PRÉSENTATION

Barthélemy Bruguière

Le missionnaire Pierre Brigot, évêque de Tabraca et coadjuteur au Siam, regrettait en 1746 de ne pouvoir établir sa mission à Pondichéry : je pense que nous y ferions plus de bien que dans ce misérable pays où les gens sont naturellement voleurs, et ne craignent que les châtiments sensibles et corporels. Il est bien vrai que nous avons un séminaire à Siam, mais autant que j'en aie connaissance, les jeunes gens s'y portent très peu à la piété (1). Quant à Barthélemy Bruguière, l'auteur de la relation que nous présentons ici, il notait dans une lettre datée de Bangkok, le 19 mai 1829 : Ce peuple témoigne un éloignement tout particulier pour le christianisme, et cette opposition se fait encore plus remarquer parmi les femmes de cette nation que parmi les hommes ; on doit attribuer ce mal à la corruption des mœurs de ce peuple, à son indolence, à sa légèreté, à son inconstance, et surtout à sa foi aux talapoins (2).

Comme on le voit, les volontaires ne se bousculaient pas pour officier au Siam. Le poste n'avait rien de gratifiant, et les missionnaires de tous ordres étaient unanimes sur un point : Les Siamois étaient irrémédiablement réfractaires à la conversion. Certes, ils ne faisaient pas mauvais accueil aux prêtres chrétiens, ils écoutaient même avec plaisir les récits colorés et imagés de la Bible qui s'accordaient bien avec leur goût du merveilleux, mais cela n'allait pas plus loin, et les bon pères, pour satisfaire leur vocation, en étaient réduits à courir depuis six heures du matin jusqu'à six heures du soir pour chercher les enfants moribonds et tâcher de les baptiser (3). Il y avait là de quoi décourager les plus enthousiastes et les plus fervents. En 1686, déjà, le père Tachard s'en étonnait : Il est surprenant que l'Évangile fasse si peu de progrès parmi des peuples qu'on cultive avec beaucoup de zèle et de soin (4). Près de 150 ans plus tard, les choses ne s'étaient pas améliorées, loin de là. La révolution de 1688 avait porté à la mission de Siam un coup dont elle ne s'était jamais vraiment remise. Si les prêtres des Missions Étrangères ne quittèrent jamais tout à fait le Siam, ils virent leur collège se vider, et leur nombre se réduire au fil des années, au gré des poussées de fondamentalisme bouddhiste, des soubresauts politiques et des guerres et des invasions qui bouleversaient périodiquement le royaume. Ainsi, en 1730, le roi Thaï Sa (ท้ายสระ) avait promulgué un édit interdisant aux prêtres chrétiens de prêcher en siamois et de faire imprimer des livres dans cette langue. En 1767, l'invasion birmane et la mise à sac d'Ayutthaya n'avaient épargné ni le séminaire ni le collège des missionnaires. Les prêtres et leurs ouailles qui n'avaient pu s'échapper avaient été emmenés prisonniers au Pégou. En 1779, le roi Taksin (ตากสิน), mentalement dérangé et persuadé d'être lui-même un bouddha, avait fait chasser les missionnaires de son royaume. Ils y revinrent en 1782. Et pendant toutes ces années, les résultats en terme de conversions furent toujours aussi décevants, faisant mentir la devise du père Tachard qui affirmait que dans les entreprises apostoliques, la contradiction est un gage du succès (5).

Né le 12 février 1792 à Raissac, dans le tout jeune département de l'Aude (6), Barthélemy Bruguière fit des études de lettres et de théologie et fut ordonné prêtre en 1815. Il enseigna pendant dix ans la philosophie et la théologie au séminaire de Carcassonne, puis, pour répondre à une vocation apostolique, il entra aux Missions Étrangères de Paris où il suivit une formation de quelques mois avant de s'embarquer pour l'Orient en février 1826. Sa destination première était le sud du Vietnam, mais arrivé à Macao, il fut dirigé vers le Siam, où le manque de prêtres se faisait cruellement sentir. C'est à Penang, où les Missions avaient installé un collège, qu'il débarqua le 12 janvier 1827. Cette île, sur la côte ouest de la péninsule malaise, dépendait du sultanat de Kedah, alors sous domination siamoise. Bruguière n'y resta que quelques mois avant de gagner Bangkok et le séminaire dirigé par Esprit-Joseph-Marie Florens, évêque de Sozopolis, et vicaire apostolique du Siam depuis 1811. Ce prélat était alors l'unique missionnaire du séminaire, et épuisé par quarante années d'apostolat, sa santé précaire ne lui permettait plus d'assumer seul cette charge. Jean-Baptiste Pallegoix notait dans son Histoire de la mission de Siam : Pendant l'espace de vingt ans, la France n'envoya aucun renfort de missionnaires à Siam ; le vicaire apostolique, aidé seulement de cinq à six prêtres indigènes, était obligé souvent d'entreprendre de longs et pénibles voyages malgré l'asthme dont il était attaqué (7). Toutefois, cette pénurie de missionnaires était bien davantage due aux bouleversements politiques en France qu'à une crise des vocations. La Révolution, puis les guerres napoléoniennes, avaient fait des trouées dans les forces vives du pays, et de plus, le séminaire des Missions Étrangères de Paris avait été fermé par Napoléon en 1809 et ne put rouvrir qu'en 1815. On juge combien l'arrivée de Bruguière, nommé évêque in partibus infidelium de Capse et coadjuteur de Mgr Florens, fut appréciée. La tâche ne manquait pas, et le missionnaire écrivait : Pour ce qui me concerne, je voudrais bien pouvoir aller évangéliser ces pauvres peuples mais il est inutile d'en parler à Monseigneur qui resterait seul ici, et son état d'infirmité ne me permet guère de le quitter, au moins avant que j'aie un remplaçant. Je suis maintenant chargé du soin de notre collège, où j'ai à faire deux classes de théologie par jour, quatre classes de latin, et deux conférences sur l'Écriture sainte par semaine. Je suis obligé en outre d'exercer les fonctions curiales auprès de notre troupeau à Bangkok. Je vous dis tout ceci pour vous faire sentir le besoin où nous sommes de collaborateurs. Si j'avais au moins un remplaçant, je pourrais suivre mon goût en allant prêcher aux idolâtres (8).

Barthélemy Bruguière ne succéda pas à Mgr Florens au Siam, comme ce dernier l'espérait. Ayant appris que la Propagande cherchait un prêtre pour la Corée, il proposa ses services qui furent acceptés, et il quitta le royaume le 12 septembre 1832. Il n'arriva jamais au pays du Matin calme. Après un voyage de trois ans à travers la Chine, où se multiplièrent les contrariétés, les difficultés, les contretemps et les tracasseries administratives, il mourut le 20 octobre 1835, alors qu'il touchait au but de son voyage.

La relation de Barthélemy Bruguière se présente sous la forme d'une longue lettre écrite sur sa demande à son ami Benoît Bousquet, vicaire général et chanoine d'Aire. Comme les auteurs de relations antérieures, celles des témoins directs, Gervaise (1688) ou La Loubère (1691), ou celles des compilateurs qui noircissaient du papier sur le sujet sans avoir jamais mis les pieds dans le royaume, Delisle (1684), La Harpe (1751) ou Turpin (1771), Bruguière se proposait de faire un vaste tour d'horizon du royaume de Siam, tant dans ses aspects physiques que dans ses aspects humains. Histoire, géographie, flore, faune, climat, religion, mœurs, coutumes, justice, gouvernement, politique, etc., le projet était ambitieux, et enrichi encore par une notice sur la langue siamoise, langue que, manifestement, le missionnaire ne maîtrisait pas parfaitement, même s'il affirmait doctement : Le siamois est une langue pauvre, qui n'a que très peu de mots.

Lorsqu'il rédigea sa relation, datée de Bangkok 1829, Barthélemy Bruguière n'était au Siam que depuis deux ans. C'était peu, sans doute, pour dominer parfaitement le sujet, mais, après tout, La Loubère avait publié en 1691 deux gros volumes sur un royaume dans lequel il n'avait séjourné que trois mois. En outre, formé aux lettres et à la philosophie, Bruguière n'avait quasiment aucune compétence scientifique dans aucun domaine, on ne s'étonnera donc pas, malgré son intention de ne rien dire d'incertain ou de douteux, de la naïveté de certains de ses propos, comme par exemple de sa croyance en l'existence des licornes, opinion à laquelle bien peu adhéraient encore en cette première moitié du XIXe siècle. Ainsi, écrivait-il, la licorne n'est pas un animal fabuleux, comme certains philosophes l'avaient insinué pour contredire l'Écriture sainte ; c'est un animal réel et d'une espèce différente de tous les autres. Argumentum ad vercundiam, argument d'autorité qui fait dire aux créationnistes aujourd'hui que l'univers fut créé voilà seulement 6 000 ans, parce que c'est écrit dans la Bible, ou que la terre est plate, parce que c'est écrit dans le Coran ; argument auquel se soumettra, avec un brin d'ironie, Ambroise Paré dans son Discours sur la licorne : Et certes, n'était l'autorité de l'Écriture sainte, à laquelle nous sommes tenus d'ajouter foi, je ne croirais pas qu'il fût des licornes (9). C'était en… 1582.

On ne saurait reprocher à Barthélemy Bruguière d'avoir partagé les préjugés de son temps, et cette forme de paternalisme teinté de racisme qui justifiait les entreprises colonialistes des Européens. Les Siamois, c'est bien connu, sont de grands enfants, un rien fixe leur attention, et un rien les distrait. Tout leur plaît, et ils demandent tout, depuis les objets les plus précieux jusqu'aux choses de la moindre valeur. Ils sont sales, ils construisent leurs maisons sur un tas de boue. Ils vivent au milieu des cochons, dont les ordures accumulées exhalent une odeur infecte. Ils s'entassent dans des cabane de paille ou de roseaux, père, mère, aïeux, enfants, et de plus tous les animaux domestiques. Ils sont ignorants, paresseux, égoïstes, ce n'est pas parmi les infidèles qu'il faut chercher des actes de dévouement héroïque pour ses semblables, ils sont vicieux et voleurs, car c'est bien connu encore, le christianisme seul fait des hommes vraiment vertueux.

Mais dans ses considérations sur la religion des Siamois, Bruguière révèle une face peu attachante de sa personnalité : celle d'un homme intolérant et borné, d'un esprit enfermé dans ses certitudes, aux limites du fanatisme, et qui eût peut-être fait en d'autres temps et sous d'autres cieux un redoutable inquisiteur. Dès les premières lignes, le ton est donné : Avant de parler des mœurs et des usages des Siamois, j'ai jugé convenable de vous donner une idée de leur religion, mais je dois vous exhorter d'avance à avoir du courage, car il faut en avoir pour soutenir la lecture de toutes les absurdités et de toutes les extravagances que je vais écrire. Barthélemy Bruguière, avec une évidente malhonnêteté intellectuelle, consciente ou non, ne cherche ni à expliquer, ni même à comprendre. Son but est plutôt de ridiculiser, de présenter un système absurde et incohérent en alignant bout à bout une multitude d'informations disparates recueillies ça et là, fragmentaires, parfois erronées, souvent mal comprises et mal assimilées, et oubliant peut-être – ou ce qui est pire, n'en ayant pas conscience – que la conception virginale de Jésus-Christ ou le sublime galimatias (10) du dogme de la sainte Trinité étaient des notions aussi saugrenues pour un Siamois que celles du nirvana ou du karma pour un chrétien. Si la trentaine de pages indigestes qu'il consacre à la religion n'apportent pas grand-chose au lecteur quant à la connaissance du bouddhisme, elles témoignent en revanche de la regrettable étroitesse d'esprit de leur auteur. Quelques années plus tard, Jean-Baptiste Pallegoix publiera une étude autrement sérieuse, honnête et documentée du système bouddhiste siamois dans sa Description du royaume thaï ou Siam.

La lettre de Barthélemy Bruguière a été publiée à Lyon dans les Annales de l'Association de la Propagation de la Foi n° 25 de juillet 1831 et n° 26 d'octobre 1831, tome 5, pages 63 à 144 et 149 à 215. Les passages consacrés à la seule histoire naturelle ont été republiés en 1845 dans la Revue de l'Orient, bulletin de la Société Orientale, tome VII, pp. 24 à 38. Ils y étaient ainsi présentés : Ces détails curieux sur l'histoire naturelle d'un pays encore si peu connu sont extraits de la correspondance d'un missionnaire qui est mort au moment où, revêtu de la dignité épiscopale, il allait pénétrer en Corée. C'était sans doute un observateur plus sincère et véridique que savant ; mais ses notes sont précieuses, et peuvent être consultées avec fruit par les naturalistes. Nous n'avons pas cru devoir y rien ajouter.

Une traduction anglaise de cette relation a été publiée en 1844 dans le Chinese Repository d'avril 1844 (pp. 169-217), et une autre, plus récente et annotée, a été réalisée par Kennon Breazeale et Michael Smithies sous le titre Description of Siam in 1829, publiée dans le Journal of the Siam Society, vol. 96, 2008, pp. 73-173. Cette traduction est précédée d'une biographie de Barthélemy Bruguière (pp. 51-72) signée Kennon Breazeale. On pourra en outre trouver le journal du voyage en Corée que Bruguière effectua entre 1832 et 1835 dans l'Histoire de l'Église de Corée de Charles Dallet, 1874, tome II, pp. 23-84.

Nous avons divisé le texte en chapitres, et nous nous sommes efforcés de l'éclairer par quelques notes.

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I. Géographie - Climat

NOTES

1 - Cité par Alain Forest : Les missionnaires français au Tonkin et au Siam (XVIIe-XVIIIe siècles, 1998, I, p. 303, note 8. 

2 - Reproduite dans les Annales de l'Association de la Propagation de la Foi, 1831, tome V, p. 41. 

3 - Mémoires de Paul Aumont, cités par Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, II, p. 54. 

4 - Voyage de Siam des pères jésuites, 1686, pp. 422-423. 

5 - Pierre-Joseph d'Orléans, Histoire de Monsieur Constance, Premier ministre du roi de Siam, et de la dernière révolution de ces États, 1690, p. 218. 

6 - Le département avait été créé pendant la Révolution française, le 4 mars 1790. 

7 - Description du royaume thaï ou Siam, 1854, II, p. 287. 

8 - Lettre du 19 mai 1829, Annales de l'Association de la Propagation de la Foi, 1831, tome V, p. 43-44. 

9 - Discours d'Ambroise Paré, Conseiller et Premier chirurgien du roi, 1582, p. 30. 

10 - Voltaire, Dictionnaire philosophique, article Trinité. 

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12 septembre 2019