chassent de la ville. Quelques-uns les poursuivent avec un poignard à la main ; ils appellent cela tuer la peste. On trouve parmi les Siamois un bon nombre d'hommes assez pervers pour prier les démons de faire du mal à leurs ennemis. Toute espèce de superstition est connue à Siam. Les sortilèges, les enchantements, les maléfices, les philtres, les évocations des morts, en un mot tous les affreux secrets de la magie noire sont mis en usage quand on ne trouve pas d'autres moyens pour parvenir à ses fins, et tout cela se fait avec le secours de ces démons qu'ils appellent phi. Ces opérations diaboliques produisent des effets si extraordinaires qu'il est impossible de les expliquer naturellement. Les apparitions du démon ont lieu si fréquemment et d'une manière si publique, qu'il y aurait de la mauvaise foi si l'on s'obstinait à les nier. Il faudrait pour cela accuser d'imposture MM. les vicaires apostoliques et MM. les missionnaires qui témoignent non seulement avoir vu de leurs propres yeux les effets des opérations du démon, mais encore les avoir examinés avec toute l'attention dont un homme instruit et prudent peut être capable. De ce que ces prestiges ont lieu rarement en Europe, il ne faut pas conclure qu'il doit en être de même en Asie. L'Europe est un pays entièrement chrétien, au lieu que la plus grande partie de l'Asie est encore sous l'empire du démon.

Quoi qu'il en soit, il doit toujours y avoir de la proportion entre la cause et l'effet ; or, un seul signe de croix, quelques gouttes d'eau bénite, la seule présence d'un chrétien qui passe par hasard, rend tous les effets de l'enchanteur inutiles, suffit pour faire fuir tous les spectres et rendre nulle toute la science des magiciens. Dieu a-t-il institué le signe de la croix pour empêcher qu'une cause naturelle et nécessaire produise l'effet auquel elle est destinée par le Créateur ? Ce sont, dit-on, des secrets de la physique ; mais peut-on croire de bonne foi qu'un Siamois soit plus profond physicien que tous les membres des académies européennes ? non, sans doute. Mais en voilà assez sur cette matière. Je crains même d'en avoir trop dit. Vous autres, Français, vous ne croyez rien.

Les Siamois sont persuadés que ces démons ne sont pas autre chose que l'âme de ceux qui n'ont point été brûlés. Ils distinguent deux sortes de phi. Les uns, qu'ils appellent Phi-Sut (5), c'est-à-dire, diables cuits, sont les âmes de ceux dont les corps ont été brûlés. Ces âmes ne font point de mal, elles ne sont pas même sur la terre. Les autres, qu'ils appellent Phi-Dep (6), c'est-à-dire diables crus, sont les âmes de ceux dont les corps n'ont pas été brûlés. Les corps que, d'après leurs lois, on ne peut pas brûler, sont les corps des femmes enceintes, ceux des personnes mortes de mort violente ou d'une attaque d'apoplexie foudroyante et par quelque autre accident semblable. Tous ces corps sont déposés dans une petite maison découverte qu'ils appellent Paxa (7). C'est le lieu où se rendent les sorciers pour faire leurs opérations diaboliques. Les Siamois ont des temples et des idoles (les chrétiens appellent pagodes les temples et les idoles des païens) qui sont, disent-ils, l'image de leurs dieux. Ils pensent que ces statues, dès lors qu'elles sont inaugurées dans les temples, deviennent de vraies divinités. Ils ne leur font pas de sacrifices proprement dits, ils leur font seulement des offrandes de fleurs et de bougies quatre fois le mois, le 1er, le 8ème, le 14ème et le 21ème jour de la lune. Quelquefois le peuple s'assemble dans le temple pour jouer des instruments. Dans les grandes calamités, ils portent en procession quelques-unes de leurs idoles les plus célèbres. Quand ils ont besoin de pluie, ils exposent leurs pagodes au soleil. Si la pluie est trop abondante, ils découvrent le toit du temple. Ils s'imaginent que l'idole incommodée par la pluie rendra la sérénité au ciel. Plusieurs de ces idoles n'ont d'autre nom que celui de la matière dont elles sont composées. Ainsi, ils diront le dieu or, le dieu verre, etc., est dans telle pagode. De quelque part que vienne une statue, elle sera bien reçue à Siam, on fera bientôt son apothéose. Les Européens qui viennent dans ces pays doivent éviter de donner aux Siamois quelque figure que ce soit, s'ils ne veulent pas contribuer à leurs superstitions. Nos chrétiens sont là-dessus d'une réserve qui pourrait servir d'exemple à bien des Français. Non seulement ils ne donnent jamais aux infidèles aucune gravure, mais ils refusent même courageusement la commission que le roi leur donne de lui acheter des statues lorsqu'ils vont dans le Bengale. Le prince a beau se fâcher, menacer, ils restent fermes dans le refus, ce qui a fait dire au roi plus d'une fois, que de tous ses sujets, les chrétiens étaient les seuls qui sussent dire non.

On apporta, il y a quelques années, du royaume de Laos, une statue de verre (8). Cette idole est en grande considération à la Cour. L'année dernière, on en apporta une autre qui est d'or. Celle-ci a aujourd'hui autant de crédit que celle de verre. On a cru s'apercevoir que le dieu de verre avait conçu des sentiments de jalousie contre son rival. On a craint avec raison que le dépit ne lui fît prendre quelque résolution désespérée, et qu'il n'allât même se mettre à la tête des Laotiens, ses anciens compatriotes, qui se sont révoltés. Notre roi, en bon politique, a voulu prévenir ce malheur. Il a donc fait enchaîner le pauvre dieu et lui a donné des gardes.

Les temples des Siamois n'ont rien de remarquable. Ce sont des bâtiments carrés et oblongs assez bas. Leur toit forme un angle très aigu qui est ordinairement orné de feuilles ou de figures bizarres d'or. Les idoles sont placées dans le fond du temple ; elles sont assises sur une espèce de gradin. Devant elles est un appui qui a la forme d'un autel. Elles sont dorées et affublées d'un bonnet haut et qui se termine en pointe. Phra-Phu-Thi-Chau est placé au milieu. Il est ordinairement d'une taille colossale. Une de ces idoles a plus de quarante pieds, on a eu soin de la représenter couchée par terre (9). Toutes ces statues ont une forme hideuse et quelquefois horrible. Il y en a qui ont la tête d'un oiseau, d'un serpent, quelques-unes ont la forme d'un homme dans la partie supérieure du corps, et ressemblent à un animal par la partie inférieure (10).

Devant les pagodes un peu considérables, il y a une petite cour fermée par une enceinte de maçonnerie. Dans la partie du mur qui est en face du temple, on construit des colonnes de briques terminées par une flèche dorée. Les colonnes les plus élevées s'appellent Phra Chaïdi (11). C'est un de leurs dieux qui lit le sacrifice de sa vie pour conserver celle de son père. Les moins élevées sont percées de plusieurs trous ; elles s'appellent Phra Chaïraï, ce sont les quatre frères de Phra Chaïdi. Ils ne voulurent pas sauver leur père, et en punition de leur inhumanité ils furent transformés, après leur mort, en dieux furieux. Dans l'accès de leur rage, ils se firent percer le corps de plusieurs trous, remplirent ces trous de coton, avalèrent une grande quantité d'huile et se firent brûler. Phra Chaïdi signifie le dieu qui a bon cœur, et Phra Chaïraï, le dieu cruel. Quand les Siamois veulent construire une pagode, ils placent dans les fondements douze pierres principales, qu'ils appellent les douze fils merveilleux. En face de la pagode, mais à une certaine distance, ils élèvent une colonne de bois. Sur cette colonne, ils arborent un drapeau. Quelquefois, ils placent deux statues armées et habillées à l'européenne, comme pour garder ce drapeau. Je termine enfin cet article si ennuyeux. Tel est l'aveuglement d'un peuple qui a néanmoins assez de pénétration et de jugement ; tel est l'homme abandonné aux seules lumières de sa raison et asservi à l'empire de ses passions ; tels nous serions nous-mêmes, si Dieu n'eût éclairé nos ancêtres, et s'il ne leur eût donné les grâces nécessaires pour embrasser la vérité après l'avoir connue. Quand on entend les Siamois débiter tant d'extravagances qu'ils croient comme autant de vérités incontestables, on ne peut s'empêcher de rire de pitié, mais quand on considère que leur obstination dans l'erreur doit causer leur perte éternelle, on est forcé de verser des larmes sur leur étrange aveuglement. Priez le Père des miséricordes d'éclairer leur esprit et d'enlever l'iniquité de leurs cœurs, afin qu'ils reconnaissent et qu'ils adorent Dieu leur créateur et celui qu'il a envoyé, son fils rédempteur du monde.

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dans le royaume de Siam

NOTES

1 - Phra Yam (พระยม) ou Phra Yomarat (พระยมราช), transposition siamoise de Yama, le dieu hindouiste des enfers. 

2 - Ce sont les noms des trois joyaux du bouddhisme, le Bouddha (Phut : พุทธ), son enseignement, le Dhamma (tham : ธรรม), et l'ordre monastique, le Sangha (song : สงฆ์). 

3 - Dans l'eschatologie bouddhiste, Phra Si An (พระศรีอาริย์), – Ajita Metteyya en sanskrit, est un bodhisattva (un futur bouddha) qui sera appelé à remplacer Siddhartha Gautama, le bouddha actuel, lorsque son enseignement sera oublié, environ 5 000 ans après son illumination (vers l'an 4500 de notre ère).

Amulette thaïlandaise représentant Phra Si An, le futur bouddha. 

4 - Les phi (ผี) sont les esprits malfaisants ou tutélaires qui peuplent l'imaginaire thaïlandais, et qu'on évoque aujourd'hui encore dans les films, les séries télévisées et même les discours politiques. Zombies, vampires, morts-vivants, fantômes, ils sont fort nombreux, et prennent toute sorte d'apparences.

Le Phi Kongkhoï (ผีกองกอย), un mauvais esprit de la forêt. 

5 - Plutôt phi suk (ผีสุก). 

6 - Plutôt phi dip (ผีดิบ). 

7 - Pacha (ป่าช้า) : cimetière. Les cimetières sont rares en Thaïlande, car, même si ce n'est nullement une obligation bouddhiste, la coutume de la crémation est solidement établie et les cendres des défunts sont généralement conservées dans les temples. Aucun Thaïlandais n'y dérogerait, pour lui-même ou pour un être cher, d'autant qu'une superstition veut que les corps non incinérés deviennent des phi, des esprits malfaisants. Seuls sont enterrés ceux que la mort fauche dans la misère, ceux qu'aucune famille ne réclame ou dont personne ne veut ou ne peut payer les funérailles ni l'incinération. Pour ceux-là, pas de cérémonie, pas de crémation, sauf à compter sur la charité et les associations caritatives, telles la fondation Poh Teck Tung qui, chaque année, organise des cérémonies religieuses au cours desquelles elle fait procéder à la crémation de milliers de corps.

Chedis contenant des cendres dans un wat thaïlandais.
Le cimetière du Wat Don à Bangkok (ป่าช้าวัดดอน). 

8 - Le célèbre Bouddha d'émeraude (Phra Kaeo morakot : พระแก้วมรกต). Après bien des tribulations, cette statuette fut récupérée par les Siamois à l'occasion de la prise de Ventiane en 1778, et ramenée d'abord à Thonburi, alors capitale du royaume, puis au Wat Phra Kaeo de Bangkok où elle se trouve toujours depuis 1785.

Le Phra Kaeo Marakot (Bouddha d'émeraude). 

9 - Sans doute une évocation du Phra Phuttha Saiyat (พระพุทธไสยาสน์), la statue du Bouddha couché longue de 46 mètres qui se trouve dans le Wat Pho (วัดโพธิ์) à Bangkok.

Le Bouddha couché du Wat Pho à Bangkok. 

10 - Peut-être une allusion aux kinnaris (กินรี), des créatures mythologiques mi-femme mi-oiseau.

Statue de kinnari au Palais royal de Bangkok. 

11 - Barthélemy Bruguière évoque ici les chedi (เจดีย์), version siamoise des stūpa du sous-continent indien. Certaines de ces tours de dimensions parfois impressionnantes sont censées contenir des reliques du Bouddha, d'un de ses disciples ou d'un bonze particulièrement révéré. Toutefois, le texte peut induire une confusion entre chedi (เจดีย์) et chaï di (ใจดี), qui signifie bon, généreux, bienveillant. Il semble que ce soit ce dernier sens qu'ait considéré Bruguière, dans la mesure où il l'oppose à chaï raï (ใจร้าย), mauvais, cruel.

Image Chedi du wat Yai Chai Mongkhon(วัดใหญ่ชัยมงคล) à Ayutthaya.
ImageLe Phra Pathommachedi (พระปฐมเจดีย์) à Nakhon Pathom (นครปฐม). 
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12 septembre 2019