Mercure Galant de décembre 1686.
2ème partie. Le château de Sceaux. Départ pour la Flandre. Saint-Denis. Beaumont. Beauvais. Breteuil. Amiens. Doullens. Arras.

Page du Mercure Galant

Lorsque les ambassadeurs allèrent la première fois à Sceaux, ils virent une galerie que M. de Seignelay faisait bâtir dans son jardin, et qui n'était pas encore achevée. Elle leur parut si belle qu'ils témoignèrent grande envie de la revoir quand le bâtiment serait fini. Il se trouva fait lorsqu'ils étaient sur le point de partir pour la Flandre, de sorte que la saison étant encore belle, ils allèrent à Sceaux avant leur départ. Voici en quoi consiste cette galerie. C'est une grand bâtiment en aile isolée séparé du château en entrant à main gauche. Il a de longueur 44 toises sur 5 dans œuvre et 6 sous clé. Il est flanqué au-dehors par trois avant-corps à chaque grande face, au milieu desquelles sont trois portes cintrées. Ces avant-corps sont ornés de frontons triangulaires et aux deux bouts il y a de pareilles portes de dix pieds et demi de longueur, sur environ le double de leur hauteur. La face qui regarde le midi a dix grandes croisées, outre des trois portes. La décoration extérieure est de pierre de refend, le comble de cette galerie est brisé, la décoration du dedans est un lambris de cadres qui renferment des tableaux et des panneaux de glaces. La voûte en est de panneaux, et est portée par une corniche ornée de sculpture. Cette galerie est pavée de marbre noir et blanc et du dessin de M. Mansart, c'est un des plus beaux et des plus vastes morceaux d'architecture qu'il soit possible de voir.

Les ambassadeurs s'y promenèrent longtemps, et quoi qu'elle ne fût pas encore tout à fait meublée, ils ne laissèrent pas d'y remarquer de très belles choses. Il reconnurent des tableaux dont ils avaient vu de pareils à Fontainebleau, ainsi que plusieurs ouvrages de M. le Brun. M. de Seignelay était alors à Fontainebleau, et personne n'avait été averti à Sceaux que les ambassadeurs y dussent aller, cependant on les y reçut très bien et l'on fit jouer toutes les eaux, auxquelles ils prirent beaucoup de plaisir, quoiqu'ils les eussent déjà vues. Cela leur donna occasion de parler des beautés de la France. Le second ambassadeur dit que le roi de Siam avait laissé à son choix de venir en France, ou de retourner à la Chine où il avait déjà été ambassadeur, mais qu'encore que le voyage fût beaucoup plus long et plus dangereux, il avait mieux aimé venir voir cette France que l'on vantait tant, et il en parla d'une manière qui fit connaître que la France était beaucoup plus considérable que l'empire de la Chine. Je vous ai déjà marqué que cet ambassadeur est un homme fort sincère, et qui en disant son sentiment n'a point d'égard au pays où il est. Il ajouta à ce que je vous ai déjà dit de la comparaison qu'il a faite de la France et de la Chine qu'à l'égard d'apprêter les viandes et du nombre des plats et des services, ces deux puissant états avaient assez de rapport, mais qu'à l'égard des cérémonies, des audiences publiques, celles qui avaient été observées à l'audience qu'ils avaient eue du roi étaient beaucoup plus grandes et plus remarquables. Il dit enfin que si les Chinois avaient d'aussi belles choses qu'il y en a en France, il était persuadé qu'ils les feraient voir.

Le lendemain, qui était la veille de leur départ pour Flandres, M. de Lagny (1), le fils dont le soins et l'habileté sont si utiles à MM. de la Compagnie d'Orient, porta de la part du roi aux trois ambassadeurs six longues vestes, les unes de brocart d'or, et les autres d'argent, avec autant de bonnets, de manière que chaque ambassadeur avait deux bonnets et deux vestes, l'une doublée d'hermine, et l'autre de martre. Il y avait aussi des manchons, et même des rubans pour les pendre. Ce présent était pour les garantir du froid pendant le voyage qu'ils allaient faire. Les ambassadeurs demandèrent où était alors le roi. On leur répondit que Sa Majesté était à Fontainebleau. Ils s'informèrent de quel côté était Fontainebleau, et ils ne l'eurent pas plutôt appris qu'ils se tournèrent du côté qu'on venait de leur marquer, et firent trois profondes inclinations les mains jointes, comme pour remercier le roi de ce présent. Ils firent ensuite de grandes honnêtetés à M. de Lagny, qu'ils retinrent à dîner, ainsi qu'à M. Le Brun qu'ils firent aussi dîner avec eux, en lui donnant toujours de grandes louanges, et l'appelant le Roi des peintres et le Père des arts.

Ils partirent le lundi 14 octobre, et allèrent dîner à Saint-Denis, ville de l'Île-de-France, à deux lieues de Paris. Vous savez qu'elle est très considérable par une abbaye de bénédictins, qui est le lieu de la sépulture de nos rois. Il y a plusieurs autres églises dans la ville, paroisses et monastères. Le roi Henri Ier y fit assembler un grand nombre de prélats en 1053 pour se trouver à l'ouverture de la châsse de saint Denis, sur ce qu'il s'était ému quelque temps auparavant dans une fameuse dispute entre les religieux de cette abbaye et ceux de Saint Hunnerian de Ratisbonne (2). Ces derniers avaient fait courir le bruit qu'ils avaient le corps de Saint Denis aréopagite (3), et qu'il leur avait été donné par le roi Arnoul. L'ouverture de la châsse du saint ayant été faite en présence de ces prélats assemblés, on y trouva son corps tout entier, à la réserve d'un bras, que le pape Étienne III avait emporté à Rome.

Quoique les ambassadeurs ne dussent s'arrêter à Saint-Denis que pour y dîner, ils ne laissèrent pas de voir le trésor et les tombeaux de ceux de nos rois dont les corps sont dans l'église de l'abbaye. Je ne vous répète point ce que c'est que le trésor ; il y a peu de personnes en France qui ne l'aient vu, et d'ailleurs on a fait imprimer plusieurs livres qui ne sont remplis que ce qu'il contient. Les ambassadeurs s'attachèrent particulièrement à regarder les pierreries. Ils en examinèrent plusieurs, et mirent même de la lumière derrière quelques-unes, qui étaient enchâssées de manière qu'elle pouvaient être vues des deux côtés, et ils en trouvèrent une que la lumière ainsi mise faisait paraître d'une autre couleur. Il y a quantité de choses dans ce trésor que nous sommes obligés de révérer et que la religion nous rend précieuses, mais comme elles ne devaient pas les toucher, on peut dire qu'ils en virent quantité auxquelles ils ne s'arrêtèrent pas. On remarqua même qu'encore que le beau travail, l'or et les pierreries les attachassent beaucoup, ils sont tellement frappés de tout ce qui a du rapport au roi, qu'ils regardèrent avec beaucoup plus d'attention et de plaisir les ornements royaux qui sont conservés dans le même lieu qui enferme le trésor.

Les figures qui ornent les tombeaux des rois leur parurent merveilleuses. Ils en trouvèrent les bas-reliefs fort beaux, mais surtout ceux qui sont autour du tombeau de François Ier où l'on voit plusieurs batailles (4). Cet ouvrage qui a des beautés pour toutes les personnes qui le voient, en a beaucoup davantage pour ceux qui ont une parfaite connaissance des beaux-arts. Ils considérèrent attentivement le tombeau de feu M. de Turenne, et quoiqu'il leur parût par lui-même très digne de leur curiosité, ils en admirèrent encore moins la magnificence qu'ils ne firent la reconnaissance du roi qui paraissait avec tant d'éclat pour un illustre sujet, dans ce monument que Sa Majesté avait fait élever à ses dépens (5). Ils dirent que ce monarque prenait tant de plaisir à faire du bien et à honorer le vrai mérite, qu'il n'épargnait rien pour faire vivre la mémoire de ceux qui n'avaient point épargné leur sang pour lui, et que cette manière d'agir, en étant l'ardeur de tous ses braves sujets, il était impossible qu'il ne fût toujours vainqueur. Ils examinèrent la hauteur, la longueur, et la largeur de l'église et sortirent après avoir remercié les pères bénédictins qui avaient pris soin de leur faire voir toutes ces choses.

Ils allèrent le même jour coucher à Beaumont (6). C'est une ville dans l'Île de France avec titre de Comté. Sa situation est sur le penchant d'une colline qui s'étend jusqu'au bord de la rivière d'Oise, qu'on y passe sur un beau pont. Au haut de cette colline est un château ruiné. La ville n'a de remarquable qu'une belle rue et la paroisse avec doyenné. La maison des anciens comtés de Beaumont sur Oise a été autrefois fort renommée. Ce comté fut réuni à la couronne en 1371 par la mort de Philippe duc d'Orléans qui ne laissa point de postérité. Il était frère du roi Jean qui le lui avait donné, et qui l'avait eu par traité passé avec Charles VIII le Mauvais, petit fils de Louis de France comte d'Evreux, auquel Philippe le Hardi son père l'avait donné.

Comme j'ai beaucoup de choses à vous dire des places que le roi a conquises, et que le voyage des ambassadeurs en Flandre n'a été entrepris que pour les voir, je ne vous parlerai que légèrement des villes où ils n'ont été que parce qu'il fallait qu'ils y passassent pour arriver à celles où les curiosité les attirait. Beaumont est de ce nombre. Ainsi j'ajouterai seulement à ce que je viens de vous en dire que les ambassadeurs y furent harangués par Messieurs de ville qui leur firent les présents de vin accoutumés. Les présents sont toujours les mêmes dans toutes les villes, et ne changent point (7). On peut y augmenter quelque chose quand quelque raison particulière engage à cela, comme vous verrez dans la suite, mais ces présents n'étant jamais considérables, chez les autres nation non plus qu'en France, doivent moins être regardés comme des présents que comme des marques d'un hommage qu'on rend à ceux à qui on les offre, et c'est en quoi ils méritent qu'on les considère. Je vous dirai encore avant que de pousser cette relation plus loin, que soit dans les villes, soit dans les villages, la table des ambassadeurs a toujours été servie comme elle l'est à Paris, par le maître d'hôtel qui en a soin, et par les mêmes officiers, sans que la difficulté de trouver à la campagne tout ce qu'on souhaite, et même l'embarras d'une marche continuelle, aient servi de prétexte pour la servir avec moins de magnificence, de sorte que dans les ville où ces ambassadeurs ont passé lorsqu'ils ont été manger chez quelques gouverneurs ou autres commandants, ce n'a été que dans le dessein de leur faire honneur, puisque leur table ayant été servie partout avec autant d'abondance que de propreté, on peut dire qu'ils ont eux-mêmes tenu table dans tous les lieux où ils ont passé, et qu'on est venu beaucoup plus souvent manger chez eux qu'ils n'ont été chez les commandants des lieux où ils ont fait quelque séjour. Ils étaient même toujours les premiers à prier qu'on vînt manger avec eux afin de faire honneur à la table de Sa Majesté.

Le 15, ils dînèrent à Tillard (8), et couchèrent à Beauvais. C'est une ville fort considérable sur le Thérain, dans le gouvernement de l'Île de France, et la capitale du petit pays, dit le Beauvoisis. Elle a baillage, présidial et évêché, et fut soumise aux Français sous Clovis. Tous les auteurs demeurent d'accord qu'elle n'a jamais été prise, c'est ce qui fait que quelques-uns la surnomment la Pucelle. Les Anglais l'attaquèrent inutilement en 1443 aussi bien que Charles le Téméraire, dernier duc de Bourgogne, en 1472. Cette ville est très agréable, assez bien bâtie, et entourée de fosses remplies de l'eau de la rivière de Thérain, dont une partie sert aux ouvriers qui y font diverses étoffes. Les rues en sont grandes et belles, et les étrangers admirent le marché qui passe pour un des plus grands et des plus beaux du royaume. Le chœur de l'église de Saint-Pierre, sa cathédrale, est un ouvrage admirable. Cette église est illustre par le trésor des reliques qu'elle possède, par sa bibliothèque, et par son chapitre composé de 6 dignités, de 42 chanoines, de 6 demi-prébendes, et 4 prébendes, de 4 marguilleries, et d'autres chapelains, chantres, etc. Tous ces bénéfices sont conférés par l'évêque. Le doyen seul est élu par le chapitre. Il y a encore dans Beauvais 6 églises collégiales, 13 paroisses, et grand nombre d'autres maisons ecclésiastiques et monastères, avec les abbayes de Saint-Symphorien, de Saint-Lucien et de Saint-Quentin. Le palais épiscopal est très fort et bien bâti. Le comte de Beauvais faisait autrefois partie de celui de Vermandois, qui fut uni au comté de Troyes. Eudes Ier, comte de Blois, fut père d'Eudes II qui lui succéda. Roger, son cadet, fut évêque de Beauvais en 996. Il avait eu Sancerre en Berry pour sa part de l'héritage de sa Maison, et il l'échangea avec son frère pour le comté de Beauvais, qu'il donna à son Église. Ainsi l'évêque de cette ville est le véritable comte patrimonial de Beauvais, et en cette qualité il est le premier des comtes pairs ecclésiastiques et seigneur temporel et spirituel de la ville et du domaine du comté. Toute la bourgeoisie était sous les armes lorsque les ambassadeurs y entrèrent, et sitôt qu'ils furent arrivés, ils reçurent les compliments et les présents ordinaires. L'empressement fut grand pour les voir souper, et les plus belles personnes de la ville s'en étant fait un plaisir, les ambassadeurs s'en firent aussi un de les régaler de ce que leur dessert avait de plus beau et de leur faire des honnêtetés.

Le lendemain 16, M. de Ménars, Intendant de justice, vint leur faire compliment (9). Ils furent ravis de le voir, non seulement à cause du rang qu'il tient, et du mérite de sa personne, dont ils avaient entendu parler, mais aussi parce qu'il est parent de M. de Seignelay, tout ce qui regarde cette famille étant d'une grande considération auprès d'eux. Ils allèrent ensuite à l'église cathédrale, où ils furent reçus et complimentés par le chapitre assemblé, qui leur parut fort nombreux, et dont ils furent extrêmement satisfaits, ce qu'ils marquèrent dans la réponse et dans les remerciements qu'il lui firent. Ils virent toute l'église, et entrèrent dans le chœur, qui leur parut d'une très grande beauté. Au sortir de l'église, ils trouvèrent les grenadiers du roi, qu'ils avaient vu le jour précédent, lorsqu'ils étaient entrés dans la ville. M. Riotot, qui les commande (10), les avait fait monter à cheval et était à leur tête. Il leur fit faire des choses que ceux qui ne les avaient pas encore vues avaient jusque-là cru impossibles, puisque toutes les évolutions et tous les mouvements de l'infanterie la plus adroite et la mieux exercée peut faire, ils les firent à cheval, ainsi que plusieurs décharges de fusil, après quoi ils jetèrent quantité de grandes. On ne peut rien ajouter à l'adresse et à l'air tout martial de cette compagnie, ni donner trop de louanges à M. Riotot, et si je ne m'étends pas davantage sur cet article, c'est que je n'en saurais assez dire au gré de tous ceux qui ont été témoins de ce spectacle guerrier. On peut aisément juger du plaisir qu'y prirent les ambassadeurs.

Ils partirent ce jour-là pour aller coucher à Breteuil, et ils y furent reçus suivant la grandeur du lieu. Je crois que pour parler de ces sortes de réceptions, il suffit de louer le zèle des habitants.

Breteuil est une petite ville dans la haute Normandie, sur la rivière d'Iton, entre l'Aigle, Évreux et Verneuil. Henri II l'ayant donnée à Robert de Montfort, ami de sa sœur, la vendit en 1210 à Philippe Auguste, roi de France. Charles, roi de Navarre, dont cette ville était devenue le partage, la céda en 1410 au roi Charles VII qui lui donna d'autres terres. Le divertissement que prirent en ce lieu-là les ambassadeurs fut de jeter des grenades qu'ils avaient apportées de Beauvais, où ils les demandèrent lorsqu'ils virent faire l'exercice aux grenadiers.

Le 17, ils dînèrent dans un château qui appartient à M. Descerteaux, gendre de Mme la nourrice du roi (11), et qui est sur le chemin qui conduit à Amiens. Ce lieu leur parut fort agréable. Ils tirèrent au blanc dans le jardin, avec des fusils et des pistolets. La noblesse des environs vint les voir dîner, et en reçut beaucoup d'honnêtetés.

Il arrivèrent à Amiens le soir de ce même jour, et ils y trouvèrent la bourgeoisie sous les armes. Ils furent reçus au bruit de vingt volées de canon. C'est le nombre de coups qui était porté par les ordres du roi. Ainsi, quand je parlerai du canon qu'on a tiré dans toutes les villes où ils ont passé, vous vous souviendrez que l'on a toujours tiré vingt coups, soit en entrant, soit en sortant. C'est un usage établi, et toutes les fois que les ambassadeurs entrent dans des citadelles, ou qu'ils en sortent, on tire ce même nombre de coups, les citadelles ayant été mises sur le pied des places dont elles portent le nom.

Amiens est la capitale de Picardie. C'est une ville considérable et fort ancienne sur la rivière de Somme. Plusieurs empereurs, savoir Constantin, Constant, Julien, Valentinien, Valens, Gratien et Théodose la choisirent pour le lieu de leur séjour dans les Gaules. César y avait fait auparavant un magasin pour son armée, et Antonin le Débonnaire et Marc Aurèle, son fils, avaient contribué à l'orner. Edouard III, roi d'Angleterre, y rendit hommage au roi Philippe de Valois le 6 juin 1329 pour le duché de Guyenne et le comté de Ponthieu, en présence des rois d'Aragon, de Navarre, de Bohème et de Majorque. Les Espagnols la surprirent par stratagème en 1597 et Henri IV, qui la reprit peu de temps après, y fit bâtir une citadelle, qui passe pour une des plus régulières de l'Europe. La ville est fort renommée et de grandes rues, de belles maisons, et des places qu'on estime, parmi lesquelles sont celles des Fleurs et du Grand marché. Les rempart y font une promenade agréable, à cause des allées d'arbres qu'on y a plantées. Il y a généralité, présidial et baillage. L'évêché est suffragantQui dépend de tel archevêque, en parlant d'un évêque. (Dictionnaire de l'Académie française, 8ème édition). de Reims. L'église cathédrale de Notre-Dame est une des plus belles et des mieux ornées du royaume. On y conserve le chef de saint Jean-Baptiste. Wallon de Sarton, gentilhomme de Picardie, qui s'était croisé pour le voyage d'outre-mer, s'étant trouvé en 1204 à la prise de Constantinople, en remporta cette précieuse relique, qu'il donna à l'église d'Amiens, où il avait un frère chanoine. Il y a encore dans la ville d'autre belles églises, avec diverses maisons ecclésiastiques et religieuses et un collège de jésuites.

Les bourgeois, qui comme je viens de vous marquer, étaient sous les armes, conduisirent les ambassadeurs tambour battant jusqu'à la porte du lieu qui avait été destiné pour leur logement. On y posa une garde peu de temps après. M. Fournier, Premier d'Amiens, accompagné des échevins, précédés et suivis de tous les officiers de la ville, leur vint faire compliment, et offrit les présents ordinaires. Il fit d'abord un éloge du roi du Siam, et dit qu'ils respectaient ce monarque dans la personne de ses ambassadeurs, et que le bon accueil que Sa Majesté leur avait fait suffisait pour leur faire connaître la grandeur de leur mérite, dont ils avaient déjà ouï parler si avantageusement. Il parla ensuite de l'abondance de biens que le commerce produit, et souhaita une longue et heureuse vie au roi de Siam, beaucoup de prospérité à tout son État, et la joie d'un heureux retour à leurs excellences. Les ambassadeurs les remercièrent avec l'esprit et l'honnêteté qui leur est ordinaire, et marquèrent qu'il se souviendraient de leur bonne réception.

Je vous ai dit que M. le Premier d'Amiens porta la parole. Ce nom de Premier peut vous être nouveau. Nous disons ici prévôt des marchands ; en d'autres villes, on dit Premier, en d'autres, Major, et il y en a qui emploient encore d'autres noms, pour marquer la première dignité de leur ville. Ainsi, sous quelque nom que je vous parle de ceux qui auront porté la parole, vous devez croire qu'elle aura été portée par celui qui est à la tête du corps de ville, à moins que par quelques raisons particulières la ville n'en nomme d'autres, ce qui arrive quelquefois dans le pays d'Etats, et ce qui se fit à Arras, comme vous le verrez dans la suite.

Le lendemain 18, les compagnies de bourgeois étant encore sous les armes, conduisirent les ambassadeurs à l'église cathédrale, afin d'arrêter une foule incroyable de peuple qui s'empressait pour les voir. Tout le clergé les reçut et les conduisit jusqu'au chœur, après leur avoir fait compliment. Lorsqu'ils eurent considéré l'admirable structure de cette église, ils passèrent à l'évêché, dont ils traversèrent tous les appartements accompagnés de M. l'évêque, qui les entretint toujours avec l'esprit dont il a si souvent donné d'éclatantes marques (12), et par ses discours publics, et par ses ouvrages imprimés. Au sortir de l'évêché, les ambassadeurs voulurent retourner à l'église, afin d'examiner encore toutes le beautés, et surtout la hauteur et la délicatesse de la voûte, et ils dirent que c'était une des plus belles choses qu'ils eussent vues en France. Ils montèrent ensuite en carrosse, et sortirent de la ville au bruit du canon des remparts, et celui de la citadelle.

Suivant la route qui avait été arrêtée, on devait aller coucher d'Amiens à Arras, mais le temps se trouva si mauvais et les chemins si rompus, qu'on jugea à propos d'aller dîner et coucher à Dourlans (13). Ainsi quand cette ville-là ne se serait pas si bien acquittée de son devoir que les autres, on n'aurait pas sujet de s'en plaindre. Cependant les ambassadeurs ont eu tout lieu d'en être contents. Dourlans est une place forte en Picardie vers les frontières d'Artois, sur la rivière d'Authie. Elle fut autrefois aux comtes de Ponthieu. Guillaume II, marié en 1195 à Alix de France, fille du roi Louis VII, eut Marie Comtesse de Ponthieu, qui donna son droit sur Dourlans au roi Louis VIII. Charles VII l'aliéna à Philippe le Bon, duc de Bourgogne, par le traité d'Arras de l'an 1435, et il fut racheté en 1463. Antoine de Bayencourt ayant eu la ville de Dourlans en don, le procureur du roi la fit saisir en 1559 et ensuite réunir à la couronne, comme étant du domaine royal. Les ambassadeurs, en arrivant, virent d'abord un gros escadron, que M. Sero (14), Lieutenant du roi, fit aller au-devant d'eux. On les reçut au bruit du canon. La garde se trouva postée devant leur logis, et ils furent complimentés au nom de la ville, qui leur envoya les présents accoutumés. Ils donnèrent ce soir-là pour mot : Prospérité de voyage. Ce mot convenait bien, en ce que cette ville étant la première place forte où ils avaient trouvé garnison, il semblait que leur voyage commençât par là. Ils auraient toutefois trouvé Amiens bien rempli de troupes, mais depuis que les conquêtes du roi ont reculé les frontières, ce monarque a l'avantage d'avoir mis presque dans le cœur de son royaume des places fortes, lesquelles par cette raison n'ont plus besoin d'être gardées. Les ambassadeurs visitèrent les remparts avec beaucoup d'exactitude, aussi bien que la citadelle. Ils marquèrent toute la considération possible pour Mme la Lieutenante du roi, dont le mari soupa avec eux, et firent aux dames qui les virent manger les civilités qui leur ont acquis tant de bienveillance partout où ils ont passé.

Le 19 ils dînèrent à Sarbret (15), et ce qu'il y a de surprenant, c'est qu'encore qu'il n'y eût en cet endroit qu'une seule maison, destinée seulement pour la poste, et dans laquelle il n'y a que des chevaux, les ambassadeurs y furent servis avec la même magnificence qu'à paris, ce qui dans un petit lieu où l'on ne peut rien trouver, sembla tenir de l'enchantement. Les services paraissaient presque aussi grands que la maison, ce qui fit dire au premier ambassadeur que tout contribuait à faire voir la magnificence du roi.

Ils partirent ensuite par Arras, capitale de l'Artois sur la rivière de Scarpe. C'est une ville dont les fortifications sont très régulières. Elle est fort ancienne, et était la première du comté de Flandre, quand Charles le Chauve la donna en dot à Judith sa fille, que Baudoin dit Bras-de-Fer, comte de Flandre, épousa en 863. Elle fut réunie à la France avec tout l'Artois en 1180 par le mariage de Philippe Auguste avec Isabelle de Hainaut, fille de Baudoin V. Le chapitre de l'église cathédrale de Notre-Dame est composé de 40 chanoines, et de 52 chapelains. L'évêque d'Arras est suffragant de Cambrai. Il y a encore d'autres belles églises, la célèbre abbaye de Saint Vaast, et un collège de jésuites. Cette ville fut livrée à Maximilien Ier en 1493 et enfin soumise aux Français en 1640.

Les ambassadeurs arrivèrent sur les trois heures à une demi-lieue de cette place. La cavalerie qui était allée au devant d'eux, les y attendait. Elle était composée de douze compagnies du régiment de Kœnigsmark (16) de 40 maîtres chacune. M. Mullot, premier major du régiment, les commandait. Lorsque les ambassadeurs approchèrent, il les fit saluer de l'épée par toute cette cavalerie, qui précéda ensuite leur carrosse. Ils trouvèrent à la barrière de la contrescarpe M. le comte de Villeneuve, lieutenant du roi d'Arras, et qui commande en l'absence de M. le comte de Nancré qui en est gouverneur. Il était accompagné de tous les officiers majors. Il leur témoigna la joie qu'il avait de pouvoir leur rendre tous les honneurs que sa Majesté lui avait ordonné de leur faire. Ils répondirent à ce compliment de la manière la plus honnête et qui pouvait mieux marquer leur reconnaissance. Il entrèrent ensuite dans la ville au bruit du canon, et au travers d'une double haie d'infanterie. Elle était composée du régiment de Pfyffer (17), qui avait la droite, et de quatre compagnies du régiment de Stoup le jeune (18) qui était à gauche à la tête desquelles était M. Lister, capitaine du régiment. Les ambassadeurs saluèrent toutes les dames qui étaient aux fenêtres pour les voir passer. Toute l'infanterie les salua de la pique. Pendant ce temps, le carillon de la ville se faisait entendre, et l'on sonna une cloche appelée Joyeuse, parce qu'on ne la sonne jamais que pour des sujets de réjouissance.

Quand la tête de la cavalerie eut atteint la queue de la garde, à la tête de laquelle était M. Courtet, capitaine de Pfyffer, elle s'ouvrit, et forma deux haies pour laisser passer leurs carrosses. M. le comte de Villeneuve les reçut à la porte de leur logis, et les conduisit dans leur chambre, où il entra seul avec M. Storf et les officiers majors. On lia conversation en attendant MM. les magistrats. Les ambassadeurs se servirent de ce temps pour demander combien il y avait de feux et d'habitants dans Arras, et de quelle grandeur était la ville, dont ils marquèrent souhaiter le plan. Le père recteur des jésuites vint pendant ce temps-là, et leur témoigna sa reconnaissance que toute la compagnie avait du bon accueil que le roi de Siam faisait aux jésuites dans son royaume. L'ambassadeur lui répondit que le roi son maître les estimait beaucoup, et qu'ils n'en pouvaient douter, puisqu'il en demandait encore. MM. les magistrats étant ensuite arrivés, les ambassadeurs se levèrent de leurs fauteuils et après qu'ils les eurent salués à leur manière pour répondre à leur salut, M. Palisot d'Incourt, Conseiller de Ville et député général et ordinaire des États d'Artois pour ce tiers état, leur parla de cette sorte :

Messeigneurs,

Cette ville d'Arras a toujours été si jalouse d’exécuter les ordres du roi, qu'elle les a toujours reçus avec autant d'empressement que de soumission. Ceux que Sa Majesté nous donne aujourd'hui, de vous honorer avec une distinction tout singulière, sont si précis et si positifs que nous avons juste sujet de craindre que nos efforts ne soient aussi vains là-dessus, que nos volontés sont sincères et toutes remplies de ce zèle qui a toujours fait toute l'âme et tout l'esprit de notre obéissance. En effet, Messeigneurs, ce grand roi ne pouvait pas publier avec plus d'éclat l'estime qu'il fait de votre monarque et de vos personnes, qui charmées de la gloire qu'il s'est acquise dans les expéditions de guerre et de la sagesse de sa conduite dans la paix, avez bien voulu traverser tant de mers et suivre, pour ainsi dire, le cours du soleil, pour voir un prince qui par la rapidité de ses victoire sait le mieux imiter le mouvement de ce bel astre, qu'il prend pour sa devise. Vous ressemblez en cela à l'excellente princesse Nicaulis, reine d'Égypte et d'Éthiopie, laquelle ayant entendu parler de la vertu et de la sagesse de Salomon, désira de voir de ses propres yeux si ce que la renommée publiait de lui était véritable. Elle ne craignit point pour cet effet d'entreprendre un long voyage, et après avoir été remplie d'étonnement de voir dans ce prince une capacité si extraordinaire, et tant de merveilles dans son royaume, elle ne pût s'empêcher de s'écrier : Probavi quod media pars mihi nuntiata non fuerit, maior est sapientia et opera tua quam rumor quem audivi (19). Ainsi, Messeigneurs, nous ne doutons pas qu'après que vous aurez admiré l'esprit de Louis le Grand, qui est le Salomon de notre siècle, dans la grandeur et la magnificence de ses bâtiments, dans l'économie de sa Maison, dans le bel ordre de ses troupes nombreuses tant sur mer que sur terre, dans le nombre infini de ses surprenantes conquêtes, dans la régularité des fortifications de ses places, et en un mot dans tout le reste de sa conduite, vous ne rapportiez fidèlement à votre souverain seigneur, que le bonheur de notre auguste monarque surpasse de beaucoup tout ce que vous vous en étiez imaginé, et qu'il faut l'avoir vu pour le pouvoir croire. Au reste, Messeigneurs, nous ne pouvons mieux répondre aux commandements de Sa Majesté, qu'en vous suppliant très humblement de nous honorer des vôtres, et d'agréer ces petits présents que nous vous apportons pour marque qu'il n'y a rien dans la ville qui ne soit entièrement à votre disposition, et que nous sommes avec tout le respect dont nous sommes capables,

Messeigneurs,

Vos très humbles et très obéissants serviteurs.
     Les majors et échevins de la ville d'Arras.

L'ambassadeur répondit que le roi son maître était un grand monarque, qui ayant entendu parler de la grandeur du roi de France, de ses conquêtes, et de ses manières toutes généreuses, avait envoyé il y a quelques années des ambassadeurs pour lui demander son amitié, mais que ces ambassadeurs ayant vraisemblablement péri, puisqu'on n'en avait point entendu parler, Sa Majesté siamoise, impatiente de voir son désir accompli, les avait de nouveau envoyés en France, non pour aucun intérêt ni pour traiter d'affaires, puisque l'on doit être assez persuadé que ces deux grands rois n'en ont point à démêler ensemble, mais uniquement pour l'honorer et pour lui marquer avec quel empressement le roi de Siam recherche son amitié. Ils ajoutèrent qu'ils avaient beaucoup d'obligation au roi de la réception qu'il avait ordonné qu'on leur fît dans toutes les villes où ils avaient passé, et qu'ils remerciaient en particulier M. d'Arras de l'honneur et des présents qu'il leur faisaient.

Cette réponse fit connaître qu'ils avaient compris le sens de la harangue, puisque l'histoire nous apprend que la reine de Saba n'était venue voir Salomon que poussée du désir de reconnaître en lui toutes les merveilles que la Renommée en publiait, et non pour traiter avec lui d'aucunes affaires. MM. de ville étant sortis, M. le comte de Villeneuve leur demanda l'ordre, et ils donnèrent pour mot Qui n'attaque se perd. Il est à propos de marquer ici une chose qui vous fera connaître les raisons qu'ils eues de donner partout les mots qui ont été si approuvés, et qui leur ont fait mériter tant de louanges. En approchant de chaque ville, ils s'informaient de l'histoire de la ville où ils allaient, de l'état de la place, des sièges qu'elle avait soutenus et du mérite, de la qualité et des actions du gouverneur ; et de toutes ces choses, ainsi que de ce qui leur arrivait et de ce qu'ils voyaient dans la place, ils formaient les mots que, pour leur faire plus d'honneur et marquer plus de déférence, les commandants leur demandaient. C'est pourquoi ils donnèrent celui de Qui n'attaque se perd, ayant appris que de nombreuses armées remplies de troupes de différentes nations, et commandées par des chefs d'une grande expérience, et d'une haute réputation, avaient été contraints de lever le siège de devant Arras.

Le concours du peuple fut grand pour les voir souper, mais comme ils auraient été trop incommodés, on ne laissa entrer que les premières personnes de la ville, et les principales dames auxquelles ils firent tout le bon accueil imaginable. Ils donnèrent à la plus considérable ce que leur dessert avait de plus beau, pour le distribuer aux autres, ce qu'ils ont fait fort souvent en de pareilles occasions.

Ils ne sortirent point le lendemain matin, mais ils reçurent les visites de M. le comte de Villeneuve, lieutenant du roi, de M. Bissetz, major de la place, des principaux officiers de la garnison, et de quelques messieurs du Conseil. La plupart de la noblesse des environs d'Arras vint aussi les saluer. On leur proposa de leur faire entendre l'après-dîner ce qui fut chanté à Sceaux devant le roi, lorsque Sa Majesté fit l'honneur à M. de Seignelay d'aller voir cette belle maison, à quoi ils consentirent. On ne laissa entrer que les dames pour les voir dîner. Sur les deux heures, M. le comte de Villeneuve les vint prendre dans quatre carrosses, pour les mener à la citadelle, où M. de la Pleignière, qui en est gouverneur (20), les fit recevoir au bruit du canon. Ils passèrent au travers de deux haies d'infanterie, et les officiers les saluèrent de la pique. Il leur fit voir les fortifications de la place. Ils les examinèrent toutes, et demandèrent le nom de chaque pièce. Ils virent aussi faire l'exercice à un bataillon de Picardie qui était sous les armes, à quoi ils prirent beaucoup de plaisir. On leur fit voir ensuite l'arsenal, et tout ce qu'il y a de remarquable dans cette citadelle, après quoi, on leur servit une magnifique collation, où l'on but de quantité de différentes liqueurs. Les dames les plus distinguées de la ville s'étaient rendues dans la citadelle pour les voir plus commodément. Ils les régalèrent de confitures, et trouvèrent qu'Arras ne manquait pas de beautés. La santé du roi ne fut pas oubliée, et quelques dames la burent aussi. Cette assemblée n'était composée que de gens de marque, puisque outre les dames, il n'y avait d'hommes que les officiers de la garnison, tant de la ville, que de la citadelle. L'ambassadeur ayant aperçu un plan qui était attaché à la tapisserie, demanda quel plan c'était. On lui répondit que c'était celui de la citadelle, et il le demanda à M. de la Pleignière, qui le lui donna.

Comme ils avaient encore beaucoup de choses à voir pendant le reste de l'après-dîner, ils sortirent aussitôt que la collation fût finie, après avoir remercié M. de la Pleignière en termes fort obligeants, et le canon se fit entendre à leur sortie de la même manière qu'il avait fait lorsqu'ils étaient entrés. Ils allèrent de là à l'église cathédrale, où tout le peuple était accouru en foule. Ils furent reçus au grand portail par tout le chapitre en corps, ce qui marquait quelque chose de vénérable et d'auguste. Il avait à sa tête M. Lefèvre, prévôt, chanoine et théologal de cette cathédrale, que nous avons vu aumônier et prédicateur de la reine. Voici en quels termes il parla aux ambassadeurs :

Messeigneurs,

Puisque Sa Majesté vous envoie sur ses frontières pour vous rendre spectateurs de ses conquêtes, que la renommée a portées jusqu'au bout du monde, ce qui vous a fait traverser tant de mers pour venir admirer ce Salomon de notre siècle, nous osons vous assurer que la ville d'Arras est un des plus beaux et un des plus anciens fleurons de sa Couronne, et qu'il n'a point dans tous ses États de province plus mémorable que celle d'Artois, puisqu'elle a toujours été regardée comme l'œil et la clé de toute la Flandre. En effet, César même n'a point balancé de passer les Alpes et de faire voir l'aigle romain aux portes de cette capitale dans le siège qui lui coûta si cher, qu'il avoue dans ses commentaires que dans toutes les autres attaques, il avait combattu pour la gloire, mais qu'il avait dans celle-ci défendu sa propre vie, tant il avait trouvé de courage et de résistance dans les peuples qui la défendaient. On en voit encore les glorieux restes dans ce fameux camp qui vous environne (21), où ce grand capitaine fut obligé de demeurer fort longtemps, ne pouvant vaincre cette généreuse opiniâtreté des artésiens, qui arrêta le cours de ses victoires, et qui lui fit acheter si chèrement la gloire qu'il en remporta.

Ce comté fameux, ayant par la vicissitude des temps et la relation des guerres, changé de maître et passé des mains des Romains dans celles des Français et de païen devenu chrétien, fût l'apanage de nos princes de sang. Le grand roi Louis en fit un présent à Robert son frère, et lui laissant pour partage les fleurs de lys sans nombre (22), il lui fit comprendre qu'il ne devait point donner de bornes à son courage sous un si glorieux étendard. C'est Robert d'Artois, qui passant sur le ventre à tant d'infidèles, dont il achevait la défaite à la Mazoure dans l'Égypte (23), en devint enfin la victime, se croyant trop heureux de verser tout son sang pour la querelle du sauveur du monde, dont il voulait arracher le sacré sépulcre des mains des ottomans à la pointe de son épée.

Mais si cette ville d'Arras s'est distinguée par les actions héroïques qui se sont passées au pied de ses murailles, et par ses princes qui se sont transportés chez les nations les plus reculées pour y signaler leur valeur, elle n'est pas moins recommandable par ce fameux traité de paix d'Arras en 1435 qui a mis fin à tant de différends (24), et à une si sanglante guerre qui s'était alarmée dans toute l'Europe, où le duc de Bourgogne fut en personne avec la duchesse son épouse infante de Portugal. Ce traité y attira tout ce qu'il y avait de gens plus considérables et plus nobles sur la terre. Les légats du pape Eugène IV, venu du concile de Bâle, et de l'antipape Félix, l'empereur Sigismond, les rois de Castille, d'Aragon, de Navarre, de Naple, de Sicile et de Chypre, de Danemark et de Pologne, y envoyèrent leurs ambassadeurs, qui jaloux de la gloire de leurs nations, affectaient une magnificence extraordinaire. Ceux de France et d'Angleterre enchérirent sur les autres par la pompe de leurs équipages. Les ducs de Bourbon et de Vendôme, avec les connétables et chancelier, les maréchaux de Rieux et de La Fayette, Adam de Cambrai, premier président au parlement de Paris, tous accompagnés d'une infinité de noblesse de la nation, qui par leur politesse et leur lustre donnèrent une haute idée de la leur. Ce fut dans cette assemblée que le roi de France et le duc de Bourgogne jetèrent les fondements d'une paix sincère, dont les suites ont été très avantageuses à toute l'Europe, qui fut jurée solennellement dans cette église cathédrale.

Voilà, Messeigneurs, l'éclat que la ville d'Arras a tiré de la paix, comme de la guerre, et cette capitale ayant depuis tombé tantôt dans les mains de Louis XI, tantôt dans celles de l'empereur Maximilien, qui faisaient à l'envi leurs efforts pour s'en rendre les maîtres, elle fut ensuite la dépositaire des cendres des héros les plus distingués dans la guerre, puisque le duc de Parme et le maréchal de Gassion sont ensevelis dans l'enceinte de ses murailles, comme si c'était le destin de cette ville martiale de garder les précieux restes de la bravoure et de la générosité qui fut le partage de ces deux grands capitaines.

Enfin, Louis le Juste fut le premier prince qui s'en assura la conquête par ses armées victorieuses, et pour en écarter à jamais la tempête qui la menaçait, Louis le Grand en a reculé si loin la frontière de ses États, qu'elle en est aujourd'hui le ventre, au lieu qu'elle en était autrefois l'extrémité ; si bien que comme le grand Pompée se vantait d'avoir fait par sa victoire de l'Asie Mineure le milieu de l'empire romain, qu'elle bornait auparavant, aussi l'on peut dire que la fameuse ville d'Arras doit aux armes de Louis le Grand l'avantage d'être aujourd'hui le cœur de la France, dont elle était ici devant la tête.

Mais il manquait à sa gloire d'avoir pour témoins de ses antiquités, de ses fortifications et de ses fertiles campagnes, les peuples les plus reculés, qui pour admirer toutes ces merveilles, ont traversé toute la distance qui sépare le Gange d'avec la mer occidentale, et qui vivant dans des climats où le soleil commence sa course, sont venus jusqu'à ceux où ce grand astre la finit ; en sorte que l'on peut dire de chacun de vous, Messeigneurs, ce que nous lisons dans le roi prophète, quand il nous veut donner une idée de son mouvement : Exultavit ut gigas ad currendam viam ; a summo coelo egressio eius. Et occursus eius usque ad summum eius (25).

Heureuse province d'avoir reçu des ambassadeurs étrangers également vénérables par le prince qu'ils représentent, et par l'importance de leur ministère, qui n'ont point appréhendé de faire un voyage de six mille lieues pour se ménager une alliance avec Louis le Grand. Ils pourront apprendre au roi de Siam toutes les choses qui se sont passées sous son règne, les grandes et fameuses victoires qu'il a remportées, les provinces qu'il a conquises, les citadelles qu'il a fait élever au milieu des eaux, les marais qu'il a desséchés, le secret qu'il a trouvé de faire une digue à la mer pour arrêter l'impétuosité de ses ondes, qui n'avaient point encore pu trouver d'obstacles à leur rapidité.

Sans doute, Messeigneurs, le roi de Siam, surpris de tant de merveilles, se fera de Louis le Grand une idée bien au-dessus de celle que sa réputation lui avait donnée. Votre roi, que vous nommez chez vous le Seigneur des Seigneurs, et la seule cause du bonheur de ses peuples, sera bien aise d'apprendre de vous que vous avez trouvé les Français pleins de respect et de soumission pour leur prince. Puissiez-vous l'assurer qu'il n'est pas moins l'exemple que le souverain de ses sujets, et qu'il gouverne plus par ses vertus que par ses lois. Peut-être qu'en lui représentant l'architecture et la beauté de cette cathédrale, où reposent les cendres de M. le comte de Vermandois (26), qui marchant sur les traces de son auguste père, aujourd'hui le plus grand des rois, commençait à se signaler déjà dans la guerre (c'est le précieux dépôt que Sa Majesté nous a confié depuis trois ans dans ce temple, où les cérémonies de l'église chrétienne se célébrant avec tant d'exactitude, et qui depuis plus de treize siècles a toujours été desservie par tant de saint évêques et par tant de chanoines, d'un mérite si distingué) peut-être, dis-je, que par un miracle qui n'a point encore paru dans nos jours, le ciel ouvrira son cœur, et le faisant sortir avec ses sujets de ténèbres qui les aveuglent, il lui donnera l'envie d'imiter Louis le Grand dans sa religion, comme dans sa domination, si bien que faisant tous deux une alliance de piété, comme de commerce, ils seront tous deux étalement heureux dans ce monde, et pourrons ajouter à la couronne qu'ils possèdent déjà sur la terre, celle de l'éternité.

Cette harangue ayant été interprétée, l'ambassadeur répondit : Votre harangue, Monsieur, roule sur deux chefs, sur la gloire de Louis XIV et sur le désir que vous avez ainsi que Sa Majesté de notre conversion. À l'égard du premier, on ne peut être mieux persuadé que nous le sommes des grandes actions de ce monarque, dont la réputation nous a fait venir de si loin. Nous ne doutons pas non plus de sa magnificence et de sa grandeur, puisque nous en avons fait une expérience sensible à sa Cour et sur ses frontières. À l'égard du second point qui regarde notre conversion à la foi catholique romaine, nous avons des évêques en notre royaume, qui pourront nous en instruire. Il remercia ensuite tout le corps du chapitre, de l'honneur qu'il leur faisait, après quoi ils regardèrent l'église tant par-dehors que par-dedans. Ils entrèrent dans le chœur, dont ils admirèrent l'architecture et particulièrement les petits piliers qui soutiennent un aussi grand vaisseau. On les conduisit vers la tombe de M. le comte de Vermandois, et on leur dit qu'il était grand amiral, légitime de France, et frère de Madame la princesse de Conti. L’on s’aperçut alors qu’ils se mirent tous trois sur ce tombeau, qu’ils portèrent leurs mains à leurs yeux, et qu’ils les frottèrent, et l’on apprit que c’est une manière usitée chez eux pour témoigner leur deuil. Ils prirent beaucoup de plaisir à entendre les orgues de cette cathédrale, qui sont fort bonnes, et sortirent de cette église après avoir fait de nouveaux remerciements au prévôt et aux chanoines.

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NOTES :

1 - Jean-Baptiste Delagny, conseiller-secrétaire du roi, Directeur général du commerce. Il sera nommé directeur de la Compagnie des Indes orientales le 6 avril 1687. 

2 - L'abbaye Saint-Emmeran (Kloster Sankt Emmeram ou Reichsabtei Sankt Emmeram), était une abbaye bénédictine fondée vers 739 à Ratisbonne (Bavière), sur la tombe de l'évêque missionnaire franc Emmeran de Ratisbonne. (Wikipédia). 

3 - Donneau de Visé fait ici une confusion, fréquente à l'époque, entre Denis de Paris, premier évêque de Paris, enseveli à l'emplacement de la basilique de Saint-Denis, et Denys l'Aréopagite, un Athénien du Ie siècle qui se serait converti au christianisme après avoir entendu des sermons de saint Paul (Actes des Apôtres 17, 34 : Cependant quelques hommes s'attachèrent à lui et devinrent croyants. Parmi eux, il y avait Denys, membre de l'Aréopage, et une femme nommée Damaris, ainsi que d'autres avec eux.). 

4 - Ce tombeau fut conçu en 1547 par l'architecte Philibert de l'Orme, et abrite les gisants de François Ier et de sa première épouse, la reine Claude, qui pour la petite histoire, a laissé son nom à une variété de prunes. La décoration sculptée de Pierre Bontemps qui ceint la base du mausolée commémore les victoires de Marignan et de Cérisoles.

Image Tombeau de François Ier et Claude de France dans la basilique de Saint-Denis.
Image La bataille de Marignan, détail du tombeau de François Ier. 

5 - Ce tombeau, réalisé par Gaspard Marsy (1624-1681) et Jean-Baptiste Tuby (1635-1700), fut déplacé aux Invalides en 1800 sur ordre de Napoléon. 

6 - Aujourd'hui Beaumont-sur-Oise, dans le département du Val d'Oise. 

7 - Cet usage remontait au Moyen Âge. Contrairement à ce qu'affirme Donneau de Visé, les présents pouvaient varier selon les villes, les ressources, les spécialités locales, mais aussi selon l'importance du visiteur qu'on voulait honorer. C'était généralement du vin, de l'hypocras, des confitures sèches, mais parfois aussi des fruits, des oranges, des dragées, des volailles, des poissons, et même des objets d'orfèvrerie. 

8 - Aujourd'hui Silly-Tillard, dans le département de l'Oise. 

9 - Sans doute Jean-Jacques Charron, marquis de Menars (1644-1718), conseiller au parlement, surintendant général de la Maison de la reine. 

10 - Le sieur de Riotot, capitaine des grenadiers à cheval du roi. 

11 - Marc-Philippe d'Essertaux, qui avait épousé en 1664 Madeleine Ancelin, la fille de Perrette (ou Pierrette) Dufour, l'une des nourrices du roi et première femme de chambre de la reine au Louvre. 

12 - L'évêque d'Amiens était alors François Faure (1612-1687), prédicateur des Cours de Louis XIII et Louis XIV et conseiller d'État. 

13 - Doullens, entre Amiens et Arras. 

14 - Peut-être plutôt Lairault. On trouve sur le site Geneanet mention d'un Jean Despousse, sieur de Lairault, qui fut lieutenant du roi à Doullens. 

15 - Peut-être plutôt l'Arbret, hameau de la commune de Bavincourt, dans le Pas-de-Calais, à mi-chemin entre Doullens et Arras. 

16 - Le régiment de Kœnigsmark était un régiment d’infanterie allemand du Royaume de France créé en 1680. Il sera renommé régiment de Surbeck quelques jours après le passage des ambassadeurs. Il fut réformé en 1795.

Image Drapeau du régiment de Kœnigsmark. 

17 - Il s'agissait d'un régiment d'infanterie suisse du royaume de France créé en 1672 et licencié en 1792.

Image Drapeau du régiment de Pfyffer. 

18 - Le régiment de Stuppa le jeune était un régiment d'infanterie suisse du royaume de France, créé en 1677 et renommé 76e régiment d'infanterie de ligne en 1791.

Image Drapeau du régiment de Stuppa le jeune. 

19 - J'ai reconnu que la moitié de ce qui est ne m'avait pas été annoncé. Votre sagesse et vos œuvres sont au-dessus de tout ce que j'ai appris par la renommée. (Premier livre des Rois, X, 7). 

20 - Les Lettres historiques contenant ce qui se passe de plus important en Europe de Jacques Bernard de mars 1696 nous apprennent (tome IX, p. 301) que le malheureux M. de la Pleignière, brigadier des armées du roi et gouverneur des places et citadelle d'Arras, est mort d'une morsure de chien enragé. 

21 - Le camp de César près de l'abbaye d'Estrun (note de Donneau de Visé). 

22 - Qui sont les armes encore aujourd'hui de cette province (note de Donneau de Visé). 

23 - La bataille de Mansourah, un épisode de la septième croisade, survenu en Égypte à proximité de Mansourah du 8 au 11 février 1250. Elle marqua un tournant dans l'expédition, avec l'échec de la prise de la ville. (Wikipédia). 

24 - Le traité d'Arras, signé en 1435 entre le roi de France, Charles VII, et le duc de Bourgogne, Philippe le Bon mit fin à la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons. 

25 - Psaume 18 : Cet astre s'élance comme un géant dans sa carrière, il part des extrémités de l'aurore, et il s'abaisse aux bornes du couchant. 

26 - Louis de Bourbon, comte de Vermandois, (1667-1683), quatrième fils de Louis XIV et de Louise de la Vallière. Homosexuel déclaré, il tomba en disgrâce auprès du roi et fut contraint de se retirer de la cour en 1682. Il partit combattre dans les Flandres et succomba à une maladie pendant le siège de Courtrai, en 1683. Il avait 16 ans.

Image Louis de Bourbon en compagnie de sa mère et de sa sœur. Pierre Mignard. 
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16 février 2019