Mercure Galant de décembre 1686.
3ème partie. Voyage en Flandre. Arras. Béthune. Aire. Saint-Omer. Calais. Gravelines. Dunkerque. Bergues. Menin. Lille.

Page du Mercure Galant

Après cela, ils allèrent au magasin d'armes, qu'ils trouvèrent en très bon état. C'est l'effet des soins du ministre qui s'en mêle. Ils virent aussi la célèbre abbaye de Saint-Vaast, et furent reçus à la porte par le grand prieur, qui était à la tête de sa communauté et qui leur fit un compliment assez court. Il le finit en disant qu'ils les recevaient avec tous les honneurs qu'il était en leur pouvoir de leur faire, puisque la plus haute estime que Sa Majesté faisait du monarque qui les lui avait envoyés, et la considération particulière qu'elle avait pour Leurs Excellences, était la règle du profond respect avec lequel ils se présentaient à eux, en leur offrant très humblement le monastère et tout ce qui en dépendait. Ils répondirent qu'ils étaient bien persuadés que les honneurs que ces religieux leur rendaient étaient une continuation des effets de la bonté du roi à leur égard, et que c'était à Sa Majesté à qui ils en avaient toute l'obligation, mais qu'ils voulaient pourtant leur en avoir aussi.

Ensuite, ils les remercièrent de la manière honnête dont ils en usaient, après quoi ils entrèrent dans l'église et s'arrêtèrent dans la nef pour en considérer la structure, ce qu'ils firent fort attentivement. Puis ils entrèrent au chœur, et s'attachèrent à regarder la sculpture des chaises, qui est très belle et fort estimée. On leur montra le tombeau du roi Thierry de la première race, et fondateur de ce couvent, et on leur dit qu'il ne s'en fallait que de huit années qu'il ne fût mort il y a mille ans (1). L'ambassadeur demanda comment il était possible qu'il y eût un roi de France enterré dans cette abbaye depuis si longtemps, et qu'il y en eût si peu que ce pays appartenait à la France, Arras ayant été pris par le feu roi. Le grand prieur leur expliqua en peu de mots comment tout le Pays-Bas était une partie du royaume de France, qu'il n'avait été séparé que très peu de temps, savoir depuis l'an 1525 jusqu'en l'an 1640, et qu'à l'exception de ce temps-là, les rois de France en avaient toujours été reconnus pour légitimes souverains.

On les mena au sortir de l'église, dans les cloîtres, et dans un réfectoire. De là, ils repassèrent par l'église, et étant à la porte, l'ambassadeur fit tout ce qu'il put pour empêcher le grand prieur de le conduire jusqu'à son carrosse, mais il crut être obligé de l'y voir monter. Je ne vous parlerai point des compliments de remerciement que firent les ambassadeurs, et je les retrancherai même en beaucoup d'endroits, puisque leur civilité est assez connue pour ne pas douter qu'ils n'en aient donné des marques à toutes les personnes qui ont pris la peine de leur montrer quelque chose.

Au sortir de l'abbaye de Saint-Vaast, ils allèrent au concert dont on leur avait parlé le matin, et dont Mme de Préfontaine, femme du président du conseil d'Artois (2), faisait les honneurs. Elle les reçut accompagnée des principales dames de la ville. Les musiciens étaient dans une fort grande salle, dans laquelle il se trouva une grande affluence de monde, quelque ordre qu'on eût apporté pour empêcher la foule. Ils furent fort satisfaits de ce concert, et le témoignèrent à Mme de Préfontaine, en lui faisant leurs remerciements. Ils retournèrent ensuite chez eux, où ils trouvèrent leur garde sous les armes, car on avait mis à la porte de leur logement une compagnie suisse, avec un capitaine et un lieutenant. Elle sortait du corps de garde pour se mettre en haie quand les ambassadeurs devaient sortir, et battait lorsqu'ils sortaient et qu'ils rentraient. Aussitôt qu'ils furent arrivés chez eux, M. Bissetz leur porta le plan de la ville, que le premier ambassadeur lui avait demandé, et qu'il examina d'une manière qui marquait qu'il commençait à devenir savant dans nos fortifications. Ce même major leur demanda le mot, et ils donnèrent : Actions éclatantes, par rapport à ce qu'on leur avait dit, qu'aux deux sièges d'Arras il y avait beaucoup d'actions remarquables, et particulièrement au second, où les assiégeants avaient été souvent repoussés. On leur avait même montré les endroits où les actions de vigueur s'étaient faites. Le premier ambassadeur demanda à M. Bissetz s'il était Français, et comme on lui eut répondu que oui, et qu'il était major à la place, il lui dit qu'en son pays on avait la barbe et les cheveux comme lui. M. Bissetz lui répondit que s'il n'était point Français, il voudrait être Siamois. Comme il y avait beaucoup de dames à Arras qui n'avaient encore pu les voir, il s'en trouva beaucoup ce soir-là à leur souper, où tout se passa comme à l'ordinaire.

Le lendemain 21, M. le lieutenant du roi et MM. les officiers majors se rendirent à leur lever, et les ambassadeurs, après les avoir remerciés avec des expressions pleines de reconnaissance, montèrent en carrosse à huit heures précises du matin, et toutes les troupes étant sous les armes comme à leur arrivée, ils sortirent au bruit du canon et du carillon de la ville. MM. du Magistrat le firent jouer trois fois le jour pendant tout le temps que ces ambassadeurs séjournèrent à Arras, savoir une heure au matin, une heure à midi, et une heure le soir, ainsi qu'à leur entrée et à leur sortie. Ils allèrent ce jour-là 21 dîner à Aisse (3), qui est un petit village entre Arras et Béthune.

Après un repas aussi magnifique qu'on l'eût pu faire dans la plus abondante ville du royaume, ils partirent pour aller coucher à Béthune. C'est une place du Pays-Bas dans l'Artois, aussi bien fortifiée. Elle est sur la petite rivière de Biette. Les Français la prirent en 1645 et elle leur fut cédée en 1659 par le traité de la paix des Pyrénées. Elle a eu des seigneurs particuliers. Robert VII seigneur de Béthune et de Termonde maria Mahaut, sa fille unique, avec Guy de Dampierre, comte de Flandres, dont elle eut Robert VIII dit de Béthune, comte de Flandres. Le régiment de cavalerie de Chartres (4) qui était en garnison à Béthune, fit un détachement pour aller au-devant des ambassadeurs, et le reste étant demeuré en bataille sur la contrescarpe, les salua l'épée à la main lorsqu'ils passèrent. M. de Limbeuf (5), lieutenant du roi de cette place, les reçut à la porte de la ville. Le régiment de Bassigny d'infanterie (6) commandé par M. de Chantereine, lieutenant-colonel, en l'absence de M. le comte de Mailly qui en est colonel (7), formait deux haies jusqu'au château où ils logèrent. M. de Chantereine tenait la droite du premier rang, et le premier capitaine la gauche. Les ambassadeurs en furent salués, ainsi que de tous les autres capitaines. Ils trouvèrent à la porte de leur logis une garde du même régiment, avec un capitaine, un lieutenant, un enseigne et deux sergents. Aussitôt qu'ils furent arrivés, ils reçurent les compliments de la ville, et les présents ordinaires. Ils sortirent ensuite à pied pour voir le régiment que je vous ai dit qui s'était mis en bataille sur la place, et demandèrent qu'on lui fit faire l'exercice au tambour, ce qui fut aussitôt exécuté. Ils témoignèrent en être fort satisfaits, et après plusieurs questions qu'ils firent, ils voulurent savoir de combien d'hommes ce régiment était composé. On les satisfit sur toutes leurs demandes, et ils louèrent la propreté de ce régiment qui était fort leste. Tous les soldats avaient des chapeaux neufs et bordés d'or, leur bandoulières, ceinturons et cordons de poires étaient aussi fort propres, le tout garni de force rubans, couleur de feu et blancs. Leurs épées étaient toutes de même manière, et tous les officiers avaient des habits fort riches, et également ornés.

Après cela, les ambassadeurs allèrent sur les remparts, dont ils firent le tour à pied, et après en avoir examiné toutes les fortifications, ils rentrèrent au château où ils étaient logés. Ils en sortirent quelque temps après pour en faire le tour sur la terrasse, et admirèrent la situation de la ville, qu'ils trouvèrent très belle et fort à leur gré. M. de Limbeuf alla ensuite prendre le mot, et ils donnèrent La valeur et la vigilance, parce qu'ils avaient su que M. le maréchal de Créquy était le gouverneur de la ville, et qu'il avait pris des places importantes en commandant en chef les armées du roi, ce qui ne se peut faire sans vigilance et sans valeur. Ils arrêtèrent le soir M. de Chantereine à souper, avec le capitaine qui commandait la garde devant leur logis. M. de Chantereine fit venir des violons qui jouèrent pendant tout le repas. Quantité de dames qui s'y trouvèrent, et dont beaucoup leur parurent belles, en reçurent autant de louange que de fruits et de confitures. On leur fit le lendemain à leur départ les mêmes honneurs qu'on leur avait faits à leur arrivée, et ils sortirent de la ville au bruit du canon comme ils y étaient entrés, après avoir remercié avec les termes obligeants qui leur sont si naturels, M. le lieutenant du roi, et les officiers des troupes.

Le 22, ils partirent pour aller coucher à Aire (8), et mangèrent auparavant à Béthune afin de ne se point arrêter en chemin. Aire est dans l'Artois, sur les frontières de Flandre. La rivière de Lys sépare la ville en deux. C'est une place extrêmement forte avec un fort bon château. Les rues en sont grandes, et l'on y voit de belles églises. La principale est celle de saint Pierre, qui est collégiale et fort ancienne. Quatorze prébendes y furent fondées par des chanoines en 1064 par Baudoin de l'Île, comte de Flandre, et Philippe d'Alsace en augmenta la nombre en 1186. Cette ville fut prise par les Français en 1641 et reprise bientôt par les Espagnols. Le roi s'en rendit maître 1676 après cinq jours de tranchée ouverte. Les ambassadeurs trouvèrent assez loin de la place un escadron de CravatesCorps de cavalerie étrangère, dont la vraie dénomination devrait être croate, puisque les soldats qui le composent sont de la Croatie. Ils font à l'armée le même service que les hussards et les pandours, etc. Leurs chevaux sont très lestes et vont d'une vitesse extrême. Ils portent, comme les Hongrois, la grande culotte. (Toussaint de Gaigne, Nouveau dictionnaire militaire, 1801), qui après les avoir salués, les accompagna jusqu'à la porte de la ville, où était M. de Calvo (9), qui mit pied à terre sitôt qu'il les aperçut. Après des compliments réciproques, ils entrèrent dans la ville au bruit du canon, et passèrent entre deux rangs d'infanterie qui était en haie jusqu'à la porte du lieu destiné pour les loger, après quoi toute cette infanterie se mit en bataille. Aussitôt qu'ils furent arrivés, MM. du Magistrat vinrent faire leur compliment, et apportèrent les présents accoutumés. M. de Calvo leur vint rendre visite, et leur demanda le mot. Ils donnèrent Bien attaqué mieux défend, parce que M. de Calvo ayant été vigoureusement attaqué dans Maastricht, il s'était encore mieux défendu, ayant fait lever le siège aux troupes qui l'avaient fort avancé.

Ils allèrent le lendemain au fort de Saint-François avec M. de Calvo. Ils y entrèrent au bruit du canon, l'infanterie était sous les armes pour les recevoir. Ce fort est très beau, et a cinq bastions. Ils virent l'inondation et les écluses, ce qui leur plut tellement qu'ils dirent qu'ils souhaiteraient avoir un semblable fort aux Indes. Ils firent le tour de la place avec M. de Calvo, admirant toujours la magnificence et la grande dépense du roi. Ils remarquèrent qu'il y avait des ouvriers partout, et dirent qu'il semblait que le roi voulût faire autant de places neuves qu'il avait fait de conquêtes.

Étant retournés à Aire, M. de Saint-Lo, major de la place (10), alla sur le soir leur demander le mot, et ils donnèrent Ma valeur est comme aux Indes, parce que la levée du siège de Maastricht y a fait connaître la valeur de M. de Calvo. Ils retinrent ce soir-là M. de Saint-Lo à souper, et ils ne partirent d'Aire que le 24 après avoir dîné de bonne heure. Je ne vous dis point que pendant les quatre repas qu'ils y ont fait, toutes les principales dames de la ville les ont vus manger, et je ne vous répète ni les présents qu'on leur a faits, ni leurs civilités, c'est ce que vous pouvez aisément vous imaginer. Je ne vous dis point non plus qu'ils visitèrent tout ce qu'il y a de remarquable dans la ville, et toutes les fortifications, puisque c'était le but de leur voyage. Ils sortirent fort satisfaits de cette place, toute la garnison étant sous les armes, et le canon ayant marqué leur sortie.

Ils allèrent le 24 coucher à Saint-Omer. Il est en Artois sur la rivière de l'Aa, que la ville a d'un côté avec des marais. Elle a de l'autre un coteau, défendu par un château avec de bons bastions, et des fossés assez profonds et larges. Monsieur la prit en 1677 après avoir gagné la bataille de Cassel. Saint Omer, l'évêque de Thérouanne, la fit bâtir en 660 et Baudoin II dit le Chauve, comte de Flandre, acheva de l'entourer de murailles en 901, ce que Fouques, abbé de Saint-Bertin, avait commencé de faire en 880. On démolit Thérouanne dans le dernier siècle, et on fonda deux évêchés, celui de Boulogne et celui de Saint-Omer. Ce dernier est suffragant de Cambrai. M. de Marcin, lieutenant-colonel de cravates du roi, alla au-devant des ambassadeurs avec deux escadrons, et en approchant de la ville, ils trouvèrent hors la porte M. de Raousset, lieutenant du roi de la place, qui les reçut et leur fit compliment. Ils entrèrent au bruit du canon, et au travers de la garnison sous les armes, et allèrent à l'hôtel de ville que M. de Raousset avait fait meubler magnifiquement, et dans lequel ils devaient loger. Ils y reçurent les compliments et les présents de la ville, et de plusieurs corps, après quoi ils virent défiler toutes les troupes, tant cavalerie qu'infanterie, qu'ils trouvèrent magnifiques, et qui leur parurent très bonnes. M. de Raousset leur demanda ensuite le mot, et ils donnèrent À l'action on connaît le sang, par rapport à la bataille de Cassel gagnée par Monsieur, et à la prise de Saint-Omer par ce même prince dont ils s'étaient entretenus dans le carrosse avec M. Storf presque depuis Aire jusqu'à Saint-Omer. Comme ils avaient conçu une haute estime pour Monsieur, et que ses manière obligeantes et affables leur avaient pénétré le cœur, ils lui donnèrent de grands éloges, et dirent qu'il était également magnifique, galant et brave, et qu'il semblait que le roi eût pris plaisir à se servir de sa grandeur, pour donner moyen à Son Altesse Royale d'acquérir de la gloire en lui envoyant des troupes, comme Sa Majesté avait fait afin qu'il triomphât des ennemis de l'Etat.

Le concours des dames fut grand le soir à leur souper. La ville envoya des violons qui jouèrent pendant tout le temps, et il y eut bal sitôt que l'on fut sorti de table. M. l'évêque de Saint-Omer les vint voir le lendemain accompagné de M. l'évêque d'Ypres. Ils furent ravis de l'honneur qu'ils trouvaient de la visite d'un homme de ce caractère. Ils eurent aussi quantité de visites des principales personnes de la ville. On leur proposa d'aller voir l'église cathédrale. L'ambassadeur demanda si elle était belle. On lui répondit que c'était une église ancienne qui n'avait rien d'extraordinaire. Il s'informa si M. l'évêque y serait. M. Storf lui répondit qu'il ne manquerait assurément pas de s'y trouver, s'il était assuré qu'il dût y aller. Je veux bien y aller, répondit l'ambassadeur, et si M. l'évêque s'y trouve, l'église me paraîtra belle.

Il y alla, et fut reçu par tout le clergé en corps, et par ce prélat. On fit voir aux ambassadeurs ce que cette église contenait de plus digne de leur curiosité. Ils allèrent aussi à la fameuse abbaye de Saint-Bertin, où le prieur leur fit compliment. La grandeur de ce monastère les surprit. C'est un des plus vastes bâtiments qu'on puisse voir de cette nature. Ils firent le même jour le tour de la place, et virent les arsenaux, et comme il trouvèrent partout des ouvriers et de nouveaux travaux, on peut dire que leur surprise redoubla partout. M. de Raousset leur donna un dîner fort magnifique, où il avait plusieurs dames. Ils furent si réellement satisfaits de lui qu'ils lui firent mille protestations d'amitié. Les jésuites leur donnèrent une collation où la propreté répondit à l'abondance de tout ce qui y fut servi ; elle fut accompagnée d'un grand concert d'instruments. Le major ayant été le soir leur demander le mot, ils donnèrent : Magnifique en tout. L'explication de ce mot n'est pas difficile à trouver après la magnificence du repas de M. de Raousset, qui d'ailleurs leur avait paru d'une manière à pouvoir faire croire que ce mot lui convenait. Les choses se passèrent à l'ordinaire. Au souper, il y eut une grande affluence de monde. Le lendemain, grands remerciements, et grand bruit d'artillerie à leur sortie. La garnison se trouva encore sous les armes.

Ils dînèrent à Regouge, qui est un petit village sur le chemin de Calais (11), et arrivèrent le soir à la ville de ce nom. C'est un port de mer, dans la partie de la Picardie appelée le pays reconquis. La ville est bien bâtie, et beaucoup peuplée, et a de fort belles rues. Il y en a une qui commence à la porte de Terre, et qui traversant la grande place où est la maison de ville, aboutit au port. C'est la plus considérable. On voit dans Calais le palais de l'Auditoire, la tour du Guet, de magnifiques églises, plusieurs monastères, et divers forts. Edouard III, roi d'Angleterre, emporta cette ville sur les Français en 1347, après un siège de plus de dix mois. Les Anglais la conservèrent jusqu'en 1558 que le duc de Guise l'assiégea, et la prit dix jours après. L'archiduc Albert d'Autriche, que le roi d'Espagne avait fait gouverneur des Pays-Bas, la reprit en 1596, et deux ans après, elle fut rendue au roi Henri IV par le traité de Vervins. Depuis ce temps-là, elle a été fortifiée très régulièrement, elle est devenue une des plus importantes places du royaume. Les ambassadeurs y furent reçus au bruit du canon, et le major qui commande les troupes leur fit compliment à la porte. Ils passèrent à travers pour se rendre au logis qui leur avait été préparé, et trouvèrent à la porte de leur logement une compagnie de 50 hommes, avec un capitaine, un lieutenant et un enseigne. Après que MM. du Magistrat se furent acquittés de leur compliment, en leur offrant les présents de la ville, le major leur vint demander le mot, et celui qu'il reçut fut Où la valeur résiste, la ruse succombe, parce qu'ils avaient su qu'on avait tenté plusieurs fois de surprendre cette place, et que de telles entreprises avaient toujours manqué de succès.

La pluie qui tomba le lendemain en abondance ne les empêcha point de visiter toutes les fortifications de la ville avec l'ingénieur qui en avait le plan, et de l'examiner en même temps. Ils s'attachèrent fort à considérer le glacis qui regarde Gravelines, qu'ils trouvèrent très beau, ainsi que celui d'où l'on peut voir les châteaux de Douvres et les dunes. Le port leur parut également beau et grand. Il est fort sûr et séparé en deux bras pour recevoir les vaisseaux qu'on y voit toujours en fort grand nombre. Ils sont défendus par un fort nommé le Fort de Risban, qui est à gauche du port, et que les ambassadeurs examinèrent avec grand soin. Ils allèrent aussi à la citadelle à laquelle le roi a fait beaucoup travailler. Elle est fort grande et entourée de fossés profonds, et de marais qui sont tous remplis de l'eau de la mer. Toutes les commodités qu'on peut souhaiter dans une place de guerre sont dans cette citadelle, et l'on peut dire que cette ville-là tire encore beaucoup de force du zèle et de la valeur de ses habitants, qui ont donné fort souvent des marques de leur affection pour la France. Les ambassadeurs qui avaient été reçus au bruit du canon du fort par M. Vignon qui en est gouverneur, et qui leur avait rendu tous les honneurs qu'ils pouvaient attendre, ne le furent pas moins bien à la citadelle par M. de Bouteville, lieutenant du roi, et tout s'y passa pour les honneurs et pour l'examen de la place, comme dans les autres citadelles dont je vous ai déjà parlé. Lorsqu'ils passèrent devant la maison de ville, on tira du canon qui était devant le corps de garde de la place. Ils donnèrent ce soir là pour mot : Il est revenu pour triompher, parce que le roi avait été fort malade à Calais, et qu'il a toujours triomphé depuis cette maladie.

Après avoir séjourné le 27 à Calais, ils en partirent le lendemain pour aller dîner à Gravelines. Cette ville est située près de la mer sur la rivière d'Aa, entre Calais et Dunkerque. Charles Quint y fit bâtir un fort château en 1528. C'est aujourd'hui une des plus fortes et des plus régulières places de l'Europe. Elle a été cédée aux Français par la paix des Pyrénées. Ils l'avaient prise en 1658. Quoique les ambassadeurs ne dussent s'y arrêter que pour dîner seulement, ils ne laissèrent pas d'y être reçus avec les mêmes honneurs que dans toutes les autres villes où ils avaient couché. Toutes les troupes qui composent la garnison étaient sous les armes, et ils trouvèrent une garde posée à la porte de leur logis. Ils ne purent voir la place qu'en entrant et en sortant, mais ils envoyèrent plusieurs mandarins pour en visiter les endroits qu'ils ne purent voir. Pendant qu'ils en examinèrent le plan avec l'ingénieur de la place, ils demandèrent s'ils ne verraient plus d'aussi belles places. On leur répondit qu'ils jugeraient eux-mêmes si celles qu'on avait encore à leur faire voir étaient aussi belles.

Ils allèrent le même jour coucher à Dunkerque, ville sur la mer dans le comté de Flandres. Le comte Baudoin III dit le Jeune, la fit bâtir en 960. Elle a de fort belles rues, un port extrêmement fréquenté, et des habitants fort renommés pour la navigation. Marie de Luxembourg, comtesse de Saint Paul, dame de Dunkerque, fille unique de Pierre de Luxembourg et de Marguerite de Savoie, épousa François de Bourbon, comte de Vendôme, quatrième aïeul paternel du roi. C'est sur cela que sont fondées les légitimes prétentions qu'a Sa Majesté sur la ville de Dunkerque. Les Français la prirent en 1558. Le duc de Parmes la reprit en 1593. Monsieur le prince, alors duc d'Enghien, s'en rendit maître en 1646, et les Espagnols qui l'emportèrent en 1652 la gardèrent jusqu'en 1658 que M. le maréchal de Turenne la leur ôta. Elle fut remise aux Anglais, de qui le roi la racheta en 1662. La citadelle que Sa Majesté y a fait faire est très considérable, aussi bien que les fortifications.

Les ambassadeurs, après avoir passé entre le fort du bois et le fort Mardyck qu'ils considérèrent, approchèrent de la place au bruit d'une grosse artillerie. M. Megron, major qui y commandait, les reçut à la porte de la ville. Toute la garnison, parmi laquelle il y avait beaucoup de compagnies suisses, était sous les armes. Ils furent logés à l'hôtel de ville, où ils reçurent les compliments des magistrats, et les présents ordinaires. Ils furent aussi complimentés par plusieurs corps. Le soir, tout l'hôtel de ville se trouva éclairé par l'ordre des magistrats. Ils donnèrent ce soir-là pour mot : la clé digne de la serrure, sur ce qu'on leur avait dit que Dunkerque est une clé du royaume. Ils furent ravis de trouver à Dunkerque Mme la Princesse de Bournonville, Mme la comtesse de Solre, et MM. les princes de Bournonville et de Robec qu'ils avaient vus à Berny, et dont ils avaient reçu de grandes honnêtetés. Mme Patoulet, femme de M. l'intendant de la marine à Dunkerque (12), était de la compagnie. M. Desmadrit, intendant de justice, police des troupes et finances de Sa Majesté, et M. Patoulet, vinrent aussi les saluer. M. Desmadrit leur dit qu'il allait à Ypres, où il aurait l'honneur de les voir, et qu'il espérait qu'ils lui feraient la grâce de dîner chez lui.

Ils soupèrent à l'ordinaire en bonne compagnie. le lendemain ils montèrent en carrosse pour aller du côté de la mer, où ils trouvèrent des chaloupes fort propres, et virent les jetées et les forts qui sont dessus, qui les saluèrent de toute leur artillerie. Il mesurèrent eux-mêmes les épaisseurs et les hauteurs des murailles, les hauteurs et les profondeurs des fossés, et examinèrent tous les ouvrages avancés. Ils virent sortir à pleines voiles un assez gros vaisseau, chargé de tout son canon. De là, ils allèrent au Risban, où ils montèrent et descendirent dans tous les endroits qu'ils jugèrent dignes de leur curiosité. Ils marquèrent une surprise qui ne se peut exprimer, et crurent voir une des première merveilles du monde. Ils vinrent ensuite à pied jusqu'à la jetée, et l'on se rembarqua pour regagner le carrosse.

Le lendemain, ils allèrent à la citadelle que le roi a fait bâtir. Ils furent reçus au bruit du canon, et trouvèrent l'infanterie sous les armes. Ils virent les magasins et les arsenaux, et dirent que non seulement cette forteresse leur paraissait imprenable, mais même qu'ils ne croyaient pas que l'on pût songer à l'attaquer, parce qu'on n'attaquait pas ce qu'on savait qu'il était impossible de prendre. On tira une couleuvrine, appelée la grande couleuvrine de Nancy (13). Comme on leur avait donné les violons, ce qui continua tant qu'ils séjournèrent à Dunkerque, ils avaient demandé les noms de plusieurs airs, et même la raison des noms qu'on leur avait dits. La Folie d'Espagne s'étant trouvée de ce nombre, il ne se rencontra personne qui leur pût apprendre pourquoi cet air avait eu ce nom (14), ce qui fut cause que M. Megron leur ayant demandé l'ordre, ils dirent : La folie d'Espagne. M. Storf leur demanda pourquoi ils donnaient ce mot. Ils répondirent qu'ils avaient peut-être plus de raison de le donner que le musicien n'en avait eu de nommer folie un air qui paraissait très beau, puisque c'en était une très grande que d'avoir laissé prendre une ville comme Dunkerque.

Le jour suivant, (car ils séjournèrent deux jours à Dunkerque), ils firent le tour de la place avec M. Megron, et trouvèrent les remparts d'une propreté qui passe tout ce qu'on peut imaginer. On n'y voit aucune ordure de quelque nature qu'elle puisse être, et les jardins les plus propres et les mieux entretenus du prince le plus curieux ne pourraient qu'à peine approcher de ce qu'ils virent. Cela fait connaître que M. Megron sait bien se faire obéir, et qui se fait obéir doit être du nombre des meilleurs officiers. M. Duverger, ingénieur de la place, en fit le tour avec les ambassadeurs. Il leur apprit tout ce qu'ils souhaitèrent savoir, et répondit si bien à toutes leurs questions, qu'ils conçurent beaucoup d'estime, et prirent même quelque sorte d'amitié pour lui. Ils dirent que le roi de Siam n'épargnerait rien pour avoir un aussi habile homme qu'il était, et le prièrent de vouloir bien les accompagner jusqu'à Bergues, par où ils devaient passer pour aller à Ypres. Enfin, ils lui dirent qu'il s'expliquait si bien, que tout marquait en lui ce qu'il voulait dire, et ceux à qui il parlait n'avaient que faire de savoir sa langue, pour concevoir ce qu'il voulait faire entendre. Ils ne quittèrent les remparts que pour aller voir l'arsenal, où ils ne laissèrent rien à visiter, de sorte qu'étant tout remplis de la beauté de la place et de la grandeur du roi, ils sortirent en disant qu'ils voyaient partout des choses inouïes.

M. Patoulet, intendant de marine, ayant fait charger plusieurs écluses, vint sur le soir les prier d'en voir l'effet, et leur dit que cela ne durerait qu'un instant. Ils demandèrent si le roi les avait fait faire comme le reste. On leur dit que oui. Ils repartirent aussitôt qu'ils ne doutaient pas que cela ne répondît à la magnificence de Sa Majesté, et qu'ils y passeraient non pas un instant, mais la nuit entière. Ils montèrent dans le carrosse de M. l'intendant qui en avait fait amener d'autres pour leur suite. Dès qu'ils furent arrivés, on ouvrit les écluses, qui firent les effets qu'on en attendait. L'ambassadeur dit qu'il était caution de la netteté du port, tant qu'on entretiendrait ces écluses-là. Ils virent le nouveau bassin pour les vaisseaux du roi, qui est encore un des ouvrages qui répond le plus à la grandeur de Sa Majesté. On leur montra aussi plusieurs vaisseaux sur le chantier. Si je voulais vous faire un détail entier de tout ce que les ambassadeurs ont vu et dit à Dunkerque, et de la manière dont le roi y est servi, j'avoue qu'il me serait difficile de trouver la fin de cette relation. L'ambassadeur donna ce soir là pour mot : Nous triomphons par sa victoire, et dit que c'était une vérité, puisque l'état où était la ville, depuis qu'elle avait été conquise par Sa Majesté, et l'opulence des peuples, faisaient voir qu'ils triomphaient par la victoire de ce grand monarque.

Après avoir séjourné à Dunkerque le 29 et le 30, ils en partirent avec des honneurs qui ne peuvent être comparés qu'à ceux qu'ils avaient reçus en y entrant. Ils s'embarquèrent dès sept heures du matin sur le canal de Bergues qui est hors la ville, dans un bateau couvert bien meublé et vitré que M. Desmadrit leur avait fait préparer. Ils avaient prié de trop bonne grâce M. Duverger de venir avec eux jusqu'à Bergues, pour en être refusés. Il les accompagna jusque-là, et ils parlèrent pendant tout le chemin de fortifications et des inondations de Siam. L'ambassadeur lui dit qu'il croyait qu'il était un homme universel. Ils trouvèrent sur le chemin de Dunkerque à Bergues, le long du canal, le Fort Louis et le Fort François qui sont deux forts royaux, et quelques redoutes (15). Ils en furent salués, et les garnisons parurent en bataille sur les remparts.

Étant arrivés à Bergues, M. Duverger les quitta, dont ils témoignèrent du regret. Ils trouvèrent les carrosses dans lesquels ils montèrent pour continuer leur route. Ils furent salués par l'artillerie de Bergues, et trouvèrent la garnison sous les armes, depuis une porte jusqu'à l'autre. Ils furent même harangués, et reçurent les présents de la ville. Après l'avoir traversée, ils allèrent dîner à Rosbruck, qui est un bourg sur le chemin d'Ypres (16), où ils couchèrent le 31. Ypres est une ville fort riche, et qui a plusieurs belles églises, dont Saint-Martin est la cathédrale. Paul IV y établit un évêché en 1550 sous la juridiction de l’archevêché de Malines. On y voit de beaux édifices, des palais et diverses places, entre lesquelles celle de la seigneurie est considérable. Cette ville a soutenu plusieurs sièges, et fut soumise à la France par celui qui y mit le roi en 1678 après la prise de Gand. M. de la Nouville (17), lieutenant du roi, qui commande dans la place, reçut les ambassadeurs à leur arrivée, et leur marqua qu'il exécutait avec plaisir les ordres qu'il en avait eus de Sa Majesté. Le canon se fit entendre, et la garnison leur parut aussi belle que nombreuse. Ils allèrent descendre à la châtellenie que la ville avait destinée pour leur logement, et qu'elle avait pris soin de faire meubler. Après que MM. de ville les eurent complimentés avec la cérémonie ordinaire des présents, M. de la Neuville demanda le mot. Le premier ambassadeur donna : Mauvais voisin, parce que cette ville est proche de Grand et de Bruges, et que le roi est un dangereux voisin quand on l'offense.

Le lendemain, ils virent en dehors le corps de la place, et tous les travaux, où ils trouvèrent une grande quantité de perdrix, ce qui leur donna beaucoup de plaisir et les obligea de dire qu'il fallait que M. de la Nouvelle fût un homme d'un grand ordre, puisqu'il pouvait venir à bout de faire conserver tout ce gibier. Les fossés étaient aussi remplis de canards et de sarcelles, et de toute sorte de gibier sauvage. Ils virent un très grand nombre d'ouvriers qui travaillaient en plusieurs endroits, et cela fut cause qu'ils parlèrent beaucoup de la grandeur et de la puissance du roi, et de l'amour qu'il avait pour ses sujets, puisqu'il faisait tant de dépense pour les mettre en sûreté. On dîna chez M. Desmadrit. Le repas fut propre, magnifique et grand, et accompagné de quantité d'instruments, ainsi que de plusieurs sortes de liqueurs, dont il y avait abondance. On se mit ensuite dans un bateau fort propre pour aller voir les écluses qui sont à une lieue de Saint-Omer. Il y avait dans ce bateau un grand nombre de trompettes qui jouaient alternativement et se répondaient les uns aux autres. On arriva aux écluses, où l'on fit monter deux bateaux chargés de pierres, ce qui surprit fort les ambassadeurs, hors le second, qui dit qu'il en avait vu de même à la chine.

Ils prièrent qu'on leur fît voir jusqu'à la moindre partie de ces écluses. On leur donna cette satisfaction, ce qui fut cause qu'on rentra fort tard. Le bruit des instrument annonça le retour des ambassadeurs. Ils donnèrent ce soir-là pour mot : Si l'on m'attaque, je vengerai mon bras, parce que M. de la Neuville, commandant de la place chez qui ils allaient souper, est manchot. On ne peut rien ajouter à la propreté et à la magnificence de ce repas. On y but la santé de l'Alliance Royale, et celle des deux rois, avec un si grand bruit de canon que beaucoup de vitres se ressentirent de cette grande joie. Ainsi les ambassadeurs, qui chaque jour étaient de plus en plus remplis de la grandeur de Sa Majesté, s'en retournèrent charmés de la bonne réception que ses sujets lui faisaient partout.

Ils partirent le lendemain 2 de novembre après avoir fait de grands remerciements à ces messieurs qui les avaient si magnifiquement régalés, et ne s'éloignèrent du bruit du canon qui les salua à leur sortie que pour aller entendre celui de Menin. Cette place est sur la Lys. Elle est forte, et la quantité de bière et de draps que l'on fait la rendent célèbre dans tout le pays. La cavalerie de cette ville-là vint au devant des ambassadeurs, et M. Dupertuis qui en est gouverneur (18), les reçut à l'entrée de la porte. Ils trouvèrent la garnison qui formait deux haies jusqu'à leur logis, et après que MM. de ville eurent fait leurs compliments et leurs présents, M. Dupertuis alla leur rendre visite, et leur demander le mot qui fut : Je brille de ses rayons, à cause qu'ils avaient su que Menin n'était qu'un village il n'y a pas longtemps, et qu'il devait au roi tout l'éclat et toute la force qu'on lui voit présentement.

Ils eurent le plaisir de souper devant de très belles personnes, et furent surpris d'une dame de qualité de Hollande qui se trouva là avec sa fille. M. Dupertuis les alla voir le lendemain, et fit amener avec lui des chevaux de selle. Ils montèrent dessus ainsi que les mandarins, et quelques-uns de leur suite. Ils firent le tour de la place en dehors, et plus on l'examina, plus on trouva que le mot qu'ils avaient donné le jour précédent était juste. Ils vinrent ensuite dîner, et partirent aussitôt après. Ils remercièrent M. Dupertuis et le prièrent de venir manger avec eux s'il venait à Paris avant leur départ.

Ce même jour 3 novembre, ils allèrent coucher à Lille, qui est sur la rivière de Deûle, dont l'eau remplit ses doubles fossés qu'on a distingués de demi-lunes. La ville est fort grande et a des églises magnifiques. Baudoin V dit de Lille, comte de Flandre, y fonda la collégiale de Saint-Pierre. C'est la plus considérable. Lille, capitale de la Flandre nommée Gallicane, fut entourée de murailles par le même Baudoin V en 1046. Philippe le Hardy y établit une chambre des comptes en 1385. Le roi la soumit en 1667 et comme elle est restée à la France par la paix d'Aix-la-Chapelle en 1668, Sa Majesté a fait élever une forte citadelle flanquée de cinq grands bastions royaux. À peine les ambassadeurs furent-ils sortis de Menin qu'ils commencèrent à voir le peuple de Lille qui remplissait la campagne. À une lieue de la place, ils trouvèrent un fort grand nombre de carrosses et de chevaux, tant de la noblesse de la ville que de celle des environs. On avait rangé la gendarmerie en bataille. Elle était fort leste, et commandée par M. Doléac, qui était à la tête et qui salua les ambassadeurs ainsi que tous les officiers. Chacun d'eux avait l'épée à la main. M. de la Rablière (19), commandant, les reçut hors de la ville, et leur présenta MM. du Magistrat qui leur témoignèrent la joie qu'ils avaient de les recevoir et d'exécuter l'ordre du roi. Ces premiers compliments étant finis, ils entrèrent dans la ville, où la foule du peuple était si grande que les ambassadeurs dirent qu'ils croyaient être encore au jour de leur entrée à Paris.

Après avoir passé dans plusieurs grandes et belles rues bordées de troupes, ils retrouvèrent la gendarmerie en bataille dans la place. M. de la Rablière les alla voir peu de temps après leur arrivée, et leur demanda le mot. Ils savaient que M. le maréchal de Humières, gouverneur de Lille, commandait les armées du roi et était grand maître de l'artillerie, c'est pourquoi ils donnèrent : Quand le soleil menace, le tonnerre gronde. Il y eut beaucoup de monde à les voir souper, et surtout quantité de dames. Il s'en trouva un grand nombre de fort belles. Le lendemain, M. de la Rablière donna ordre qu'on amenât des carrosses à la porte du lieu où ils étaient logés, et les conduisit à la citadelle. Ils y furent reçus au bruit du canon, comme ils l'avaient été le jour précédent au bruit de celui de la ville. L'infanterie était en bataille. Ils montèrent sur les remparts, et en firent le tour avec M. Morion qui en est lieutenant du roi (20), ainsi qu'avec le major et l'ingénieur. Je dis l'ingénieur parce qu'il y en a un dans chaque place. On leur dit que M. de Vauban était gouverneur de cette citadelle qu'il avait lui-même fait construire, que c'était le premier homme du monde pour les fortifications, et tout ce qu'il y avait de beaux ouvrages en France de cette nature avaient été faits par ses soins.

Ils allèrent voir son jardin qui est dans la même citadelle, et entrèrent dans une grotte où l'on fit mouiller beaucoup de monde pour les divertir. Ils virent aussi l'arsenal qui est dans le même lieu, et généralement tout ce qu'ils jugèrent digne de leur curiosité, c'est-à-dire qu'ils ne laissèrent aucun endroit de la place sans le visiter. Le même jour, ils eurent le plaisir d'une chasse, dont ils avaient été priés par M. de la Rablière. Ils allèrent jusqu'à la porte de la ville dans les carrosses qu'il leur avait envoyés, puis ils montèrent à cheval. Il y avait aussi quantité de dames à cheval, fort parées et vêtues en amazones, et plus de 20 000 personnes. Les chiens prirent beaucoup de gibier, et comme la populace en prit encore davantage, on fut contraint de faire cesser la chasse et d'obliger, du moins autant qu'on le pût, tout ce grand peuple à rentrer. MM. du Magistrat leur donnèrent la comédie dans l'hôtel de ville, après quoi ils passèrent dans une grande salle où il y avait un fort beau concert de voix et d'instrument qui dura une heure et demie. Ils allèrent de là dans une autre salle où était servie une collation magnifique de vingt couverts. Les dames se mirent à table, et la beauté de Mlle de la Rianderie, qui charma toute l'assemblée, aurait eu tous les applaudissements, si sa douceur n'eût eu l'avantage de les partager. L'ambassadeur donna ce soir-là pour mot : Je défendrai mon ouvrage, voulant dire que M. de Vauban qui avait fait la citadelle, la défendrait aussi bien que la ville, si l'une et l'autre étaient attaquées. L'affluence du monde se trouva si grande pour les voir souper qu'il y avait l'apparence que la plupart des dames, loin de pouvoir trouver place, ne pourraient pas même entrer. Cela fut cause que les ambassadeurs prièrent qu'on ne laissât entrer qu'elles, disant que les hommes les pouvaient voir dans les autres lieux où ils allaient.

Le lendemain, ils furent conduits dans l'Hôtel de la Monnaie par M. de la Rablière. Ils commencèrent par la fonderie, où ils virent faire les moules et couler dedans l'argent fondu, d'où l'on tira en leur présence les lames pour les louis d'argent de quarante sols, qui furent portés au moulin, où ils les virent allonger et recuire, et ensuite couper les flancs. Ils en coupèrent eux-mêmes plusieurs. De là, ils allèrent dans l'ouvrerie, où les ouvriers ajusteurs limèrent ces flancs et les rendirent du juste poids. Ensuite, on le mena dans les blanchiments, où l'on fit rougir les flancs, puis on les mit bouillir à la manière ordinaire pour leur rendre leur couleur naturelle. Après cela, il allèrent voir la nouvelle machine qui met les lettres sur la tranche avec autant de promptitude que de facilité et de propreté. Ils eurent le plaisir d'en marquer eux-mêmes plusieurs, et se rendirent dans le monneyage, et après qu'ils eurent vu monneyer plusieurs pièces, le maître de la monnaie remarqua qu'ils avaient envie de voir de plus près comme cela se faisait. Aussitôt, il pria le premier ambassadeur d'entrer dans la fosse à côté du monneyeur, et de mettre lui-même les pièces sous la presse. Il le fit, et regarda avec plaisir son ouvrage, voyant la pièce recevoir son empreinte des deux côtés en même temps. Il marqua par un signe de tête qu'il comprenait bien la chose. On fit voir aussi aux ambassadeurs comment on faisait les lavuresOn donne ce nom à l'opération qui se fait pour retirer l'or et l'argent des cendres, terres ou creusets dans lesquels on a fondus et des instruments et vases qui ont servi à cet usage par le moyen de l'amalgamation avec le mercure. (Encyclopédie de Diderot et d'Alembert), et de quelle manière on retrouvait l'argent qu'ils avaient remarqué être dans les sables de moules, et qu'ils avaient vu se répandre quand on avait jeté la fonte dans ces moules. Ils furent surpris d'apprendre que cet argent-là, qui est imperceptible, se retrouvait par le moyen du vif argent, ou mercure. On voulut les conduire dans l'essayerie (21) et dans la chambre de la délivrance (22), mais le temps manquait et on avait encore beaucoup de choses à leur faire voir ailleurs. Cependant, on s'aperçut qu'on ne les tirait de tous ces travaux qu'avec peine, parce qu'ils ne pouvaient se lasser d'admirer toutes ces diverses machines, principalement celles du moulin et du monneyage. Ils maniaient les coupoirs et les rouleaux ainsi que les autres ustensiles et en admiraient l'invention. Enfin, ils firent beaucoup de remerciements au maître de la monnaie, et lui dirent que l'on ne pouvait être plus content qu'ils étaient, et qu'ils auraient bien voulu avoir plus de temps pour visiter plus exactement tous les travaux. Ils demandèrent si l'on aurait pas plutôt fait de jeter nos espèces en moule, comme ils faisaient les leurs, parce que cela faciliterait beaucoup le travail et épargnerait bien du monde et de la dépense. Le maître de la monnaie répondit que la monnaie jetée en moule n'est jamais si belle que la nôtre, et qu'à l'égard du grand embarras et de la grande dépense, on souhaitait plutôt l'augmenter que de la diminuer, pour éviter les faux-monnayeurs qui sont fort embarrassés quand ils sont obligés d'avoir tant de machines.

Ils virent tout cela en moins d'une heure et demie, et tout ayant été tenu tout prêt. En entrant et en sortant de l'Hôtel des Monnaies, ils regardèrent avec surprise le grand bâtiment que Sa Majesté a fait faire pour fabrique la monnaie de Flandre. S'il eût été achevé, leur étonnement eût été plus grand, le dessin en étant très beau, mais il n'y a que la moitié de bâtie.

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NOTES :

1 - Thierry III (ou Theuderic III) (vers 657-691), roi des Francs de Neustrie en 673 et de 675 à 679, puis roi de tous les Francs de 679 à 691. (Wikipédia). Si l'on s'en tient à ces dates, ce sont donc 5 années et non 8 qui auraient marqué le millième anniversaire de sa mort. 

2 - Aignan de Préfontaine avait été nommé président du Conseil provincial d'Artois en 1685. Il mourut en 1687. 

3 - Peut-être Aix, devenu Aix-en-Gohelle, dépendant aujourd'hui de la commune d'Aix-Noulette, dans le Pas-de-Calais. 

4 - Il s'agit sans doute de l'ancien régiment de Beaupré cavalerie, créé en 1667, licencié en 1668, puis rétabli en 1674, et renommé régiment de Chartres cavalerie en 1684. Il disparaîtra en 1815, après la bataille de Waterloo. 

5 - Louis de Nollant (ou de Nollent), chevalier seigneur de Limbœuf, lieutenant du roi de la gouvernance de Béthune. 

6 - Le régiment d'infanterie de Bassigny, créé en 1684, sera réformé en 1749. 

7 - Louis, comte de Mailly (1663-1699), seigneur de Rubempré, de Rieux, du Coudray, etc. était le quatrième fils de Louis-Charles, marquis de Nesle, et de Jeanne de Monchy-Montcavrel. (Wikipédia). 

8 - Anciennement Aire en Artois, aujourd'hui Aire-sur-la-Lys. 

9 - Jean (ou François) Sauveur, comte de Calvo, (1625-1690), d'origine catalane, fut gouverneur d'Aire à partir de 1679. 

10 - Armand de Saint-Lo, écuyer sieur de Brigny, capitaine aux compagnies franches de Calais, fut cassé pour une faute dans le service fin 1683, puis fait major de la ville d'Aire. Source : Geneanet.org 

11 - ? Peut-être La Recousse, petit village entre Saint-Omer et Calais. 

12 - Le nom de Jean-Baptiste Patoulet († 1695) reste associé à l'île de la Martinique dont il fut le premier intendant entre 1677 et 1683. Sous son impulsion, l'esclavage se développa fortement, et Colbert le consulta pour la rédaction de l'Édit royal de mars 1685 touchant la police des îles de l'Amérique française, plus connu sous le nom de Code noir

13 - Cette couleuvrine, fondue par Jean de Chaligny en 1598 pour Charles III de Lorraine fut prise par les Français en 1670. Elle était longue de 7,53 m et pesait 7,686 tonnes, toutefois sa portée était loin d'être en proportion avec sa longueur. À calibre égal, elle ne portait pas davantage que des canons d'environ moitié de sa longueur. Elle fut coupée en trois morceaux et fondue à Douai en 1766 (Source : Claude Marion : Recueil des bouches à feu les plus remarquables depuis l'origine de la poudre à canon jusqu'à nos jour, 1853, pp. 44-45).

Image Dessin de la couleuvrine de Nancy. Musée lorrain, Palais des ducs de Lorraine. 

14 - Ce thème, qui fut très populaire à l'époque, puise sans doute ses origines dans une danse portugaise de la fin du XVe siècle appelée folia. Il s'agissait probablement d'une danse folklorique, mais les sources portugaises de l'époque mentionnent des folias chantées et dansées lors de fêtes populaires et de spectacles à la cour. Le thème évolua au cours des XVIe et XVIIe siècles et servit de support à d'innombrables variations. En 1672, Lully lui donna sa forme quasi définitive dans L'air des hautbois les Folies d'Espagne (LWV 48), publié en 1705 par Philidor l'aîné (Recueil de marches françaises et étrangères pour hautbois, basse, tambour, d’airs du carrousel pour trompettes, timbales, hautbois , basse, suivis d’appels de trompe de chasse de différents auteurs).

Image L'air des hautbois les Folies d'Espagne, par Lully. 

15 - La ville de Bergues, devenue française en 1668 par le traité d'Aix-la-Chapelle, faisait partie de la première ligne du pré carré, la ceinture de villes fortifiées conçu par Vauban pour protéger les nouvelles frontières du royaume. Le Fort François, ou Fort Français, renommé Fort Vallière, était à l'origine une redoute espagnole dont Vauban fit un fort de premier ordre en 1676. Le Fort Louis fut construit la même année.

Image Plan du Fort Louis. 

16 - Le village de Roesbrugge, aujourd'hui Roesbrugge-Haringe, dépendant de la ville de Poperinghe, en Belgique. 

17 - On trouve trois orthographes différentes du nom dans le texte. De la Neuville semble plus probable que de la Nouville ou de la Nouvelle. Nous ignorons si c'est le même qui publia en 1693 sous le nom de M. de la Neuville une Histoire de la Hollande depuis la trêve où finit Grotius jusqu'à notre temps. 

18 - Guy de Pertuis, seigneur de Bérengeville et de la Rivière, puis de la baronnie de Baons-le-Comte au pays de Caux, conseiller ordinaire du roi en tous les conseils, grand bailli, gouverneur et commandant des ville, citadelle et châtellenie de Courtrai, gouverneur de Menin et lieutenant général des armées du roi. (Aubert de la Chesnaye-Desbois, Dictionnaire généalogique héraldique, chronologique et historique, 1757, III, p. 24). 

19 - François de Bruc, marquis de la Rablière (1624-1704). Il devint lieutenant de roi et commandant à Lille en l'absence du maréchal d'Humières par commission du 1er juillet 1681. 

20 - Peut-être plutôt Nicolas de Moiron, qui fut major et lieutenant de roi de Lille. 

21 - Lieu où, comme son nom l'indique, on fait des essais sur les monnaies, et où l'on contrôle notamment le poids et le titre des pièces. 

22 - Selon Littré, la délivrance est la permission en forme de donner le cours aux monnaies, lorsqu'elles ont reçu leur perfection. 

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16 février 2019