Mercure Galant de janvier 1687.
1ère partie. Voyage en Flandre. Denain. Douai. La fonderie de M. Keller. Cambrai. Péronne. Saint-Quentin.

AU LECTEUR.

On croyait mettre dans cette quatrième partie la liste des présents qu'on envoie au roi de Siam, à la princesse reine et à M. Constance, et de ceux que l'on fait aux trois ambassadeurs, mais comme on n'a pu l'avoir assez tôt et qu'on ne peut différer davantage à faire distribuer le Mercure de janvier, auquel cette quatrième partie est jointe, on avertit le public qu'on donnera cette liste dans peu de jours. Cela fera un ouvrage séparé que ceux qui auront acheté ce volume y pourront faire ajouter (1).

Page du Mercure Galant

J'ai fini la troisième partie du voyage des ambassadeurs de Siam à leur départ de Valenciennes. Comme M. de Magalotti, gouverneur de cette place, leur avait parlé des chanoinesses de Denain qui sont sur le chemin de Douai où ils allaient, ils s'arrêtèrent à cette abbaye pour les voir. Le chapitre de Denain a été fondé par saint Aldebert, compte d'Ostrevent, et sainte Reine, sa femme, qui était nièce du roi Pépin. Ils eurent dix filles qui toutes ont été canonisées. L'aînée, nommée Remfroie, a été la première abbesse et est patronne de Denain. Ils donnèrent tous leurs biens à leurs filles, qui furent les premières chanoinesses, mais dans la suite du temps, on a perdu une partie du bien, et la souveraineté du comté d'Ostrevent qui est au roi, comme côte de Hainaut. Les chanoinesses conservent seulement le titre de comtesses d'Ostrevent. Le chapitre est composé de 18 dames chanoinesses. Il n'y a présentement que 14 places remplies par MMmes de Tenremonde, de Marq, de La Pierre, de la Hamet, de Mérigny, de Bouvigny, de Nedonchel, de La Sies, de Mache, de Naudion, de Lans, de Vaudregrac, de Pergues-Vignacourt et Du Bellay. Il n'y a que cette dernière qui soit Française. Les autres sont des meilleures Maisons des Pays-Bas et de Picardie, et elles font toutes preuve de noblesse de huit quartiers avec beaucoup plus d'exactitude que les chevaliers de Malte. Les quatre autres places sont vacantes. Le service se fait avec une entière régularité, et l'on y dit l'office romain. Les habits des chanoinesses sont blancs, une jupe blanche avec une bordure de petit gris en bas, un surplis de toile fine, dont les manches et le corps sont faits comme des corps de robe, bordé de velours noir, et un grand manteau doublé d'hermine toute blanche. Celui de l'abbesse est moucheté. Elles ont deux voiles de gaze blanche, mais étroits et plus cours que ceux des religieuses des couvents, et un petit couvre-chef. Tous les voiles sont d'une toile claire et empesée qui fait comme une manière de couronne. Les jours de fêtes solennelles, elles portent de grandes manches aussi longues et larges que celles de l'habit de saint Benoît. Chacune est coiffée sous son voile comme il lui plaît, mais sans rubans. Elles ont de petits mouchoirs de toile de soie. Il n'y a point présentement d'abbesse, et le roi, par des considérations particulières, à consenti que les dames ne procédassent à aucune élection. Le revenu qui appartient à l'abbesse doit être employé à payer les dettes qui ont été faites pendant les guerres. Quand l'abbesse est morte, et qu'il en faut élire une nouvelle, c'est toujours une des dames de la maison. L'intendant et le gouverneur de la province se doivent trouver à l'élection. Chaque chanoinesse a trois voix qu'elle donne à qui elle veut. On en élit trois, et le roi choisit celle qui lui plaît. Elle ne fait aucun vœu non plus que les autres chanoinesses. Lorsqu'elles viennent à se marier, elles ne font que remercier le chapitre de l'honneur qu'on leur a fait. Les mariages ne se font jamais dans la maison.

Quand ces dames font leurs preuves, on fait jurer dans l'église un gentilhomme que les quartiers de la nouvelle chanoinesse sont nobles, et qu'il les connaît, après quoi elle se met à genoux, et demande pour l'amour de Dieu, de la Vierge et de sainte Remfroie, le pain de la maison qu'on lui accorde, et on lui met deux grands pains entre les mains qu'elle fait distribuer aux pauvres. Les dames font quatre années d'école après leur réception. C'est ce qu'on appelle faire rigoureuse dans les chapitres d'hommes. Pendant ces quatre ans, elles ne peuvent ni manquer au chœur, ni sortir de la maison. Après cela, elles ont deux mois tous les ans à s'aller promener. Les jeunes chanoinesses demeurent chez les anciennes, que l'on appelle aînées, et leur paient pension. Il y en a quatre qui prennent connaissance des affaires, et auxquelles l'on s'adresse quand il n'y a pas d'abbesse. Ces chanoinesses qui sortaient de l'office, reçurent en corps les ambassadeurs à la porte de leur couvent. La nouveauté de leurs habits les surprit d'abord. On les conduisit dans la maison de la plus ancienne, où ils considérèrent fort ces habits qui ont quelque chose de très agréable et de très majestueux. Ils dirent qu'ils n'en avaient point encore vu de plus beaux, et que les habits blancs convenaient mieux aux dames que ceux de toute autre couleur, enfin ce blanc leur plut tout à fait, parce que leurs talapoins sont vêtus de blanc (2). On leur expliqua toutes les règles de ce couvent qu'ils trouvèrent fort commodes. Ils dirent que ces chanoinesses avaient des avantages bien plus considérables que les autres religieuses, et que si elles étaient dans leur pays, elles seraient mariées sitôt qu'elles auraient l'âge où le mariage se permet.

Ces chanoinesses voulurent les régaler, mais ils ne prirent que du thé, parce que l'heure de leur dîner approchait. Ils s'arrêtèrent à cet effet à un village nommé Créon, où le maître d'hôtel qui a soin de leur table, les servit à l'ordinaire, c'est-à-dire qu'ils y trouvèrent un repas aussi somptueux que dans les meilleures villes. On prit ensuite le chemin de Douai. C'est une ville très forte sur la rivière de Scarpe. On croit qu'elle était la capitale du pays des Cattuaques (3), dont parle César dans ses Commentaires ; et qu'Ascanalde, officier du roi Clovis, y fonda l'église de Notre-Dame dans le cinquième siècle (4). Elle a deux collégiales. Il y a université, qui y fut fondée en 1563 par Philippe II roi d'Espagne, à l'instance du pape Pie IV. Le roi la prit en 1667 et elle lui fut cédée l'année suivante par la paix d'Aix-la-Chapelle.

Les ambassadeurs étaient encore à deux lieues de cette grande ville, lorsqu'ils en rencontrèrent la cavalerie, qui avait fait tout ce chemin pour leur faire plus d'honneur. Ils entrèrent par la porte Notre-Dame qui est destinée pour les entrées solennelles que les rois et les princes souverains font en cette ville-là. Les gardes à cheval de M. de Pommereuil, qui en est gouverneur, précédaient leurs carrosses, et les rues étaient de chaque côté bordées de l'infanterie de la garnison, et d'un fort grand peuple. Les fenêtre étaient aussi remplies des personnes les plus distinguées. Aussitôt qu'ils furent descendus à l'hôtel qui leur avait été préparé pour leur logement, M. de Pommereuil alla leur rendre visite avec l'état-major. Il leur présenta les magistrats, et tous les corps, et M. Becquet, premier conseiller, pensionnaire de la ville, leur parla en ces termes :

Messeigneurs,

Les ordres qui nous ont été donnés de la part du roi pour rendre à vos excellences les honneurs qui sont dus aux ambassadeurs d'un des plus grands monarques de l'Asie ont été prévenus par nos désirs. Nos volontés étaient déjà disposées à nous acquitter de ces devoirs, et nous pouvons dire avec vérité que jamais nous n'avons exécuté aucun commandement avec tant de zèle que nous obéissons à celui qui nous a été fait de venir vous faire les offres de nos très humbles services. Le bonheur que nous recevons aujourd'hui ne s'effacera jamais de notre mémoire, et l'agréable rencontre de voir en nos jours les ambassadeurs d'un grand roi honorer cette ville de leur présence nous apporte une joie incroyable, surtout lorsque nous faisons réflexion que le sujet qui les amène en ce pays est pour confirmer l'alliance et l'amitié contractée entre deux si puissants princes, Louis le Grand et le roi de Siam. Ce serait en vain que nous tâcherions de faire ici leur éloge, puisque nous savons que la renommée publie dans toute la terre leurs héroïques exploits. Mais comme elle avait des choses toutes merveilleuses à dire de notre invincible monarque, nous craignons qu'elle n'ait oublié de faire connaître que le roi, après avoir porté partout ses armes victorieuses en-deçà et au-delà du Rhin, dans les Alpes et les Pyrénées, et s'être rendu maître des villes et forteresses que l'on croyait imprenables, après avoir vaincu les saisons, porté partout la terreur et foudroyé les plus belliqueuses nations de l'univers, s'est enfin vaincu soi-même, au milieu de ses triomphes, rendant à ses ennemis des places qu'ils ne pouvaient espérer de prendre par la force de leurs armes, pour donner la paix à toute l'Europe. C'est en cela principalement qu'on le reconnaît digne du nom de grand, que d'un commun consentement tout le monde lui a donné. Vous avez vu, Messeigneurs, le grand monarque, vous avez visité une partie de ses conquêtes. La renommée n'a-t-elle pas été fidèle en ses rapports ? Ne pouvez-vous pas dire ce que disait la reine de Saba, après avoir été visiter le roi Salomon : Verus est sermo quem audivi in terra mea (5) ? Ne jugez-vous pas que toutes les puissances du monde doivent rechercher son alliance ? Nous ne doutons point que le roi votre maître ne tâche de perpétuer dans ses successeurs celle qui vient d'être contractée avec ce grand prince. Ce sont, Messeigneurs, les souhaits que font vos très humbles et très obéissants serviteurs, qui vous prient d'agréer les vins de la ville qui vous sont présentés.

L'ambassadeur répondit que tout ce qu'ils avaient vu de la grandeur et de la puissance du roi leur avait fait connaître la vérité de ce qu'ils en avaient ouï dire ; que si ses conquêtes leur causaient de l'étonnement, la magnificence de Versailles leur avait paru extraordinaire, qu'ils n'avaient rien vu de plus beau, et qu'ils remerciaient Messieurs de ville de tous les honneurs qu'ils leur faisaient ainsi que de leurs présents. L'université les harangua en latin, et leur fit connaître ce que c'est que ce corps célèbre. L'ambassadeur donna ce soir là pour mot : Tant qu'il triomphera, je me réjouirai. Il semble que M. de Pommereuil ne parlerait pas autrement lui-même, puisqu'il aime fort la musique et les violons, avec lesquels il semble se réjouir tous les jours de la grandeur de Sa Majesté. Comme la ville est fort grande, ils eurent le soir tant de dames à les voir souper qu'il n'y eut point de place pour les hommes. M. de Pommereuil leur envoya des violons, avec beaucoup d'autres instruments et plusieurs musiciens, parmi lesquels il y en avait qui ont été pages de la Musique du Roi. L'entretien des dames et cette musique leur servit de divertissement pendant le repas.

Le lendemain à sept heures du matin, ils trouvèrent les trois carrosses de M. de Pommereuil qui les attendaient. Ils allèrent avec lui à la fonderie, où M. Keller avait préparé une fonte (6). Elle était de quatre pièces de 24, et de deux de 16 livres. En attendant que le métal fût tout à fait prêt à couleur, on leur fit voir la manière dont se font les moules, que M. Fleury, contrôleur de l'artillerie, leur expliqua. L'ambassadeur examina longtemps la partie du moule qui sert à faire une grosse masseletteou masselotte, en terme de fonderie, est une superfluité de métal qui se trouve aux moules des pièces de canon et des mortiers, après qu’ils ont été coulés ; car il faut toujours mettre plus de métal qu’il n’en est besoin pour ce que l’on a à fondre. Quand on coule la pièce, la volée en bas, la masselotte se trouve à la culasse : c’est le métal le dernier fondu ; on le scie lorsqu’on répare la pièce. (Encyclopédie de Diderot d'Alembert)., au bout de la culasse de la pièce, comme on les fait à Douai, et se fit expliquer tout ce qui la regarde. Ensuite M. Fleury les mena au moulin à scier les pièces. C'est une machine fort curieuse, pour faire voir la manière dont l'on forme les boutons de pièces dans ces masselettes, ce qu'ils trouvèrent fort extraordinaire. Ils dirent qu'ils avaient du canon chez eux, mais qu'il n'était ni si beau ni de même, et que la matière dont le faisait était néanmoins meilleure.

Ils demandèrent ensuite comment on faisait des figures sur les culasses comme des lions, et pour le leur faire entendre, on les mena aux pièces où les répareurs travaillent, dont ils furent fort satisfaits. Ils firent prendre les mesures, et les proportions de toutes les pièces, et après avoir vu les alésoirs, ils demandèrent à voir un noyau, se faisant aussi expliquer comme il se portait dans le moule, et puis ils allèrent voir couler les six pièces dont je viens de parler. De la fonderie, on les mena voir l'arsenal, où il y a quantité d'équipages d'artillerie dans les magasins couverts, qu'ils examinèrent fort, mais surtout un pont de cuivre qu'ils admirèrent, et dont ils se firent expliquer l'usage, puis ils entrèrent dans les cours, lesquelles sont toutes pleines de canons, de mortiers et de pierriers de toutes les manières, dont ils firent prendre aussi les proportions.

On peut dire qu'ils ont vu à Douai généralement tout ce que l'on peut voir dans les arsenaux. Il y avait trois cents canons, mortier et pierriers, et si grande quantité de bombes qu'ils ne pouvaient, dirent-ils, assez admirer le ministre qui a soin de la guerre, voyant dans tant de places non seulement de quoi les défendre, si elles étaient attaquées, et des munitions pour soutenir les plus longs sièges, mais encore de quoi fournir des armées entières, qui voudraient aller assiéger les plus fortes villes, ou soumettre des provinces. Ils ajoutèrent que ce que les surprenait était qu'il fallait que ce ministre donnât ses soins à toutes ces choses dans ses moments perdus, puisqu'il en avait beaucoup d'autres à faire qui n'étaient pas moins importantes. Comme ils appliquaient tout au roi et avec juste raison, ils firent tomber le bon état de tout ce qu'ils avaient remarqué sur le grand discernement de Sa Majesté dans le choix de ses ministres.

De l'arsenal, on les mena dans la batterie de l'école des cadet d'artillerie et des canonniers, où l'on tira. Ils virent emporter plusieurs blancsLe blanc désignait la marque blanche que l'on mettait au centre d'une cible. On a conservé de sens de cible dans l'expression de but en blanc : depuis la butte, le point d'où l'on tire, jusqu'à la cible. par les uns et par les autres, ce qui leur donna beaucoup de plaisir. Ils admirèrent l'adresse et la promptitude que tous ces cadets firent voir dans cet exercice, ainsi qu'à charger et à nettoyer le canon. Ils virent jeter plusieurs bombes qui crevèrent fort à propos, et visitèrent ensuite les dehors de la place. L'après-dîner, ils allèrent voir le fort de l'Escarpe, où M. Durepaire qui en est gouverneur, les reçut au bruit du canon, avec les officiers majors de la place. La garnison était sous les armes. Lorsqu'ils eurent fait le tour de ce port, M. Durepaire les pria d'entrer chez lui pour se chauffer, à cause que le temps était assez froid ce jour-là. Ils y trouvèrent Mme et Mlle Durepaire, Mme la baronne de Quincy, et plusieurs autres femmes de qualité. Après un moment de conversation auprès du feu, on servit une collation magnifique, et les dames se mirent à table avec les ambassadeurs. M. du Repaire dit qu'à cause du froid, ils fallait commencer par les vins de liqueur. Son avis fut suivi, et l'on en but de plusieurs sortes. L'ambassadeur ayant trouvé Mlle Durepaire fort belle, lui dit que si elle voulait aller à Siam, il avait un fils qui pourrait être un jour un grand seigneur, et que si elle l'épousait, elle ne devait point craindre la pluralité des femmes, parce qu'elle était assez belle pour empêcher que son fils ne voulût en avoir d'autres.

Comme les jésuites de Douai les attendaient, ils sortirent peu de temps après, et ne parlèrent pendant tout le chemin que de l'agréable collation qu'ils venaient de faire. Étant arrivés chez ces pères, ils furent conduits dans une grande salle, où il y avait quantité de voix et d'instruments. Voici le spectacle qui leur fut donné :

Après ce divertissement, on conduisit les ambassadeurs dans le réfectoire, où il y avait une grande collation préparée, mais celle de M. Durepaire était si récente, qu'il leur fut impossible de manger autant qu'ils l'auraient voulu pour répondre à l'empressement que ces pères avaient de les régaler. Les ambassadeurs leur dirent en s'en retournant qu'ils avaient connu par le divertissement qu'ils leur venaient de donner ce qu'ils n'ignoraient pas déjà, savoir qu'il y avait peu de personnes qui fussent aussi capables qu'eux de bien élever la jeunesse.

Lorsqu'ils furent arrivés chez eux, on leur vint demander l'ordre, et ils donnèrent pour mot : Aux amis, je fournis le bruit, aux ennemis la mort, parce que Douai ayant des fonderies de canon, cette ville-là en fournit aux autres. Après trois grands repas qu'ils avaient faits ce jour-là, la complaisance les obligea encore à se mettre à table pour souper, afin de ne pas renvoyer les dames qui étaient venues pour les voir.

Le lendemain 13, ils partirent pour aller coucher à Cambrai, et leur sortie fut aussi éclatante qu'avait été leur arrivée. Cambrai est une des plus fortes villes de l'Europe. Elle est grande, belle, bien bâtie, et située sur l'Escaut qui la traverse d'un côté. Elle a double citadelle. L'église métropolitaine de Notre-Dame est très magnifique, son chapitre est composé de 48 chanoines, et de 25 ecclésiastiques qui servent dans cette église. L'évêché qui avait été uni à celui d'Arras jusqu'à l'an 1095 fut érigé en archevêché en 1559 par le pape Paul II. On tient que Clodion conquit cette ville en 445. Après avoir été partage de Charles le Chauve en 843, elle devint le sujet de la guerre entre les rois de France. Baudouin Ier, comte de Flandre, l'ayant prise et donnée à son fils Raoul, les empereurs ne laissèrent point de la déclarer cité libre, sans que les Français cédassent leur droit. Charles Quint ne voulut point s'en tenir à la neutralité que le roi François Ier lui avait accordée. Cet empereur la prit en 1543 et fit bâtir une citadelle aux dépens des habitants, auxquels il fit croire que c'était pour empêcher que les Français ne s'en emparassent. Le duc d'Alençon, frère du roi Henri III, ayant été fait comte de Flandre, fut aussi maître de Cambrai. Il remit cette place à Jean de Montluc, seigneur de Balagny, qui prit le parti de la ligue, et fit ensuite la paix avec le roi Henri IV, qui le fit prince de Cambrai et maréchal de France. Ce fut sur lui que les Espagnols surprirent cette ville en 1595. Ils la fortifièrent, y entretinrent une grosse garnison, et elle passait pour une place imprenable, mais elle ne l'a pas été pour Louis le Grand, qui après avoir pris la ville en peu de jours, força la citadelle à se rendre le 16 mars 1677. La grande citadelle qui est sur un lieu éminent commande toute la ville, et a ses fossés taillés dans le roc. Ceux qui entourent les murailles de la ville sont profonds et larges, et ces murailles sont revêtues de bons bastions. Cambrai est défendu par un fort du côté de la rivière, et comme la ville est dans un pays assez bas de ce côté-là, on pourrait inonder les environs en lâchant les écluses. De grandes et belles rues aboutissent à la place où est la maison de ville. C'est un magnifique bâtiment borné d'une horloge très curieuse, que les étrangers y vont admirer (7). M. le comte de Montbron, gouverneur de cette place, envoya la cavalerie au-devant des ambassadeurs jusqu'à moitié chemin de Valencienne. Ils trouvèrent en approchant de la ville une fort grande quantité de peuple, et M. le comte de Montbron qui les attendait à la porte. Ils entrèrent au bruit du canon, et au travers de l'infanterie de la garnison qui formait deux haies jusqu'à leur logis, au-devant duquel toute cette infanterie fit une décharge sitôt qu'ils y furent arrivés. M. le comte de Montbron s'y rendit peu de temps après, et leur présenta MM. du Magistrat, et M. Desgruseliers, premier conseiller pensionnaire, en robe et bonnet de velours noir, qui leur fit le discours suivant :

Messeigneurs,

L'honneur que la France vient de recevoir par l'ambassade que le très puissant roi de Siam a envoyée à notre invincible monarque, fait bien voir que l'éclat de ses vertus héroïques a prévalu sur celui de ses trésors et de ses finances. En effet, la charmante conduite que Sa Majesté tient pour gouverner ses peuples, donne de l'admiration à toute la terre, et ce n'est pas sans sujet que le roi votre maître cherche à se faire instruire de ses belles maximes, pour s'en servir à l'égard de ses sujets, et les rendre heureux par l'administration de la justice, et cette ambassade, Messeigneurs, est d'autant plus célèbre qu'elle s'est faite de la part du plus puissant roi de l'Orient au plus glorieux monarque de l'histoire. Il ne s'est rien vu de pareil depuis plusieurs siècles, si ce n'est lorsque Charlemagne, premier empereur du nom français, ayant humilié l'insolence et l'impiété des Lombards et assuré le souverain pontife Adrien Ier dans son pontificat, reçut de lui la couronne impériale, et peu de temps après les ambassades de ses rois de Perses et de Fez. Celle que vos Excellences viennent de faire s'adresse à Louis le Grand, digne héritier des vertus de ce saint empereur pour avoir donné la paix et le repos à toute la chrétienté, et chassé de ses États les hérésie de Luther et de Calvin.

Heureux les peuples qui vivent sous cette agréable domination, et plus heureux encore ceux du grand roi de Siam, si profitant des travaux et des lumières que vos excellences leurs donneront, ils parviennent à la connaissance du grand roi du ciel et de la terre, et jouissent du bonheur d'être gouvernés avec la même douceur, que la bonté de notre grand roi fait goûter à ses fidèles sujets. C'est à cette fin que nous leur adressons le souhait du Poète : Vivite felices, quibus est fortuna peracta vobis parta quies ; nullum maris æquor arandum (8).

Jouissez, peuples de Siam, de la douceur du repos, puisque vos illustres ambassadeurs vont repasser les mers pour vous porter les belles maximes d'y parvenir et vous rendre heureux dans la suite de tous les temps. C'est le souhait que font avec beaucoup de respect et de tendresse à vos excellences le Magistrat et peuple de la ville de Cambrai.

Cette harangue fut suivie du présent d'une médaille d'or du poids de 27 pistoles, dont la face droite représente le roi avec ces mots Ludovice victorer & pacis datore. La ville de Cambrai paraît au revers avec ces paroles Dulcius vivimus (9). Toutes ces lettres sont numérales hormis la lettre S et font ensemble l'an 1678 qui suit celle de la réduction de cette place en l'obéissance du roi, et dans laquelle ces peuples commencèrent à ressentir les douceurs du gouvernement de Sa Majesté, ainsi qu'ils le publient par le revers de la médaille qu'ils ont eux-mêmes fait frapper. Cette médaille avait été présentée au roi en 1678 au nom de la ville de Cambrai par M. Desgruseliers, qui bien qu'il en soit l'auteur, n'a cherché qu'à exprimer le sentiment du peuple. Lorsqu'il la présenta aux ambassadeurs, il leur dit que cette médaille servait de preuve incontestable de la satisfaction que le peuple de Cambrai avait d'être au nombre des sujets du roi, et qu'ils souhaitaient que tous les peuples du monde en pussent être informés. Le distique suivant était dans l'enveloppe de la médaille Vicisti, princeps, urbi pacem que dedisti. Qui rex et pater es, dulcius esse dabis.

On présenta ensuite aux ambassadeurs trois pièces de toile très fine de la fabrique de Cambrai, et nommée dans le commerce toile de Cambrai depuis plusieurs siècles. L'ambassadeur répondit que le roi leur avait fait rendre de grands honneurs en les faisant recevoir magnifiquement dans tous les lieux où ils avaient passé ; qu'on leur avait montré par son ordre toutes ses maisons royales et tout ce que ce monarque a de plus curieux, qu'on leur avait fait voir une partie de ses conquêtes, où l'on n'avait rien oublié pour leur marquer l'estime qu'on a pour le roi leur maître, à qui ils feraient à leur retour un récit fidèle de tous les honneurs qu'ils avaient reçus, et qu'ils n'oublieraient pas de lui remettre entre les mains la médaille représentant Sa Majesté et la victoire de Cambrai, afin que la mémoire en fût conservée chez eux pendant tous les siècles à venir. Ils ajoutèrent qu'ils estimaient cette médaille plus d'un million, et après avoir remercié MM. du Magistrat de l'exactitude avec laquelle ils leur rendaient tant d'honneurs, le premier ambassadeur demanda une copie de la harangue qui leur venait d'être faite, afin, dit-il, qu'ils la pussent admirer avec réflexion. M. l'archevêque de Cambrai les vint voir le même soir, ils en témoignèrent beaucoup de joie parce qu'ils avaient ouï parler de son grand mérite, et qu'ils ont beaucoup de considération pour les personnes de son caractère. Ils avaient avec eux deux interprètes, dont l'un s'est mis depuis plusieurs années dans la mission qui s'est établi à Siam. Il est déjà dans les ordres, il parle bien français, et encore mieux latin, et se nomme M. Antoine (10). M. l'archevêque de Cambrai, qui en avait ouï dire beaucoup de bien, l'amena souper avec lui, et le fit coucher dans l’archevêché. Il lui demanda quantité de choses touchant le royaume de Siam, et fut très content de ses réponses. Ce prélat lui donna un chapelet avec des médailles d'or.

Avant qu'il eût quitté les ambassadeurs, M. le comte de Montbron leur demanda l'ordre, et ils donnèrent pour mot : Fidèle à son choix, ce qui marque que ce comte sert le roi avec beaucoup d'ardeur et de fidélité, et qu'il ne dément point la bonne opinion que Sa Majesté a eue de lui en commençant à reconnaître son mérite et ses services, dans un âge où beaucoup d'autres ne sont pas en état de recevoir sitôt de si glorieuses récompenses. Il soupa le soir avec les ambassadeurs, et quoi que toute la ville souhaitât de les voir manger, la curiosité des dames fut seule satisfaite.

Le lendemain matin, M. le comte de Montbron leur envoya quatre carrosses. Ils se mirent dedans. Lorsqu'ils furent sortis de la ville, ils trouvèrent des chevaux que ce même comte leur avait fait tenir prêts. Ils montèrent dessus, et visitèrent les fortifications avec M. de Montbron et l'ingénieur qui tenait le plan. On leur fit voir toutes les fortifications, tous les ouvrages avancés, et même ceux qui n'étaient que commencés. Ils se récrièrent de nouveau sur la grandeur du roi, ayant vu non seulement des ouvriers partout, mais aussi en grand nombre, et travaillant à de grands ouvrages. Ils remontèrent ensuite en carrosse, et allèrent à la citadelle, où M. du Tilleul, qui en est gouverneur, les attendait avec les officiers majors. Ils y furent reçus comme ils l'avaient été dans les autres citadelles. La compagnie des cadets était en bataille. L'ambassadeur qui avait déjà pris beaucoup de plaisir à en voir en d'autres villes, dit que si le roi était plus grand en puissance que les autres monarques, il l'était aussi en vertu, qui donnait du pain à la jeune noblesse dès l'enfance, et qu'il en donnait à ceux qui devenaient malades, soit par de grosses récompenses, soit par des places dans le lieu qu'il avait établi pour les loger, et qu'ainsi ils étaient assurés d'avoir de quoi vivre, et dans leur jeunesse, et dans leur vieillesse. Ils firent le tour de la citadelle et admirèrent la hauteur et la profondeur des bastions, ne pouvant comprendre comment on avait pu se rendre maître d'une place si forte. Le premier ambassadeur dit que s'il était dans une place pareille avec des troupes françaises, ils ne croyait pas qu'on songeât à l'attaquer.

Pendant qu'ils étaient sur les remparts de la citadelle, on fit venir sur l'esplanade qui est entre la ville et la citadelle une compagnie de cadets. Ils firent l'exercice, mais comme le jour commençait à finir, et qu'ils avaient résolu d'aller voir M. l'archevêque, l'ambassadeur dit qu'il était accoutumé à voir de la noblesse et des troupes, mais qu'il ne verrait pas partout des archevêques comme celui de Cambrai. Ils allèrent dans son église, où ils le trouvèrent à la tête de son chapitre. Après le compliment de ce corps, les ambassadeurs ne voulurent point avancer que M. l'archevêque ne passât devant eux, et lui dirent qu'ils avaient ouï parler de sa piété et de sa grandeur, de toutes manières. Ce prélat leur fit voir tout ce qu'il y avait de plus curieux dans son église, et leur en fit entendre la musique et les orgues. Il voulut ensuite les reconduire jusqu'à la porte, quoique les ambassadeurs s'efforçassent de l'en empêcher, ne croyant pas qu'il se dût donner ces soins. Quand ils furent de retour chez eux, le major alla prendre le mot et on lui donna : Il achèvera son ouvrage. Ce mot regarde le roi et M. le comte de Montbron, et ce n'est pas à moi à raisonner la-dessus.

Ils partirent le lendemain avec tous les honneurs que vous ai souvent répétés, et prirent le chemin de Péronne. Ils dînèrent à Fins. Péronne est une place très forte, et passe pour une des clés de la France. Elle est en Picardie sur la rivière de Somme. Outre les ouvrages qui la défendent, ce qui contribue à la rendre forte, ce sont les marais qui l'environnent. Les Espagnols ont tâché souvent de la surprendre, et ils n'ont pu en venir à bout. On attendait les ambassadeurs dans cette ville-là avec beaucoup d'impatience, et quoiqu'il n'y ait point de garnison, tout y avait l'air guerrier. Les habitants ne peuvent oublier les exercices militaires, auxquels ils ont toujours paru si habiles, quoique les conquêtes de Sa Majesté les aient mis à couvert des alarmes, dont ils n'ont jamais été épouvantés, ayant hérité de la valeur et de l'intrépidité de leurs pères. 31 drapeaux avaient été mis dès le matin aux fenêtres de l'Hôtel de Ville pour annoncer au peuple la venue des ambassadeurs. L'on avait donné ordre de tenir toutes les boutiques fermées. Enfin, tout avait été disposé pour une réception aussi galante que guerrière par les soins de MM. de Ville et par le zèle de M. Aubé, major. C'est un gentilhomme qui s'acquitte si bien de tout ce qui regarde cette dignité, qu'il a déjà été choisi plusieurs fois pour la remplir, tant MM. de Ville ont de plaisir à le voir à leur tête. Aussi peut-on dire qu'un homme de ce caractère se distingue toujours dans tout ce qu'il fait. M. le marquis d'Hocquincourt (11), gouverneur de Péronne, avait expliqué à MM. de Ville les intentions du roi, et c'est ce qui les rendait si zélés. Ce marquis étant accompagné de M. de la Broue, lieutenant de roi, du commandant du château, de l'état-major de la place, et de beaucoup de noblesse de son gouvernement, se rendit à la porte de la ville, ainsi que MM. les major et échevins, où ils attendirent les ambassadeurs. Lorsqu'ils furent arrivés au pont-levis de la ville, M. le marquis d'Hocquincourt leur présenta ses clés par trois fois et M. Aubé leur présenta aussi les siennes que Sa Majesté veut bien confier au major de la ville. Ce privilège lui est glorieux, et mérite d'être remarqué. Les ambassadeurs entrèrent ensuite au bruit du canon et du carillon des cloches, et passèrent au travers de seize compagnies du régiment de l'armée qui formaient deux haies jusqu'à l'hôtel qui leur avait été préparé. Les officiers de ce régiment les saluèrent de la pique, et les enseignes avec leurs drapeaux. La garde de leur logis était de 50 mousquetaires détachés, commandés par le plus ancien capitaine, un lieutenant, et l'enseigne colonelle avec drapeau de la Pucelle (12). On voit mis au-dessus de la porte de ce même logis les armes du roi de Siam, environnées de lauriers et de fleurs. Peu de temps après que les ambassadeurs furent arrivés, M. le marquis d'Hocquincourt, toujours accompagné de même qu'il avait été à la porte de la ville, vint les saluer. MM. de Ville s'étant aussi rendus au même lieu, M. Aubé, major, qui restait à leur tête, leur fit compliment au nom de ce corps, et s'expliqua en ces termes :

Messeigneurs,

Les Magistrats de Péronne viennent paraître devant vous. Ils souhaiteraient de pouvoir assez bien répondre aux volontés du roi leur maître pour vous recevoir avec toute la magnificence que vous méritez. Dieu qui tient les cœurs des rois dans ses mains, a fait un miracle d'avoir uni deux grands rois d'une étroite amitié, malgré le grand éloignement de leurs États, et les vastes mers qui les séparent. Il semble qu'il vienne d'en faire encore un nouveau, en faveur de notre chère ville de Péronne, puisque nous voyons Vos Excellences dans ses murs, et cette ville toute remplie qu'elle est de la gloire que nos père lui ont acquise dans les siècles passés avait encore besoin de cette heureuse journée pour celle de leurs successeurs, qui assurent Vos Excellences par la bouche de leurs magistrats du profond respect qu'ils ont pour vous, et des vœux qu'ils feront afin que cette union dure éternellement.

L'interprète demanda à M. Aubé s'il avait une copie de son discours. Il lui répondit que oui, parce qu'il savait que les ambassadeurs en avaient demandé dans plusieurs villes où ils avaient passé, et l'interprète l'ayant reçue des mains de ce premier magistrat, la lut et l'expliqua ensuite aux ambassadeurs. Le premier ambassadeur répondit qu'ils étaient bien obligés à Messieurs les Magistrats de Péronne, de l'honneur qu'ils leur rendaient. Qu'ils s'en souviendraient quand ils seraient de retour dans les États du roi leur maître ; que l'alliance qui venait d'être contractée entre les deux rois durerait autant que le soleil et la lune, qu'ils se recommandaient à leurs prières, et qu'ils croyaient qu'il y aurait un jour beaucoup de chrétiens dans le royaume de Siam, et que les Français deviendraient siamois, et les Siamois français. Le chapitre et le baillage vinrent ensuite les complimenter. Le Baillage avait à sa tête M. Vaillant, lieutenant général, et le chapitre M. l'abbé Le Vestier, docteur de la Maison et Société de Navarre, et doyen du chapitre de Péronne. Il était accompagné de plus de trente chanoines et du clergé de ses quatre paroisses. Voici de quelle manière il parla :

Monseigneur,

Si tous les peuples sont dans l'admiration des rares qualités de l'auguste monarque dont Votre Excellence représente dignement la personne, s'ils ne peuvent assez élever la sagesse qui règle toutes les nations, et particulièrement le zèle qui lui a fait rechercher l'amitié de notre invincible monarque, avec quelles marques d'estime et de vénération ne devons-nous pas recevoir les ambassadeurs d'un prince si accompli. Quelle joie ne devons-nous pas faire paraître du bonheur que nous avons de posséder les ministres d'un prince si recommandable et si cher à toute l'Église, dont il veut bien être le protecteur dans les royaumes les plus éloignés. Illustres ambassadeurs, que le ciel bénisse les démarches que vous faites pour la gloire d'un si grand et d'un si aimable prince ; que la bienveillance dont vous voulez bien honorer les ministres du Très-Haut vous soit à jamais une semence d'immortalité ; enfin que votre prudence, votre sagesse et toutes les héroïques qualités qui vous font estimer et chérir de Louis le Grand et de tous ses peuples soient un jour couronnées des splendeurs de la sagesse éternelle, de ses trésors infinis, et de ses richesses inépuisables. Ce sont, Monseigneur, les vœux et les plus ardents désirs de toute cette compagnie, et en particulier de celui qui a l'honneur de parler ici pour elle.

Pendant que les ambassadeurs étaient occupés à écouter ces harangues et à faire des réponses aussi spirituelles qu'obligeantes, le major et l'aide-major du régiment de milice firent faire un mouvement aux troupes qui vinrent en bon ordre dans la place où ils les mirent en bataille, devant l'hôtel des ambassadeurs. Le lieutenant-colonel était à la tête, à cause de l'indisposition du colonel. Une partie des capitaines faisait un front. Les lieutenants étaient dans les divisions, et la queue était fermée par le reste des capitaines. Ils avaient tous des plumes blanches. L'ordre ayant été donné ensuite pour les vins de présent, ils furent portés dans des cannes par douze huissiers de ville, qui avaient à leur tête les avocats et procureurs du roi de l'Hôtel de Ville, précédés du major et de l'aide-major de la milice avec les trente drapeaux des Arts et Métiers qui étaient portés par leurs enseignes, au son d'un fort grand nombre de tambours. Le maréchal des logis était à la queue. Ils entrèrent en cet ordre chez les ambassadeurs, auxquels l'avocat de la ville fit compliment et présenta les vins. L'ambassadeur répondit qu'ils étaient obligés à Messieurs de Péronne de leur honnêteté, qu'ils voudraient trouver occasion de les servir, et qu'ils n'avaient pas attendu moins d'honneur qu'ils en recevaient sur le récit qu'on leur avait fait de Péronne, qu'ils n'oublieraient jamais.

Ces messieurs s'étant ensuite retirés dans le même ordre à l'Hôtel de Ville, les arquebuses à croc du beffroi tirèrent, ce qui fit sortir les ambassadeurs qui furent surpris de voir le bataillon, dont ils furent salués de nouveau de la pique, après quoi les arquebuses à croc recommencèrent à tirer pour satisfaire leur curiosité. Ils rentrèrent ensuite chez eux, où M. le marquis d'Hocquincourt alla leur demander l'ordre. L'ambassadeur donna pour mot : La Pucelle, et dit que ce mot était assez beau et assez glorieux à la ville pour n'en pas donner un autre. On sait que la ville de Péronne n'a jamais été prise, quoiqu'elle ait été attaquée en 1546 par une puissante armée que commandait le comte Henri de Nassau sous Charles Quint. Les habitants de Péronne la repoussèrent vigoureusement, après avoir essuyé plusieurs assauts.

Les cloches carillonnèrent pendant tout le soir, et toutes les fenêtres de la ville se trouvèrent illuminées, et les rues remplies de feux par les ordres et par les soins de M. Aubé. L'appartement des ambassadeurs étant sur le derrière de l'hôtel où ils étaient logés, M. Storf les avertit de l'état brillant où était la ville. Ils voulurent la voir, et sortirent jusque dans la place, ce qui leur fit dire qu'ils voyaient par-là qu'on n'oubliait rien pour faire honneur au roi leur maître. Comme ils ne séjournèrent point à Péronne, la foule se trouva si grande pour les voir souper, que la curiosité d'une grande partie des dames ne put être satisfaite. L'ambassadeur ayant demandé le plan de la ville à M. le marquis d'Hocquincourt, il le lui fit donner par M. Tison, l'ingénieur de Sa Majesté, de la Résidence de Péronne, avec lequel il l'examina. Le lendemain, le bataillon s'étant remis en deux haie comme le jour précédent, dès six heures du matin, les ambassadeurs partirent à sept au travers de cette double haie. M. le gouverneur, M. le lieutenant du roi, et MM. de Ville les attendaient à la porte de la ville, où ils leur firent de nouveaux compliments, et les ambassadeurs, après les avoir remerciés, sortirent au carillon des cloches et au bruit du canon, et allèrent dîner à Fesnes, d'où ils prirent la route de Saint-Quentin.

C'est une ville sur la Somme, capitale du pays de Vermandois en Picardie. Elle est grande et bien peuplée, et on y fait diverses manufactures. Elle a été aux comtes de Vermandois, et le roi Philippe Auguste l'ayant réunie à la Couronne, elle fut depuis engagée aux ducs de Bourgogne, mais elle en a toujours été retirée avec les autres villes sur la Somme. Philibert Emmanuel, duc de Savoie, gouverneur des Pays-Bas, l'ayant assiégée pour Philippe II, roi d'Espagne, le connétable de Montmorency y jeta quelque secours. Il fut attaqué dans sa retraite, et fait prisonnier avec les ducs de Montpensier et de Longueville. Louis de Gonzague, depuis duc de Nevers, le maréchal de Saint-André, dix chevaliers de l'Ordre et trois cents gentilshommes. Cette bataille, qui fut donnée le 10 août 1557, coûta beaucoup de sang aux Français. Jean de Bourbon, duc d'Enghien, fut trouvé parmi les morts. Les ennemis, sans songer à profiter de l'avantage qu'ils venaient de remporter, s'arrêtèrent au siège de Saint Quentin, où le roi Philippe vint le 27 août. L'amiral Coligny qui défendait cette place, ayant trop tardé à capituler, la fit sauter par cinq brèches et fut fait prisonnier. Elle fut rendue à la France en 1559 par la Paix de Cateau-Cambrésis.

M. d'Abancourt, lieutenant du roi de cette ville, en fit les honneurs en l'absence de M. le marquis de Pradel, lieutenant général des armées du roi, qui en est gouverneur. Il sortit de Sain-Quentin dans un carrosse précédé d'une des gardes de M. de Pradel, tous bien montés, ainsi que les chevaliers de la Couronne, et de la Jeunesse qui l'accompagnaient (13). Ils avaient des plumes blanches et étaient tous fort lestement vêtus, et conduits par leurs capitaines. Il y avait aussi plus de deux cents notables bourgeois qui avaient en tête MM. Boutillier et Tabary, anciens mayeursMaire, bourgmestre en Belgique. de la ville. Ils allèrent plus de deux lieues au-devant des ambassadeurs. M. d'Abancourt descendit de carrosse dès qu'il les eut aperçus, ainsi que M. Ainet, roi de la Couronne. Cette compagnie et celle de la Jeunesse, sont composées des jeunes gens de la ville qui s'accoutument de bonne heure dans les exercices guerriers, se disputent souvent des prix les uns aux autres, et ces prix sont donnés à ceux qui font voir le plus d'adresse. Toutes ces troupes, ainsi que les archets de la maréchaussée, saluèrent les ambassadeurs par une décharge de leurs pistolets, puis les Chevaliers de la Couronne environnèrent leur carrosse l'épée à la main. Celui de M. d'Abancourt allait devant, et était précédé de la maréchaussée. Lorsqu'on fut arrivé à la porte de la ville, le canon des remparts salua, comme il avait fait partout ailleurs. Les ambassadeurs passèrent au travers d'une double haie de bourgeois, dont les rues étaient bordées depuis les première maisons du faubourg jusqu'au lieu qui leur avait été préparé pour leur logement, et qui était gardé par les deux compagnies de canonniers et arquebusiers. Ce logis était fort spacieux, et MM. de Ville avaient pris soin de le faire meubler. Ils avaient fait mettre au-dessus de la porte les armes du roi de Siam, qui brillaient extrêmement par les ornements dont elles étaient environnées. Les ambassadeurs étant arrivés à la porte de ce logis, on fit une décharge de quarante arquebuses à croc, qui étaient aux fenêtres de la Maison de Ville, vis-à-vis de l'hôtel qu'on avait fait préparer pour eux, de sorte qu'ils les entendirent et les virent de leurs fenêtres. Peu de temps après, les majors et échevins en corps, précédés de leurs quatre huissiers à longues robes, et suivis de huit autre de robe courte, qui portaient les vins de présent, vinrent les complimenter. La parole fut portée par M. Rohart, avocat et mayeur de la ville. L'ambassadeur répondit qu'ils étaient fort redevables à Messieurs de Saint-Quentin des honnêtetés qu'ils leur faisaient, et de l'estime qu'ils marquaient pour le roi de Siam ; qu'ils auraient voulu avoir occasion de servir la ville, en revanche de l'honneur qu'ils en recevaient, et qu'ils s'étonnaient de voir de si belle cavalerie et de si belle infanterie dans une place où il n'y avait point de garnison.

L'infanterie ayant ensuite passé devant leur logis, où il fit une décharge, les ambassadeurs prièrent MM. de Ville de la renvoyer, et leur firent de nouveaux remerciements. Ensuite, le chapitre royal de Saint-Quentin les vint saluer en corps, et leur fit aussi ses présents en particulier, ce qui mérite d'être remarqué, puisque ce n'est pas une chose ordinaire aux chapitres. M. l'abbé Gobinet, écolâtre et docteur en théologie, parla en l'absence de M. de Maupéou, doyen, nommé à l'évêché de Castre. L'ambassadeur répondit qu'ils étaient fort obligés à cette Compagnie des honnêtetés qu'elle venait leur faire ; qu'ils savaient de quelle importance était le chapitre de Saint-Quentin, puisqu'il avait l'honneur d'avoir un des plus grands rois de la terre pour son premier chanoine, et qu'il était gardien depuis plusieurs siècles des corps d'un glorieux martyr, et qui avait tant souffert. Que la modestie qu'ils voyaient paraître sur le visage de tous les chanoines leur était une preuve évidente de la bonté de la religion chrétienne ; que le roi de Siam leur maître, qui avait une estime très particulière pour le roi de France, considérait tous ceux de sa religion, et protégeait dans son royaume les évêques, les prêtres, et les missionnaires, pour lesquels il avait fait bâtir des églises.

Il leur demanda qu'ils voulussent bien prier pour le peuple de Siam, et tous les chanoines étant ensuite passés devant lui, il les salua tous chacun en particulier. Après cela, ils reçurent les compliments de MM. du Baillage, de la Prévôté, de l'Élection et du Grenier à selCréés en 1342, les greniers à sel étaient des entrepôts pour le sel de gabelle. Ils avaient également des fonctions de tribunaux pour juger les litiges sur la gabelle jusqu'à la valeur d'un minot (soit environ 52 litres). Les quantités supérieures étaient du ressort des Cours des aides. (Source : Wikipédia). , qui tous ensemble ne firent qu'un corps. Ces compliments étant achevés, M. d'Abancourt leur demanda l'ordre, et l'ambassadeur donna pour mot : Plus chargé de lauriers que d'années, faisant allusion aux grands services de M. le marquis de Pradel, gouverneur de Saint-Quentin, qui a reçu beaucoup de blessures pendant les campagnes qu'il a faites. MM. de Ville firent illuminer le soir les fenêtres de leur hôtel, qui donnait vis-à-vis de celui où les ambassadeurs étaient logés, ce qui éclairait la grande place, qui est une des plus spacieuses, des plus régulières et des plus belles de France. Toute la ville fut aussi illuminée, les ordres ayant été donnés de mettre des lanternes à toutes les fenêtres. On soupa à l'ordinaire. L'assemblée fut remarquable, et les ambassadeurs trouvèrent que le nombre des dames était grand à Saint-Quentin, et qu'il y en avait beaucoup de belles. On leur donna les violons après souper, et quand ils eurent joué longtemps, ils se mêlèrent aux trompettes des Chevaliers de la Couronne, avec lesquels ils s'étaient concertés ; et les plaisirs de cette soirée finirent par le bruit de la décharge d'un grand nombre d'arquebuses à croc, qui étaient à l'Hôtel de Ville.

Le lendemain 17, quelque mandarins et quelques secrétaires allèrent par ordre des ambassadeurs à la grande église, afin de leur faire rapport de ce qu'ils verraient pour l'écrire ensuite, comme ils ont fait dans tous les lieux où ils ont été. Ils trouvèrent cette église très belle, tant pour sa grandeur que pour sa construction. Sur les neuf heures du matin, les ambassadeurs ayant achevé de déjeuner, les mayeur et échevins leur vinrent encore faire compliment par la bouche de M. Rochart. L'ambassadeur leur marqua avec les termes les plus obligeants et les plus forts, qu'on ne pouvait être plus content qu'ils l'étaient de la ville et de lui. Comme ils avaient désiré d'entendre les cloches de la grande église avant leur départ, ils se mirent à la fenêtre, et on les fit sonner à volée, et ensuite carillonner. Ils furent après salués des arquebuses de l'Hôtel de Ville, qu'ils avaient déjà vues et entendues avec plaisir, et partirent précédés des Chevaliers de la Couronne avec leurs étendards, leurs trompettes et tout ce qui peut marquer des troupes réglées, dont ils avaient l'air. Il y avait aussi plus de deux cents bourgeois à cheval, et toute cette cavalerie étant jointe à la maréchaussée, paraissait fort nombreuse. Ils passèrent entre deux haies de bourgeois sous les armes, ainsi qu'ils avaient fait en entrant. Le canon tira à leur sortie, et la cavalerie qui les accompagnait ne les quitta qu'à plus de deux lieues de la ville (14).

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NOTES :

1 - Cette liste a été publiée dans le Mercure Galant d'avril 1687, pp. 185-217. On pourra la consulter ici : Liste des présents

2 - Les bonzes sont vêtus d'une robe jaune ou orangé, couleur safran. Ce sont les talapouines qui sont vêtues d'une robe blanche. La Loubère en parle ainsi (Du royaume de Siam, 1691, I, p. 455) : Les talapouines s'appellent Nang Tchii [นางชี]. Elles sont vêtues de blanc comme les Tapacaou, et ne sont pas estimées tout à fait religieuses. Un simple supérieur suffit à leur donner l'habit, aussi bien qu'aux Nens [เณร : novices], et quoiqu'elles ne puissent avoir aucun commerce charnel avec les hommes, néanmoins on ne les brûle pas pour cela, comme on brûle les talapoins qu'on surprend en faute avec les femmes. On les livre à leurs parents pour les châtier du bâton, parce que les talapoins ni les talapouines ne peuvent frapper personne.

Un siècle et demi plus tard, Mgr Pallegoix apportera quelques précisions supplémentaires : Il y a, aux environs des pagodes, une certaine classe de femmes qu'on appelle nang-xi ; ce sont des veuves qui, ne sachant que devenir, se dévouent au service des phra. L'abbé du monastère leur donne un habit blanc au moyen duquel elles ont droit d'aller demander l'aumône, non seulement pour elles, mais encore pour le monastère auquel elles sont attachées. Si elles se conduisent mal, on les chasse et on les livre à leurs parents pour les châtier. Ces demi-religieuses doivent réciter une espère de chapelet, et l'on dit que quand elles prient, elles sont obligées de se tourner le dos. (Description du royaume thai ou Siam, 1854, II, p. 43).

Image Nonnes (mae chi : แม่ชี) en Thaïlande. 

3 - Les Aduatuques (ou Atuatuques ou Aduatiques), peuple celto-germanique installé en Gaule belgique, entre le Rhin, la Meuse, la forêt Charbonnière et l'Ardenne. 

4 - Ces précisions historiques ont été puisées, comme beaucoup d'autres, dans Le Grand Dictionnaire historique, ou Le mélange curieux de l'histoire sacrée et profane de Louis Moréri (1643-1680) qui fut publié pour la première en 1674 et connu de nombreuses rééditions.

Image Page de titre du Grand dictionnaire historique de Louis Moréri, édition de 1740. 

5 - Premier Livre des Rois, 10, 6 : Ce que j'ai entendu dire dans mon pays était donc vrai. 

6 - Jean-Jacques Keller (1635-1700) et son frère Balthasar (1638-1702), étaient deux fondeurs d'origine zurichoise naturalisés français. Balthasar fut chargé par Louvois d'installer et de diriger une fonderie à Douai, qui fut en état de fonctionner en 1669. On pourra se reporter à l'article d'Agnès Étienne-Magnen : Une fonderie de canons au XVIIe siècle : les frères Keller à Douai (1669-1696) In: In: Bibliothèque de l'école des chartes. 1991, tome 149, livraison 1. pp. 91-105, dont nous extrayons le paragraphe suivant (p. 96) : La construction de cette fonderie avait représenté quarante pour cent du budget militaire alloué à Douai pour l'année 1669 ; c'était bien là une des pièces maîtresses du plan imaginé par Vauban et élaboré par Louvois de faire de Douai le pivot militaire de la frontière nord. 

7 - Saint doute Martin et Martine, les deux jaquemarts qui furent mis en service en 1512 à la base de la tourelle octogonale de l’Hôtel de Ville de l'époque, aujourd'hui disparu. En 1677 durant le siège de Louis XIV, un boulet fracassa la jambe de Martin, qui sera restaurée par le chaudronnier Jean-Baptiste Taisne. (Source : Wikipédia).

Image Martin et Martine, les deux jaquemarts de Cambrai. 

8 - Virgile, l'Énéide, vers 493-494 : Vivez heureux, vous qui n'avez plus à craindre l'inconstance du sort, tandis qu'il nous entraîne encore dans de nouveaux dangers. Votre repos est assuré : vous n'avez plus de mers à parcourir. 

9 - Ludovice victorer & pacis datore : Louis vainqueur et qui donne la paix. Dulcius vivimus : Nous vivons sous un règne plus doux.

Image Nous vivons sous un règne plus doux. Jeton des États de Cambrai, 1678. 

10 - Monsieur Antoine était le surnom d'Antonio Pinto, un élève du collège des Missions Étrangères, fils d'un Portugais et d'une Siamoise. Son don pour les langues (il en parlait couramment quatre) incita l'abbé de Lionne à lui demander de l'accompagner en France en tant que traducteur. Dans une lettre du 14 décembre 1685 adressée à M. de Brisacier, directeur des Missions Étrangère, Jean Joret, professeur du collège écrivait : M. l'abbé de Lionne nous enlève un des meilleurs écoliers, et je crois que quand vous l'aurez connu, vous souhaiterez que tous les autres lui soient semblables. (Cité par Adrien Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, p. 101). Les dons d'Antoine Pinto ne s'arrêtaient pas aux langues. Il était également un fin théologue qui, lors de son séjour en France, soutint brillamment une thèse en Sorbonne. La thèse fut dédiée au roi. Tout Paris y accourut, les prélats y assistèrent en bon nombre, et tous avouèrent qu'on ne pouvait pas mieux satisfaire que ce Siamois venait de s'en acquitter. (Mémoires de Bénigne Vachet, cité par Launay, op. cit. p. 185). 

11 - Georges de Monchy, marquis d'Hocquincourt, chevalier des Ordres du Roi (1688), gouverneur de Péronne, Lieutenant-général des Armées du Roi (1655), mestre de camp du régiment de Bretagne, il s’oppose à son père qui voulait livrer la ville de Péronne aux Espagnols. (Wikipédia). 

12 - Sans doute le lys et la couronne, la bannière de Jeanne d'Arc.

Image La bannière de Jeanne d'Arc. 

13 - Les Chevaliers de la Couronne et de la Jeunesse étaient des compagnies d'arquebusiers de la ville de Saint-Quentin. Le titre de Roi de la Couronne était décerné au porte-étendard de la compagnie, vainqueur d'un concours d'adresse dont le prix était une couronne. 

14 - Les archives de Saint-Quentin conservent un procès-verbal de la réception des ambassadeurs siamois, tome XVIII des Registres de la Chambre du Conseil, volume in-folio catalogué sous la rubrique : Registre X, vin de présent aux entrées des rois princes, etc. Ce texte a été reproduit dans la plaquette de Georges Lecocq : Les ambassadeurs de Siam à Saint-Quentin en 1686, Paris, Rouveyre, 1874. Ce document témoigne du trouble fébrile qui pouvait agiter une petite ville de province à l'arrivée de ces exotiques personnages. Nous le reproduisons ci-après in extenso :

Le jourd'hui, seizième de novembre 1686, les trois ambassadeurs du roi de Siam étant à recevoir en cette ville, et MM. les mayeur et échevins ayant résolu de contribuer de leur part tout ce qui dépendra d'eux pour leur rendre les honneurs dus à leur caractère, ont ordonné entre autres choses l'enregistrement de l'ordonnance du roi, ci-dessous :

De par le roi,

Sa Majesté désirant que les honneurs dus au caractère des ambassadeurs du roi de Siam leur soient rendus dans tous les lieux où ils passeront, elle ordonne aux maire et échevins de ses villes et places, de satisfaire à ce qui est en cela de sa volonté et d'ajouter créance à ce qui leur sera dit sur ce sujet par le sieur Storff, gentilhomme ordinaire de la Maison de Sa Majesté, qu'elle envoie pour conduire lesdits ambassadeurs. Mande en outre à tous gouverneurs et ses lieutenants et autres officiers de tenir la main à l'exécution du présent ordre.

Fait à Versailles, le sixième octobre 1686.

Signé : Louis.

Et en conséquence dudit ordre, mesdits sieurs ont encore ordonné que cette publication sera faite de ce qui suit :

Le tout à peine de cent livres d'amende.

Et ledit jour sur les trois heures après midi, lesdits ambassadeurs venant de Péronne et conduits par le sieur Storff, gentilhomme ordinaire de la Maison du roi sont entrés par la porte Saint-Martin en cette ville, au bruit du canon des remparts et des arquebuses à croc de l'Hôtel de ville, et ont descendus au Griffon leur logis, à la porte duquel était pendu un blason à fond bleu portant un éléphant blanc.

M. D'abancourt, lieutenant de roi au gouvernement et y commandant par l'absence de M. de Pradel, gouverneur, était allé hors de la ville au-devant d'eux et en carrosse, précédé des gardes de M. le gouverneur et suivi des officiers de l'état-major et autres. Une compagnie de cavalerie bourgeoise était allée jusques à Holnon, et les Chevaliers de la Couronne jusqu'à Vermand. À l'entrée de la ville, la maréchaussée marchait la première. Elle était suivie des gardes ayant à leur tête le sieur de la Motte, leur capitaine. Ensuite, mondit sieur d'Abancourt était dans son carrosse ; après, le sieur d'Anglure, major de la place, était seul à cheval devant le carrosse des ambassadeurs où était le sieur Storff, et la marche était terminée par les deux compagnies de cavalerie ; le tout entre deux haies de bourgeois sous les armes, depuis la porte Saint-Martin jusqu'au Griffon.

Les ambassadeurs, étant arrivés en leur logis, le Corps de ville les y a été complimenter ; la parole portée par M. le mayeur et le discours achevé, le premier des ambassadeurs y a fait une réponse obligeante ; après quoi l'interprète, ayant demandé et reçu par écrit le compliment de M. le mayeur, il lui a été dit qu'étant un peu long, le temps ne lui permettait pas de l'expliquer à MM. les ambassadeurs et que ce serait pour le soir. Cela fait, le vin leur a été présenté aussi bien qu'à M. Storff à qui le Corps de ville avait fait un petit compliment. Les ambassadeurs ont été ensuite visités par les autres corps de justice, et même par MM. du Chapitre qui leur ont fait les présents ordinaires.

Une garde composée des compagnies entières des archers et des arquebusiers avait été posée à leur hôtel avant leur arrivée, et elle y est demeurée jusqu'à leur départ ; auxquels archers et arquebusiers la ville avait adjugé ladite garde par préférence aux compagnies des quatre Quarteniers. La nuit, outre un grand falot qui des fenêtres de l'Hôtel de ville éclairait toute la place, il y avait encore aux fenêtres des maisons particulières, et sur la même place et dans les rues, des lanternes allumées qui faisaient une très agréable illumination.

Les ambassadeurs avaient donné pour mot du guet plus de lauriers que d'années. Sur les dix heures du soir, les Chevaliers de la Couronne s'étant rendus à la porte des ambassadeurs, avec des violons et des trompettes, y ont fait jouer des sérénades et des fanfares, et vers le même temps il s'est encore fait une décharge des arquebuses à croc.

Et ce jourd'hui dimanche dix-septième, les quatre compagnies des Quarteniers se sont réunies sous les armes au matin et, après avoir défilé en bon ordre et à la vue des ambassadeurs qui étaient aux fenêtres, elles ont encore formé une double haie depuis le Griffon jusqu'à la porte d'Isle, précédées des archers et des arquebusiers aussi en haie. Les Chevaliers de la Couronne ont remonté à cheval, aussi bien que l'autre compagnie des bourgeois, et après que MM. les mayeur et échevins eurent été chez les ambassadeurs faire les adieux, les ambassadeurs, sur les dix heures du matin, sont sortis du Griffon au bruit des arquebuses à croc, et ensuite, de la ville, au bruit du canon, précédés des Chevaliers de la Couronne et suivis de l'autre compagnie de cavalerie bourgeoise. Ces deux troupes les ayant accompagnés assez loin sur le chemin de la Fère, elles ont été contraintes de céder aux instances honnêtement réitérées qu'ils leur ont faites de revenir, ce qu'elles ont fait après s'être mises en haie et les avoir tous salués de l'épée. 

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16 février 2019