Mercure Galant de janvier 1687.
3ème partie. Le Jeu du monde. Réception aux Missions Étrangères. Compliments en diverses langues. Soutenance de thèse en Sorbonne. Réception au collège Louis-le-Grand. Réception chez M. le Prince. Le Te Deum de Lully.

Page du Mercure Galant

Le jour suivant, ils allèrent chez M. Jaugeon, voir un jeu appelé Jeu du monde (1), qui est de la longueur d'un billard, et sur lequel on voit une carte de la terre. L'ambassadeur en fit lui-même la description, et montra toutes les parties de l'Europe, et le chemin qu'on pouvait prendre pour aller par terre de Paris à Siam. Il examina la grandeur de la France, et le peu d'étendue du pays de ceux qui ont voulu s'ériger en arbitres des rois. Il dit que ce jeu était fort ingénieux, et que c'était le moyen d'apprendre la géographie en très peu de temps. Il joua une partie avec M. Jaugeon, et ce dernier la perdit, quoiqu'il fût le maître et l'inventeur du jeu. L'ambassadeur dit ensuite que s'il avait à son retour les vents favorables que ceux qui avaient conduit adroitement son petit vaisseau, il arriverait en peu de temps à Siam. Il fit encore le tour du lieu qu'il décrivit de nouveau, et remercia ensuite M. Jaugeon, qui lui fit voir plusieurs dessins de son invention.

Les ambassadeurs ayant témoigné plusieurs fois à M. l'abbé de Lionne et à M. Brisacier, supérieur du séminaire des Missions Étrangères, le désir qu'ils avaient depuis longtemps de leur rendre visite dans leur maison, en fixèrent enfin le jour au 10 décembre. Comme le premier ambassadeur était allé ce jour-là seul avec M. Storf à Versailles pour conférer avec M. le marquis de Seignelay, on alla sur les trois heures après-midi proposer aux deux autres de venir voir la Maison des incurables (2). Ils répondirent sans hésiter qu'ils ne voulaient point se partager ce jour-là, qu'ils ne sortiraient que pour aller au séminaire, et que s'ils avaient suivi leur inclination, ils se seraient acquitté beaucoup plus tôt de ce devoir.

Sitôt qu'on apprit qu'ils arrivaient, on alla les recevoir à la descente de leur carrosse, et on les conduisit dans un lieu où M. l'abbé de Choisy leur présenta du thé dans les petits vases d'or et d'argent que M. Constance lui a donnés à Siam, et fit brûler du bois d'aquila (3) qui parfuma l'air en un moment. Il était six heures lorsque le premier ambassadeur revint de Versailles. Il les trouva en conversation avec M. l'évêque duc de Laon qu'ils avaient vu à La Fère, où ce prélat était allé exprès pour les saluer au retour de leur voyage de Flandre. M. le marquis de Cœuvres, son frère, qu'ils savaient être le beau-frère de M. l'abbé de Lionne, était aussi avec eux, ainsi que M. d'Aligre, MM. les abbés Le Pelletier et de Nesmond, les pères Couplet et Spinola, jésuites, et quelques autres personnes de mérite que l'on avait eu soin d'inviter (4).

La conversation ayant été interrompue, ils se fit d'abord un peu de silence, et M. de Brisacier accompagné des ecclésiastiques de sa maison, prit cet intervalle pour faire un compliment fort court, qui prépara l'esprit des ambassadeurs à en entendre quatre autres en diverses langues. Voici les termes de ce compliment :

Messeigneurs,

Un mérite aussi universel et aussi universellement reconnu que le vôtre devrait être publié en toutes sortes de langues, et nous souhaiterions pouvoir assembler ici les différentes nations de l'Europe pour honorer par leur bouche votre grand roi dans Vos Excellences, de même que ce puissant monarque a honoré à Siam, par la députation des divers peuples de l'Orient, notre incomparable monarque dans la personne de son ambassadeur extraordinaire (5). Mais sans former de vains désirs, et sans rien emprunter des royaumes étrangers, souffres, Messeigneurs, que plusieurs prêtres de cette Maison, qui vous vont complimenter après moi, se partagent entre eux pour louer en plus d'une manière des talents et la conduite que tout le monde admire en vous, et qu'ils emploient ce que l'hébreu a de savant, ce que le grec a de poli, ce que le latin a de grave et ce que le siamois doit avoir d'agréable à votre égard, pour rendre séparément et diversement à vos éminentes qualités les profonds respects qui leur sont dus, et pour répondre à l'honneur de votre visite et aux marques de vos bontés par les témoignages sincères d'une estime et d'une reconnaissance éternelle.

Ils furent ensuite complimentés en Hébreu au nom des pensionnaires du séminaire, et à la fin de chaque compliment, on lisait la traduction siamoise qui en avait été faite, partie par le sieur Antoine Pinto, acolyte du séminaire de Siam, et partie par le sieur Gervaise (6), l'un des ecclésiastiques français que feu M. l'évêque d'Héliopolis avait mené avec lui dans son dernier voyage aux Indes. Voici la traduction de ce compliment hébreux en notre langue :

Messeigneurs,

Cette maison reçoit aujourd'hui un honneur qu'elle n'eût jamais osé espérer. Elle est établie pour envoyer des hommes apostoliques dans les royaumes les plus éloignés, et c'est ce qu'elle a toujours fait depuis son établissement. Mais qu'elle dût recevoir jamais trois illustres ambassadeurs venus des extrémités de la terre, c'est ce qu'elle a peine à croire, quand même elle le voit. Dans l'excès de la joie qui la transporte, elle ne peut, Messeigneurs, que vous conjurer d'être très persuadés de sa reconnaissance respectueuse, et de l'ardeur continuelle qu'elle a à prier le dieu du ciel et de la terre qu'il ajoute aux biens dont il a déjà comblé vos excellences, la parfaite connaissance de celui qui les leur a faits.

L'hébreu fut suivi du grec, et l'on leur fit ce troisième compliment au nom de ceux qu'on élève dans cette maison pour les Missions Étrangères. Voici comme il a été rendu en notre langue :

Messeigneurs,

Entre toutes les personnes demeurent dans cette Maison que vous avez bien voulu honorer aujourd'hui de votre présence, nous croyons que nul n'a ressenti plus de joie que nous, qui y sommes pour nous rendre dignes de passer dans votre pays, quand nos supérieurs voudront bien nous y envoyer. Ce qui nous y porte, c'est le désir de procurer au royaume de Siam qui a toutes les autres richesses, la seule qui lui manque, et sans laquelle toutes les autres lui seraient inutiles, c'est la connaissance et l'amour du vrai Dieu, créateur du ciel et de la terre, et rien ne pourrait nous donner plus de joie et l'espérance de réussir dans ce dessein que toutes ces excellentes qualités que la France admire en vos personnes. Cette douceur et cette affabilité que vous avez témoignées envers tout le monde ne nous laisse pas d'espérer que les peuples de Siam répondent favorablement à ceux qui consacreront leur vie et leurs travaux pour leur porter les lumières de l'Évangile de Jésus-Christ. Cette merveilleuse pénétration d'esprit que vous avez fait paraître en toutes sortes de rencontres nous a fait concevoir la facilité avec laquelle ces mêmes personnes se laissent persuader des vérités que nous désirons leur enseigner. Votre équité, votre modération, votre sagesse, et toutes vos autres vertus jointes à celle-ci, nous remplissent de vénération pour vos Excellences, aussi bien que de joie en nous-mêmes, et nous portent avec encore plus d'ardeur à demander incessamment au vrai dieu tout-puissant et infiniment bon de vous conserver toujours une parfaite santé, de vous accorder un heureux séjour dans votre patrie, et la joie de retrouver le roi de Siam comblé d'un nouvel excès de gloire. Mais surtout, nous ne cesserons jamais de demander à ce dieu éternel et qui dispose des cœurs des hommes comme il lui plaît, qu'il vous fasse la grâce de le connaître et de l'aimer, et d'être éternellement comblés de joie avec lui.

Après cela, il furent complimentés en latin au nom des ecclésiastiques du séminaire qui doivent partir avant les ambassadeurs. M. l'abbé de Lionne finit en Siamois, au nom des ouvriers apostoliques qui travaillent à Siam et dans les royaumes voisins. Voici ce qu'il dit en cette langue :

Jusqu'ici, Messeigneurs, j'ai vu avec une extrême joie l 'empressement extraordinaire que toute la France a fait paraître à témoigner l 'estime, le respect et l 'admiration qu'elle a pour le très puissant roi, votre maître, et pour vous en particulier, qui soutenez ici excellemment sa dignité. Voici l 'unique occasion où je peux mêler ma voix aux applaudissements publics et vous marquer quelque chose de mes sentiments sur ce sujet. J 'ose dire qu'ils surpassent ceux de tout le reste des hommes, et pour en convenir, vous n'avez qu'à faire réflexion aux raisons singulières et personnelles que j 'ai de parler ainsi. Les autres connaissent à la vérité le roi de Siam sur ce que la renommée a publié de ses grandes qualités. Mais quoi qu'elle ait dit du rang éminent qu'il tenait entre tous les princes de l 'Orient et de la richesse de ses trésors, de la pénétration étonnante de son esprit, de la sagesse de son gouvernement, de l 'application infatigable qu'il donne aux officiers de son État, de son discernement et de son amour du véritable mérite, de cette merveilleuse ardeur qu'il a de tout connaître et de tout savoir, de cette habileté qui, sans rien diminuer de sa grandeur, lui apprend à se proportionner à tout le monde, et qui attire chez lui ce prodigieux nombre d 'étrangers, et ce qui nous touche de plus près, de cette bonté particulière qu'il a pour les ministres du vrai Dieu, tout cela, dis-je, quelque grand qu'il soit, n'est-il pas encore au-dessous de ce que découvrent en sa personne royale tous ceux qui ont le bonheur de l 'approcher et ce que j 'y ai découvert tant de fois moi-même ?

Il en est ainsi à proportion des jugements avantageux que l 'on a portés ici de Vos Excellences. On a admiré, par exemple, et l 'on n'oubliera jamais la justesse et la fertilité de vos réponses ; cependant on n'a souvent connu que la moindre partie de leur beauté, elles en perdaient beaucoup dans le passage d'une langue à l 'autre, et moi-même j 'avais une espèce d 'indignation de me voir dans l 'impossibilité de leur donner tout leur agrément et toute leur force. On a admiré ce fond de politesse qui vous rend capable d'entrer si aisément dans les manières particulières de chaque nation, quelques différentes que toutes ces nations soient entre elles. On a admiré cette prodigieuse égalité d 'âme et cette paix qui ne se trouble jamais de rien ; on a admiré enfin tant d'autres qualités excellentes qui éclatent tous les jours dans vos personnes ; cependant, ceux qui en ont été touchés ne vous ont vu que comme en passant. Qu'aurait-ce été s'ils avaient eu le moyen de vous considérer plus à loisir et de plus près ?

Les ordres du très grand roi de Siam m'ont procuré cet avantage, lorsqu'il a joint à tous les témoignages de bonté qu'il m'avait déjà donnés, celui de souhaiter que je vous accompagnasse en France. Vous y avez ajouté mille marques touchantes de votre amitié, et la nature seule qui inspire à tous les hommes la reconnaissance, suffirait pour me donner les sentiments les plus respectueux pour votre grand prince, les plus tendres pour vos personnes, et les plus zélés pour votre nation. Mais Dieu, dont la providence conduit tout avec une sagesse et une bonté admirable, a pris soin lui-même de fortifier infiniment ces sentiments dans mon cœur, en me confirmant dans le dessein de passer ma vie avec vous, et de la consacrer à votre service, pour tâcher de contribuer à votre bonheur éternel.

La lecture de tous ces compliments étant finie, le premier ambassadeur dit qu'ils étaient très obligés au séminaire des honnêtetés qu'il leur faisait, qu'ils lui donnaient avec plaisir par leur visite une nouvelle marque de leur estime ; que le roi, leur maître, leur avait ordonné de prendre confiance en ceux qui gouvernaient cette Maison, qu'ils rendraient le compte exact à Sa Majesté des services importants qu'ils recevaient d'eux tous les jours depuis leur arrivée à Paris, qu'ils n'avaient été en aucun lieu plus volontiers que chez eux, et que s'ils pouvaient quelque jour dans leur pays donner à leurs missionnaires des témoignages effectifs de leur affection et de leur reconnaissance, ils le feraient avec la plus grande joie du monde.

À peine eut-il cessé de parler qu'on vint avertir que la table était servie. C'était une table ovale à vingt couverts, placée dans un réfectoire qui était fort éclairé de bougies. Le repas fut un ambigu, où il y eut, pour marque de distinction, un double service devant les ambassadeurs, et où l'abondance, la délicatesse et la propreté parurent également partout. La dépense en fut faite par une personne de piété, qui ayant appris l'honneur que les ambassadeurs voulaient faire au séminaire de le visiter, et l'embarras où se trouvait le supérieur sur la manière de les recevoir, (parce qu'il ne croyait pas que, selon leurs idées, il convînt à l'humilité de sa profession, ni à la pauvreté de sa Maison, de faire un repas qui répondît à la grandeur de leur caractère et au mérite de leurs personnes), le pria de ne se mettre en peine de rien, et se chargea généreusement de pourvoir à tout. Chaque ambassadeur et chaque mandarin avait derrière lui un homme appliqué uniquement à le servir, et on donna de si bons ordres pour tout le reste, que tout se passa sans confusion et sans bruit. Ainsi, la tranquillité qui régna toujours fit assez voir qu'on était dans une communauté réglée. M. de Brisacier, qui n'ignorait pas combien les ambassadeurs sont choqués des dépenses que font les prêtres, jugea qu'il était à propos de leur déclarer de bonne foi la chose comme elle était, et de leur dire, pour les prévenir en les conduisant au réfectoire, que s'ils trouvaient dans la collation qu'on leur allait faire, quelque sorte de magnificence, ils n'en devaient pas être scandalisés comme d'un excès condamnable dans une maison ecclésiastique, mais qu'ils devaient plutôt l'agréer comme un effet louable du zèle d'une personne dont il n'avait pas cru devoir borner la générosité dans une occasion où il ne pensait pas qu'on pût trop faire pour eux.

Pendant que les maîtres étaient à table, on en servit une autre à six couverts, dans un lieu tout proche, pour les interprètes et les secrétaires. Les gens mangèrent ensuite, et avant dix heures, les ambassadeurs se retirèrent dans leur hôtel avec de grandes marques de satisfaction.

MM. du séminaire des Missions Étrangères étant bien aises de faire connaître à tout le monde, pour l'honneur de la nation siamoise, de quoi sont capables les esprits de Siam dans les sciences, avaient conçu le dessein de faire soutenir en Sorbonne M. Antoine Pinto, né à Siam d'un père de Bengale et d'une mère du pays (7). Leurs amis, aussi bien que les ambassadeurs, approuvèrent ce dessein, et on leur conseilla de faire demander au roi la permission de lui dédier la thèse de cet étranger. M. l'archevêque de Paris eut la bonté d'accorder en cela sa médiation au supérieur du séminaire, et se chargea volontiers de faire agréer la chose. Ce prélat donna rendez-vous à Versailles à M. l'abbé de Lionne, à M. l'abbé Roze qui devait faire son auliqueC'est un acte que soutient un jeune théologien dans la grande salle de l'archevêché de Paris, et auquel préside celui qui doit prendre le bonnet de docteur. (...) L'aulique se commence par une harangue de M. le Chancelier de Notre-Dame à Celui qui doit être reçu docteur, et à la fin de la harangue, il lui donne le bonnet. Le jeune docteur aussitôt lui fait son compliment et préside à l'acte qui s'appelle aulique, du mot latin aula, qui veut dire la salle où il se soutient. (Richelet)., à M. de Brisacier et au sieur Pinto, le vendredi 27 décembre, pour présenter la thèse à Sa Majesté. Elle marqua l'heure après son dîner, et dès qu'il sortit de table, M. de Brisacier lui dit en montrant M. Pinto qui tenait à la main une thèse de satin avec une dentelle d'or et d'argent autour : Sire, c'est un ecclésiastique siamois, qui élevé et instruit depuis l'âge de neuf ans par vos sujets dans votre collège de Mapran (8), par reconnaissance pour sa nation, que vous comblez ici de grâces et d'honneurs et pour nos missions que vous continuez de soutenir par votre protection et par vos bienfaits, ose vous présenter sa thèse avec la permission que Votre Majesté a bien voulu nous en donner. Le roi interrompit en cet endroit, et dit : Je la reçois très volontiers. M. de Brisacier reprit : Il n'est rien, Sire, que nous n'eussions voulu faire en cette occasion, pour marquer mieux à Votre Majesté nos profonds respects, mais nous avons su que Votre Majesté jugeait à propos que des missionnaires se distinguassent plutôt par l'humilité et par la modestie, que par la dépense et par l'éclat. Le roi prit encore ici la parole pour dire fort obligeamment : Je serais fâché que vous eussiez fait davantage. M. de Brisacier poursuivit : Nous nous réservons, Sire, à reconnaître en silence au pied des autels vos bontés royales, c'est là que depuis plus d'un mois nous demandons à Dieu avec instance, par des sacrifices et des prières particulières, la prompte guérison de Votre Majesté, et c'est là que désormais nous rendons à ce même Dieu, par nos très humbles actions, la grâce pour la parfaite santé où nous avons l'honneur et le plaisir de la voir. Sa Majesté répliqua d'un air plein de douceur et de bonté : Vous me ferez plaisir de prier pour moi. Et après qu'elle eut regardé son portrait, qu'elle trouva bien, on lui fit une profonde révérence, et on se retira.

Le jour que cette thèse fut soutenue en Sorbonne, les ambassadeurs y allèrent, tant par cette raison que pour voir un lieu si renommé par toute la terre. Ils y arrivèrent sur les deux heures après midi, et furent reçus en descendant du carrosse par des anciens docteurs de la maison qui les conduisirent dans une chambre contiguë à la salle où le Siamois devait soutenir. Le plus ancien des docteurs leur fit compliment et leur marqua que la Sorbonne se croyait obligée de remercier le roi de Siam en leurs personnes de la protection qu'il a la bonté de donner en son royaume à quelques docteurs du collège de Sorbonne, et à quelques missionnaires qui étaient partis d'Europe pour aller aux Indes, à dessein d'y annoncer la religion chrétienne. Il ajouta qu'il priait Vos Excellences d'avoir la bonté de témoigner au roi de Siam la reconnaissance qu'aurait toujours la Sorbonne de la bienveillance qu'il témoignait à ces docteurs missionnaires. L'ambassadeur répondit que le roi, son maître, continuerait de permettre à chacun le libre exercice de la religion qu'il professait, et principalement de la religion chrétienne, qu'il permettrait qu'elle fût annoncée à ses sujets, et qu'ils en fissent même profession ; qu'il estimait particulièrement les missionnaires et les appuyait de son autorité royale dans leurs fonctions apostoliques, et qu'ils ne manqueraient pas à leur retour de lui témoigner la reconnaissance que la Sorbonne en avait, et les remerciements qu'elle lui en faisait.

On les conduisit ensuite à l'église. Il en examinèrent l'architecture qu'ils trouvèrent belle, et les autels magnifiques. Il admirèrent en sortant le vestibule qui regarde sur la cour, et la belle symétrie de tout le bâtiment. Après cela, on les fit monter dans la bibliothèque. Ils furent d'abord surpris à la vue d'un si grand vaisseau, et si élevé et rempli jusqu'au haut d'une si grande quantité de livres, imprimés ou manuscrits. M. le bibliothécaire fit voir à l'ambassadeur un Tite-Live manuscrit, rempli de très belles miniatures, qui représentent les sièges et les combats des Romains. L'ambassadeur le feuilleta et le considéra avec plaisir, et pendant ce temps, le bibliothécaire présenta aux deux autres, et particulièrement au second ambassadeur qui a beaucoup voyagé, ainsi que je vous l'ai déjà dit, un Alcoran bien écrit en arabe sur du papier de la Chine (9). Ils s'arrêtèrent beaucoup à quelques livres modernes qui représentaient les triomphes de Sa Majesté. L'ambassadeur considéra aussi quelques globes ; il marqua du doigt sur celui de la terre le chemin de Siam, et nomma les îles qui en sont les plus proches. Il parcourut ensuite le globe céleste, nomma plusieurs étoiles en sa langue, et fit paraître qu'il les connaissait et leur situation. Après avoir parcouru la bibliothèque, ils descendirent dans la salle où on devait faire l'acte, et avant que de s'asseoir, ils saluèrent le portrait du roi qui était posé sous un dais, ils saluèrent ensuite le président et sa compagnie, et ne sortirent qu'à la fin de l'acte. M. Pinto fut fort applaudi et fort exhorté à continuer ses études. Les ambassadeurs étant surpris du bruit que firent les applaudissements que le Siamois reçut, ils demandèrent si l'on n'était pas content. On leur expliqua ce que c'était que les battements de mains qu'ils entendaient, et ils se montrèrent ravis de voir qu'un homme de leur nation eût paru dans une si belle assemblée, et dans un corps aussi savant que celui de la Sorbonne. Ils furent reconduits par quelques docteurs jusqu'à leur carrosse, et ils les remercièrent de leur bonne réception et de l'honneur qu'on leur avait fait.

Ils avaient été quelques jours auparavant au collège de Louis-le-Grand, où ils furent reçus par tout ce qu'il y avait dans ce collège d'enfants de la première qualité de ce royaume et des pays étrangers, qui les complimentèrent en vingt-quatre langues différentes. Voici les noms de cette jeune noblesse, et les langues dont elle s'est servie pour ces divers compliments :

Ils répondirent à tous ces compliments d'une manière fort spirituelle et fort obligeante, et tout à fait avantageuse à la nation de ceux qui les haranguaient. On les conduisit dans une galerie qui donne sur la cour pour leur faire voir les écoliers du collège qu'on fit sortir après les classes. Ils furent surpris d'en voir le nombre monter à plus de trois mille qui remplissaient toute la cour, et ils prirent beaucoup de plaisir aux applaudissements qu'ils leur donnèrent, selon leur coutume en ces sortes d'occasions, qui est de souhaiter ensemble, à pleine voix, une longue vie à tous ceux qui leur font donner quelque congé extraordinaire, ou dont ils l'espèrent.

Ces ambassadeurs allèrent le même jour à l'hôtel de Guise. On voulut d'abord leur faire entendre un fort beau concert. Ils demandèrent si Mlle de Guise était dans l'hôtel, et comme on leur eut répondu que oui, ils répondirent qu'ils n'entendraient ni ne verraient rien qu'ils n'eussent eu l'honneur de la saluer. Ils furent conduits dans l'appartement de cette princesse, à laquelle ils marquèrent dans le compliment qu'ils lui firent qu'ils auraient cru commettre une grande faute s'ils étaient entrés dans cet hôtel sans lui rendre les honneurs qu'ils devaient à une personne de sa naissance.

Ils visitèrent tous les appartements sans être incommodés par la foule qui se trouva ce jour-là à l'Hôtel de Guise, tant les ordres qu'on avait donnés pour cela furent bien exécutés. Ils admirèrent la magnificence des meubles, et la beauté de l'hôtel, et dirent qu'il était digne de la grande princesse qui l'habitait. Quoique cet hôtel fût déjà vaste et beau, Mlle de Guise qui est toute magnifique, y a fait beaucoup travailler, et l'on sait que partout on a parlé de la somptuosité des meubles de la Maison de Guise, et de ses riches tapisseries. Les ambassadeurs, après avoir vu toutes ces choses, furent conduits dans le lieu où se devait faire le concert. Il n'était composé que de la musique de cette princesse (12), qui soutient en tout la grandeur de sa naissance et qui la marque par des choses que beaucoup de souverains ne font pas. Les ambassadeurs témoignèrent plusieurs fois à Mlle de Guise, pendant le concert, le plaisir qu'ils y prenaient, et sortirent charmés de honnêtetés de cette princesse, et de tout ce qu'ils avaient vu et entendu.

Les ambassadeurs s'étant fait faire des habits noirs pour se mettre en deuil, à cause de la mort de Monsieur le Prince (13), quoique l'usage de leur pays ne soit pas de porter de ces sortes d'habits, crurent devoir aller faire leurs compliments de condoléance à Monsieur le duc, à présent Monsieur le Prince (14). Son Altesse Sérénissime leur donna la droite. On leur avait préparé trois fauteuils où ils s'assirent. Ils dirent qu'ils avaient toujours conçu que toutes les fois qu'ils pouvaient avoir l'honneur de voir ce prince, ce serait pour eux un très grand sujet de joie, et que cependant la visite qu'ils lui rendaient était une visite de tristesse, puisqu'ils venaient particulièrement pour lui témoigner la part qu'ils avaient prises à la perte qu'il avait faite. Monsieur le Prince répondit qu'il leur était extrêmement obligé de la part qu'ils prenaient à son affliction ; que quoique feu Monsieur le Prince, son père, ne les eût pas vus, cependant il les estimait beaucoup sur tout ce qu'on lui avait rapporté qu'ils avaient dit et qu'ils avaient fait depuis qu'ils étaient arrivés en France, qu'ils savaient qu'il souhaitait de les recevoir à Chantilly, et de leur témoigner par la manière dont il les aurait traités, la considération qu'il avait pour eux et son estime pour le roi, leur maître. Les ambassadeurs répondirent qu'ils pouvaient l'assurer de la douleur qu'aurait le roi de Siam quand il saurait la mort de Monsieur le Prince, que c'était non seulement une perte pour la France, mais aussi pour tous les rois, amis de la France, et même pour le monde entier, qui perdait un de ses plus grands ornements ; qu'ils n'étaient pas seulement certains de la douleur qu'aurait le roi de Siam, à cause de l'amitié qu'il avait pour le roi et pour toute la famille royale, mais qu'ils appuyaient cette certitude sur ce qu'il y a déjà quelques années qu'un faux bruit s'étant répandu jusqu'à Siam de la mort de Monsieur le Prince, ils avaient vu que le roi de Siam y avait été extrêmement sensible, et que ne s'étant pas trouvé en ce temps-là dans l'occasion d'envoyer une ambassade en France, il avait ordonné à son premier ministre d'écrire aux ministres du roi, pour témoigner à Sa Majesté combien il avait été touché de la perte que Sa Majesté et toute la France avait faite à la mort d'un si grand prince ; que lorsque Monsieur le chevalier de Chaumont était arrivé à Siam, le roi leur maître avait reçu beaucoup de joie d'apprendre que cette nouvelle était fausse. Il ajouta qu'ils s'estimaient malheureux d'être obligés de porter avec trop de vérité une si triste nouvelle à Siam. Monsieur le Prince répondit qu'il était très sensible à l'honneur qu le roi de Siam lui faisait, en prenant tant de part à ce qui regardait feu Monsieur son père ; que Monsieur le Prince avait toute sorte d'estime pour le roi de Siam, et qu'il se serait fait un plaisir très particulier de les entretenir à fond et en détail des grandes qualités de ce monarque ; que l'idée qu'il en avait lui avait fait souhaiter d'apprendre de plus en plus ce qui le regardait, et qu'il avait été prévenu par la mort. Les ambassadeurs répliquèrent que cette mort si précipitée leur avait d'autant plus causé de tristesse que divers accidents imprévus avaient rompu plusieurs fois les mesures qu'ils avaient prises pour lui rendre leurs devoirs ; que le jour même qu'ils devaient arriver à Chantilly, ils avaient appris que Monsieur le Prince en était parti pour se rendre à Fontainebleau, à cause de la maladie de Mme la duchesse de Bourbon ; que voulant aller à Fontainebleau, on leur avait dit qu'il serait plus agréable à Monsieur le Prince qu'ils attendissent à son retour ; et qu'enfin la mort de ce grand prince arrivée les mettait pour jamais hors d'état d'avoir cet honneur.

Monsieur le Prince, après leur avoir dit que Monsieur son père aurait eu aussi beaucoup de joie de les voir, leur demanda comment ils étaient contents du voyage qu'ils venaient de faire. Il ajouta qu'il craignait que les mauvais temps, les mauvais chemins et le froid même ne leur eussent causé beaucoup d'incommodité, et que cela n'eût empêché qu'ils n'eussent eu la satisfaction qu'ils pouvaient attendre de ce qu'on leur avait fait voir. Ils répondirent qu'il y avait eu à la vérité quelques mauvais chemins, mais que pour le froid, il avait été fort modéré, ce qu'ils attribuaient au grand mérite du roi et à la puissance de la bonté particulière dont Son Altesse les honorait ; que d'ailleurs, les grandes et belles choses qu'ils avaient vues en si grand nombre ne leur avaient presque laissé le temps de penser qu'à ce qu'il voyaient, et qu'enfin les bons ordres que le roi avait fait donner, et le soin qu'on avait pris d'eux, leur avaient rendu ce voyage très agréable et nullement incommode.

Monsieur le Prince leur demanda ce qui leur avait plu davantage. Ils répondirent qu'ils avaient admiré le prodigieux nombre de places et de fortifications, et le bon ordre qu'on y observait, et qu'entre les villes, Dunkerque et Lille les avaient frappés davantage. Monsieur le Prince leur demanda encore si c'était de cette manière qu'on fortifiait les places de Siam. Ils dirent qu'il y avait quelque chose de semblable, et qu'il y avait aussi quelque chose de différent ; qu'il y avait plusieurs endroits que les rivières et les grandes eaux fortifiaient beaucoup par elles-mêmes, et d'autre, comme Bangkok, PorceloucPhitsanulok (พิษณุโลก) dans le nord de la Thaïlande. et quelques autres villes qui étaient assez fortifiées selon les manières d'Europe, quoiqu'il n'y eût pas un si grand nombre de fortifications, mais qu'en ces matières, on doit avoir beaucoup d'égard à la manière dont les ennemis peuvent attaquer, et que c'est sur cela qu'on emploie ici beaucoup de fortifications qui ne paraissent pas si nécessaires à Siam.

Monsieur le Prince leur dit que passant à la ville de Condé, ils avaient donné un mot qui marquait l'estime qu'ils faisaient de Monsieur son père, et que lui ayant lui-même rapporté ce mot, il l'avait eu pour fort agréable. Ce prince ajouta qu'ayant connu leur mérite qui ferait souhaiter de les voir souvent, et d'entretenir commerce avec eux, il y avait lieu de s'affliger de ce que la distance des lieux ne laissait pas même l'espérance de les pouvoir revoir. Ils répartirent qu'à la vérité, l'éloignement était grand, mais que l'amitié qui était entre les deux rois, prenant de jour en jour de nouveaux accroissements, il n'était pas à désespérer que le roi leur maître ne les honorât encore quelque jour de ses commandements et de ses ordres. Monsieur le Prince leur dit encore qu'il aurait bien souhaité de leur marquer la considération qu'il avait pour eux, en leur rendant quelque service, à quoi l'ambassadeur répondit que la bonté qu'il leur avait témoignée aurait fait que s'ils en eussent eu besoin, ils auraient pris la liberté de recourir à lui ; mais que le roi avait prévenu tous leurs désirs ; qu'ils ne laissaient pas d'avoir pour lui toute la reconnaissance possible, et qu'ils le priaient de contribuer toujours dans la suite à entretenir l'union entre les deux rois, et de leur conserver sa bienveillance. Après cela, ils se levèrent, et Monsieur le Prince les accompagna jusqu'à l'entrée de son appartement. Ils allèrent de là rendre visite à Madame la Princesse, à laquelle ils témoignèrent leur douleur sur la mort de Monsieur le Prince.

Vous avez ouï parler du Te Deum de la composition de M. de Lully, qui s'est chanté aux Feuillants, pour rendre grâces à Dieu du retour de la santé de Sa Majesté (15). Six de ces pères ayant été députés pour prier les ambassadeurs d'assister à cette cérémonie, se rendirent à l'hôtel où ils étaient logés, et après qu'ils eurent fait leur compliment, et marqué le sujet qui les amenait, l'ambassadeur leur répondit qu'ils avaient de si grands et de si justes sujets de s'informer de la santé du roi, qu'ils avaient su que Sa Majesté se portait bien ; mais qu'ils étaient ravis de l'apprendre par des personnes qui ne disaient jamais que la vérité ; qu'ils iraient avec plaisir chez eux, afin que cette santé leur fût confirmée par la voix des peuples, pour avoir le plaisir de voir ces pères, et pour entendre la musique de M. de Lully, dont ils avaient déjà été charmés en d'autres occasions.

Le jour de la cérémonie, les ambassadeurs furent reçus à la première porte des Feuillants par plusieurs de ces religieux qui les conduisirent dans une salle fort propre, auprès d'un grand feu où les pères les plus distingués du couvent par leur mérite et par leur emploi, les attendaient. Après les premiers compliments de part et d'autre, les ambassadeurs se levèrent pour voir les tableaux qui étaient autour de la salle, parmi lesquels on voyait ceux de Henri III, de Henri IV, de Louis XIII et de Louis le Grand, peints de leur hauteur ; et ce fut à ces tableaux qu'ils s'arrêtèrent, aussi bien qu'à celui de Monsieur, qu'ils reconnurent d'abord, quoiqu'il fût peint il y a plus de vingt ans. Comme ils s'attachèrent à regarder le portrait de Henri III, on leur dit qu'il avait été roi de Pologne, ce qui surprit fort l'ambassadeur, qui répondit qu'il ne pouvait concevoir ce qu'on lui disait, puisqu'il n'était pas vraisemblable qu'on quittât un royaume comme la France pour quelque royaume que ce fût, de sorte qu'il fallut lui expliquer que Henri III n'était pas encore roi de France, lorsqu'il fut nommé à la Couronne de Pologne, qui se donne par élection, mais qu'il revint prendre celle de France, sitôt qu'il y fut appelé par droit de succession. Une personne de la Compagnie lui ayant dit lorsqu'il était attaché à considérer le portrait de Henri IV que s'il n'avait pas cessé d'être huguenot, il n'aurait pas été roi de France, il répondit que c'était le sang, et non la religion, qui donnait la Couronne de France. Il demanda par quelle raison les quatre rois dont il voyait les portrait avaient des habits si différents les uns des autres, et quelqu'un lui ayant réparti que les Français aimaient un peu le changement en habits, il répondit que c'était moins une marque d'inconstance que parce qu'ils cherchaient la perfection en toutes choses, et que ces changements étaient des essais pour la trouver ; mais que pendant qu'on les voyait avec tant de sortes d'habillements, on ne devait point trouver à redire à ceux dont les autres nations se servaient. Ils retournèrent ensuite auprès du feu où M. le prince et Mme la princesse de Mekelbourg étant arrivés, ils eurent une assez longue conversation, cette princesse leur ayant fait diverses questions pleines d'esprit.

Plusieurs personnes de la première qualité qui vinrent dans cette salle pour se chauffer, entrèrent aussi en conversation avec eux, et ils la soutinrent avec beaucoup d'esprit. M. l'envoyé de Mantoue leur parla longtemps. M. le prince de Conti qui voulait voir la cérémonie sans se faire connaître, parut dans le même lieu, ainsi que M. le grand prieur, et se fit distinguer par son grand air. L'ambassadeur marqua qu'il aurait souhaité de lui parler, mais qu'il n'osait par respect commencer la conversation avec un grand prince, à moins qu'il ne lui parlât le premier. Elle se lia néanmoins, mais elle ne fut pas particulière. Peu de temps après, chacun, fut conduit aux places qui avaient été réservées pour tant d'illustres personnes, les princes en bas, et les ambassadeurs aux fenêtres de la galerie qui donnent dans l'église. Ils regardèrent et écoutèrent avec une extrême attention, ils remarquèrent les différentes expressions de la musique, et pendant le Domine salvum fac Regem, qu'on leur expliqua, il semblait qu'ils priassent aussi pour le roi. La cérémonie étant achevée, ils furent reconduits dans la même salle où on les avait d'abord amenés pour se chauffer, et l'ambassadeur, pour montrer aux pères l'effet que ce qu'il venait de voir avait fait sur lui, porta sa main à ses yeux, à ses oreilles, et sur son cœur, et dit que ses yeux avaient été enchantés, ses oreilles charmées, et son cœur touché. Il répondit avec une présence et une vivacité d'esprit inconcevable à beaucoup de personnes qui lui parlèrent. Les pères les firent ensuite passer dans une salle où ils trouvèrent une collation servie. On les pria de si bonne grâce de se mettre à table, qu'ils se crurent obligés d'avoir cette complaisance pour ceux qui les en pressèrent. Ils sortirent quelque temps après, et furent reconduits par les pères jusqu'à la porte de la rue.

Un autre jour, ils allèrent voir la maison de M. de Louvois à Paris, et trouvèrent que tout y était si bien entendu, tant pour le bâtiment que pour les meubles, qu'ils dirent que l'esprit et la conduite du maître paraissait en toutes choses. Ils allèrent ensuite chez Mme Colbert, qu'ils ne trouvèrent pas : M. de Seignelay logeant dans le même hôtel, ils virent son cabinet, dont ils admirèrent les tableaux. Ils virent en s'en retournant la maison de M. de Saint-Pouange (16), qu'ils trouvèrent la plus agréable qu'ils eussent encore vue. M. son fils les y reçut, et leur donna une galante collation, où plusieurs sortes de liqueurs furent servies. On leur a fait voir les places fortes qui appartiennent au roi, qui sont en relief au palais des Tuileries, et ils reconnurent d'abord toutes celles où ils ont été.

On les a aussi menés à l'imprimerie du roi, dont M. Mabre-Cramoisy est directeur (17). Il y avait fait mettre plusieurs brasiers, afin qu'il s'y répandît partout un air chaud. Il les conduisit d'abord au lieu où sont les casses des composteurs, pour leur faire voir comment on assemble les caractères. Ils furent surpris de la vitesse avec laquelle les ouvriers levaient les lettres, et particulièrement les petites, car l'ambassadeur fit de lui-même la différence des gros et des petits caractères qu'il confronta les uns contre les autres. Il demanda à M. Cramoisy de quel métal ces lettres étaient, et si on les faisait en France. Lorsqu'il eut satisfait à ces demandes, l'ambassadeur poursuivit en disant que l'on trouvait toutes choses en France, et qu'elle pouvait se passer de tous les autres pays. M. Cramoisy fit ensuite lier des pages, et même imposer une forme devant eux, et les mena aussitôt dans la salle où sont les presses, au nombre de douze, toutes roulantes. Leur surprise augmenta d'abord, et l'ambassadeur dit en entrant à M. Cramoisy, et en s'arrêtant à considérer les mouvements des 24 hommes qui faisaient aller les presses, qu'il croyait voir des soldats rangés en bataille. M. Cramoisy lui répondit que s'ils n'étaient pas soldats, ils employaient leur vie aussi utilement pour le service du roi ; que le plus grand travail de l'imprimerie n'avait présentement pour but que la gloire de Sa Majesté, et qu'à bien examiner les choses, il n'y avait pas moins de mérite à apprendre aux nations les plus éloignées, et à la postérité même, les grandes actions de Sa Majesté, qu'à prendre des villes et à gagner des batailles. L'ambassadeur lui répondit qu'il ne s'étonnait pas de voir tant de travailleurs, et qu'il n'y en pourrait jamais avoir assez, pour publier les grandeurs inouïes du roi de France. Ils s'attachèrent ensuite à examiner le travail de chaque presse, et l'ambassadeur fit plusieurs questions à M. Cramoisy sur l'ancre et sur les balles, et lui demanda pourquoi le papier était mouillé, après quoi il mania beaucoup de choses pour les mieux connaître. Le second ambassadeur prit un barreau, tira cinq ou six feuilles et parut fort surpris de ce que les feuilles qu'il avait tirées étaient venues toutes pareilles aux autres. Ils entrèrent après dans la magasin où M. Cramoisy leur fit entendre comment on étend les feuilles mouillées, comment on les assemble, après qu'on les a séchées, et la manière dont on fait des corps complets de livres. Il les pria ensuite de monter dans un petit cabinet, où il leur fit voir les poinçons des caractères grecs du roi, que François Ier a fait faire, et qui sont très beaux. M. Cramoisy leur montra aussi des caractères arabes nouvellement fondus, sur quoi le premier ambassadeur lui dit qu'on pourrait donc faire des caractères siamois, et avoir une imprimerie à Siam ? Il lui répondit que oui, et qu'il ne fallait que le vouloir. L'ambassadeur leva aussitôt les yeux au ciel, et fit une manière de cri. M. Cramoisy demanda à l'interprète ce que l'ambassadeur disait, et il lui répondit qu'il avait dit : Ô France, France ! Ils sortirent ensuite de l'imprimerie, après avoir remercié M. Cramoisy, qui leur dit en les reconduisant qu'il s'estimait heureux que de si grands seigneurs fussent venus de si loin voir son travail, et qu'ils y eussent pris du plaisir.

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NOTES :

1 - Le Jeu du monde de Jacques Jaugeon, typographe du roi (vers 1646-1724) avait déjà été décrit par Donneau de Visé dans le numéro du Mercure Galant de mars 1682 (pp. 128-135) : Monseigneur le Dauphin est venu se divertir à la foire [sans doute la foire Saint-Germain, qui se tenait depuis le début février jusqu'à la veille des Rameaux], où il alla voir le Jeu du Monde. Il y demeura une heure pendant laquelle il joua aux Jeux des Voyages et des Consultes, et marqua y prendre beaucoup de plaisir. La Cour qui l'accompagnait était fort nombreuse. Ce Jeu du Monde dont M. Jaugeon est l'inventeur, est une grande table sur laquelle, à la faveur de trois jeux différents et extrêmement simples, on apprend ce qu'il y a de plus rare dans toute l'Europe. En 1684, Jacques Jaugeon publia Le Jeu du Monde, ou l'intelligence des plus curieuses choses qui se trouvent dans tous les États, les terres et les mers du monde, dans lequel il expose, en 264 pages, les principes et les règles de son jeu. Il semble que celui-ci consistait en un parcours maritime à accomplir d'un port à un autre, malgré les dangers, les vents contraires, les écueils, les naufrages, les attaques, etc. Un ancêtre du jeu des Mille Bornes, en quelque sorte, mais strictement réservé aux gens de bonne compagnie, comme le précise le dernier article du règlement : On ne souffrira pas dans cette académie des jureurs, des emportés ni des trompeurs, de quelque qualité et condition que ce soit.

ImageSciences du jeu du monde ou la carte générale contenant les mondes céleste, terrestre et civile.
ImageDétail de la carte générale contenant les mondes céleste, terrestre et civile.
ImagePage de titre du Jeu des Mondes de Jacques Jaugeon (1684). 

2 - Sans doute l'Hospice des Incurables, qui fut fondé en 1634 sur une pièce de dix-sept arpents ou environ, assise au terroir de Saint-Germain des Prés, proche et derrière l'enclos de l'Hôpital des Petites Maisons, en la grande rue, sur le chemin qui conduit à Sèvre, par le cardinal de la Rochefoucauld (Piganiol de la Force, Description de Paris [...], 1742, VI, pp. 454-455), et qui est aujourd'hui l'Hôpital Laennec, dans le 7ème arrondissement de Paris. 

3 - Le bois d'aquila, ou bois d'aigle, ou encore bois de garo, de l'espèce Aquilaria agallocha est décrit dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert : Il est compact et pesant ; sa substance est percée de plusieurs cavités, elle semble être cariée ; sa couleur est rousse, son goût est un peu âcre et aromatique, il bouillonne sur les charbons ardents, sa fumée est d'une odeur fort agréable. Ce bois pourrait être celui qui est plusieurs fois évoqué dans la Bible sous le nom d'aloès, et qui servit notamment à embaumer le corps du Christ

4 - D'après une lettre de M. de Brisacier à M. Charmot datée du 16 décembre 1686 (Launay, Histoire de la Mission de Siam, I, p. 187-188), cette réception eut lieu le mardi 10 décembre 1686 : Mardi dernier, MM. les ambassadeurs nous rendirent une visite de cérémonie. Le soir, je les complimentai en français, M. de la Noe en Hébreu, M. Pocquet en grec, M. Tiberge en latin, et M. de Lionne en siamois. Vous trouverez ici tous nos compliments, savoir : celui de M. Tiberge et le mien dans la même langue qu'ils ont été prononcés, et les trois autres traduits en français. MM. le duc-évêque de Laon, le marquis d'Aligre, l'abbé Pelletier, l'abbé de Nesmond, de Lagny, Céberet, Saillet, Des Vieux, Lefebvre, notre ancien missionnaire et agent de Rome, les pères Couplet et Spinola étaient présents, et cela se passa fort bien, grâces à Dieu.

Dès que le premier ambassadeur eut répondu, ce qu'il fit fort obligeamment, le maître d'hôtel de Mme de Nesmond nous vint avertir que la table était servie ; on l'avait mise à un bout du réfectoire après avoir ôté toutes nos tables ordinaires ; le lieu était éclairé de bougies, et l'autre bout du réfectoire était préposé pour le buffet. Ce repas fut servi avec toute la propreté, toute la magnificence et toute la tranquillité possibles. Mme de Miramion en a fait la dépense, qui, selon le sentiment des personnes entendues, ira bien à soixante ou quatre-vingts pistoles ; et nous eûmes toute la vaisselle, tout le linge et tous les officiers de chez Mme de Nesmond. Il y eut assurément un fort grand ordre ; pendant que les maîtres mangeaient dans le grand réfectoire, nous fîmes manger dans le petit, à une table séparée dont nous prîmes soin, les deux interprètes, les deux secrétaires et le Chinois du père Couplet. Dès qu'on fut sorti de table, on prit de quoi donner à souper aux valets des ambassadeurs et aux deux suisses de leur hôtel, qui étaient venus garder notre porte. 

5 - Pour honorer le chevalier de Chaumont, le roi Naraï avait donné ordre à tous les étrangers résidant dans Ayutthaya de venir le saluer en délégations. Chaumont relate cette cérémonie dans sa relation (Relation de l'ambassade de M. le chevalier de Chaumont, 1686, p. 48) : Ce même jour [17 octobre 1685], le roi donna ordre à toutes les nations des Indes qui résident à Siam de me venir témoigner la joie qu'ils ressentaient de mon arrivée, et de me rendre tous les honneurs qui étaient dus à un ambassadeur du plus grand roi du monde. Ils y vinrent sur les six heures du soir, tous habillés à la mode de leur pays. Il y en avait de quarante différentes nations, et toutes de royaumes indépendants les uns des autres. L'abbé de Choisy, qui avait compté quarante-trois nations, notait dans son journal : Les seuls Portugais ne sont point venus rendre leurs devoirs à son excellence, et quand M. Constance leur a mandé de la part du roi d'y venir, ils ont répondu beaucoup d'impertinences. 

6 - Nicolas Gervaise (1662 ou 1663-1729), prêtre des Missions Étrangères, auteur notamment d'une Histoire naturelle et politique du royaume de Siam qu'on pourra lire sur ce site. On pourra consulter une notice biographique de ce missionnaire sur le site des Missions Étrangères : Nicolas Gervaise 

7 - Antonio Pinto, Monsieur Antoine est généralement présenté comme fils d'un Portugais et d'une Siamoise, ce qui expliquerait sa maîtrise des deux langues. Toutefois, dans une lettre du 7 décembre 1690 adressée aux Directeurs du séminaire des Missions Étrangères, Alexandre Pocquet, qui fut son professeur, le présente comme véritable indien de père et de mère (Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, p. 292). 

8 - Maha Pram (มหาพราหมณ์), à 7 kilomètres au nord-ouest d'Ayutthaya. 

9 - C'est peut-être à la suite de la bataille de Talas (juillet 751, sur le territoire de l'actuel Kirghizistan) opposant les troupes du califat abbasside à l'armée chinoise, que des Chinois fait prisonniers révélèrent aux Arabes le secret de la fabrication du papier, qui permit une large diffusion du Coran et se répandit dans toute l'Europe. 

10 - Montagnais, ou Innus, nom d'une peuplade autochtone établie dans le Nitassinan, territoire du Canada qui couvre la partie orientale de la péninsule du Labrador.

ImageFigures de Montagnais, illustration d'une carte de Champlain, 1613. 

11 - Ce M. Céberet, alors âgé d'une quinzaine d'années, était le fils unique de Claude Céberet. Quelques jours jours après cette réception, il s'embarquera pour le Siam avec son père, et tiendra même un petit rôle de représentation lors de l'audience accordée aux envoyés extraordinaires par le roi Naraï le 2 novembre 1687. Le galibi dans lequel il prononce son compliment est la langue des Kali’nas, ethnie amérindienne de culture caraïbe établie sur la région nord-ouest du continent sud-américain (Vénézuela, Guyane, Surinam, nord du Brésil). 

12 - Il s'agit vraisemblablement d'œuvres de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), protégé de Marie de Guise pour qui il composa de nombreuses pièces de musique sacrée. Titon du Tillet nous dit même que Mlle de Guise lui donna un appartement dans son hôtel. (Le Parnasse François, 1732, p. 490). 

13 - Monsieur le Prince, Louis II de Bourbon-Condé dit le Grand Condé, était mort quelques jours plus tôt, le 11 décembre 1686. 

14 - Henri Jules de Bourbon, (1643-1709), fils du Grand Condé. 

15 - Louis XIV avait été opéré – secrètement – d'une fistule anale le 18 novembre 1686 par le chirurgien Charles-François Félix. L'opération fut un succès, et le roi fut déclaré guéri au début de l'année 1687, ce qui entraîna une multitude de cérémonies, de réjouissances, de messes, d'actions de grâces, et de Te Deum. Dans son numéro du Mercure Galant de janvier 1687, Donneau de Visé écrivait (pp. 248-249) : J'aurais à remplir un volume de tous les Te Deum qui ont été chantés en action de grâce pour le rétablissement de la santé du roi. Celui de Lully, composé en 1677 (LWV 55) sera donné à cette occasion le 8 janvier 1687 dans la chapelle du monastère royal de Saint-Bernard, plus connu sous le nom de couvent des Feuillants, qui se trouvait au n° 235 de l'actuelle rue Saint-Honoré et fut détruit au début du XXe siècle. C'est au cours d'une répétition que le compositeur se perça le pied avec son bâton de direction, blessure qui entraîna sa mort deux mois plus tard. Donneau de Visé donna un large compte-rendu de cette cérémonie : L'église était toute tendue de très riches tapisseries et remplie de plusieurs lustres et girandoles, avec des plaques et des bras d'argent tout autour. Le maître-autel était éclairé par un nombre infini de cierges, de bougies et de lampes, qui remplissaient une gloire qui était au-dessus du tabernacle. Au milieu de cette gloire on voyait deux couronnes de pierreries. La plus élevée représentait une couronne de gloire ou Couronne immortelle, et était toute semée d'étoiles faites de rubis. Il y avait aux deux côtés de l'autel deux obélisques de quinze pieds de haut chacun. Ils étaient tout couverts de lumières, et éclairaient des chiffres de Sa Majesté formés de pierreries, qui étaient au milieu de ces obélisques. (op. cit., pp. 260 et suiv.).

ImageLe Te Deum de Lully, copie de l'atelier Philidor, début du XVIIIe siècle. 

16 - M. de Saint-Pouange, fils de Jean-Baptiste Colbert, cousin germain de Louvois († 1706). Voltaire en fit un des personnages de son conte philosophique L'Ingénu

17 - Sébastien Mabre-Cramoisy (vers 1637-1687), fils de Sébastien Cramoisy, imprimeur du Roi, directeur de l’Imprimerie Royale, garde des poinçons du Roi, libraire de Richelieu, etc. et arrière-arrière petit-fils de Sébastien Nivelle, fondateur de la librairie Aux deux cigognes, rue Saint-Jacques, près la fontaine Saint-Benoît.

ImageUne des marques d'imprimeur de Sébastien Cramoisy (1631). 
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16 février 2019