Onzième chapitre.
De la ville de Louveau et de la maison de plaisance du roi de Siam.

Page de la relation de Nicolas Gervaise

Louveau, que les Siamois appellent communément Noccheboury Lopburi (ลพบุรี), dans le centre de la Thaïlande, à environ 70 km d'Ayutthaya., est une ville qui est, pour ainsi dire, dans le royaume de Siam ce que Versailles est en France. Les anciens rois y avaient une maison de plaisance, mais il y avait plus de cent ans qu'elle avait été abandonnée lorsque celui qui règne aujourd'hui la fit rebâtir. Cette ville est située dans une plaine du haut pays où les débordements n'arrivent point, elle peut avoir une demi-lieue de tour, son plan est presque carré et son enceinte n'est que de terre revêtue d'espace en espace de quelques bastions de brique. Durant les inondations du pays, elle est presque entourée d'eau ; en tout autre temps elle n'est arrosée que d'un côté par un petit bras de la grande rivière, qui n'est pas assez profond pour pouvoir porter de grands bateaux. La situation est si agréable et l'air qu'on y respire est si pur qu'on ne la quitte jamais sans peine. Elle est éloignée de la capitale de quatorze lieues par la grande rivière, mais par un canal que le roi a fait faire depuis peu, elle ne l'est que de neuf ou dix lieues seulement. Comme ce prince l'aime extrêmement, il y passe la plus grande partie de l'année et il ne néglige rien de tout ce qu'il croit pouvoir servir à son embellissement. Il avait eu quelque dessein de l'accroître, mais il a jugé qu'il était plus à propos de la fortifier pour en faire une place de défense ; les dedans en sont très propres et tout y est bien entretenu. Si l'on n'y voit pas d'aussi beaux édifices que dans la capitale, on y trouve des jardins et des promenades qui ne sont pas moins agréables. Toutes les commodités de la vie y sont en abondance, mais comme elle est fort peuplée, les vivres s'y vendent plus chèrement qu'en aucune autre ville du royaume. Il n'y manque que de la bonne eau pendant quatre ou cinq mois de l'année que la rivière est basse, car les chevaux et les éléphants qui s'y lavent la rendent si sale qu'il n'y a pas moyen d'en boire. Alors on a recours aux puits ou à celle qu'on s'est réservée pendant l'inondation dans de grands vases de terre faits exprès pour la purifier.

Le palais que le roi y a nouvellement bâti sur le bord de la rivière en fait le plus bel ornement ; il n'est pas si magnifique que celui de Sijouthia, mais il a quelque chose de plus gai. Il est fermé d'assez bons murs et son plan est beaucoup plus long que large. La partie qui regarde la ville est divisée en trois cours toutes différentes, chacune d'elles a ses beautés particulières ; on voit à la droite, en entrant dans la première, une petite salle où sont jugés les criminels de lèse-majesté, et deux prisons à peu près de même grandeur où ils sont renfermés jusqu'à ce que leur procès soit instruit et leur sentence prononcée. À la gauche il y a un grand réservoir qui donne de l'eau à tout le palais, il est l'ouvrage d'un Français et d'un Italien plus heureux et plus savants dans l'hydraulique que plusieurs étrangers qui y avaient travaillé avec les plus habiles Siamois pendant dix années entières sans avoir pu jamais en venir à bout. La récompense qu'ils reçurent du roi fut proportionnée à l'importance du service qu'ils lui avaient rendu et au désir extrême que ce prince avait toujours eu d'avoir des eaux dans son château. À trente pas de là il y a un jardin divisé en quatre carrés, qui fait face à un petit salon fort agréable, tant par la vue de plusieurs jets d'eau qui l'environnent que par la proximité d'une pagode qui, bien qu'elle ne soit pas fort superbe, ne laisse pas néanmoins de contribuer à l'agrément de ce lieu. Un petit bocage qui remplit le reste de cette première cour donne entrée à la seconde, qui est incomparablement plus belle. Sa porte est entre deux pavillons qui sont destinés pour loger quatre éléphants du second ordre ; sa figure est carrée, ses murailles, qui sont d'une blancheur à éblouir, sont ornées d'une sculpture à la moresque fort délicate et divisée par de petits compartiments qui, dans de certains jours de cérémonies, sont garnis d'un grand nombre de porcelaines de la Chine. Deux petites salles fort basses se trouvent à l'entrée vis à vis un grand corps de logis qui a deux pavillons à sa droite où sont logés fort à leur aise les éléphants du premier ordre. On voit à la gauche un superbe bâtiment au-dessus duquel s'élève une pyramide à peu près semblable à celle qui se voit sur le palais royal de la ville capitale. C'est à une des fenêtres de ce bâtiment du milieu, qui est plus large et plus élevée que les autres, que le roi donne audience aux ambassadeurs des princes ses voisins. Pendant tout le temps qu'il y paraît, ils se tiennent dans les deux petites salles, prosternés la face contre terre, avec tous les seigneurs les plus qualifiés de la cour qui les accompagnent. Il n'en va pas de même des ambassadeurs de l'empereur de la Chine et des premiers souverains, car ils sont conduits en cérémonie à la salle d'audience qui est sous la pyramide. Cette salle n'a que trois à quatre toises de long sur deux de large ; elle a trois portes, une grande au milieu et deux aux deux côtés ; ses murailles sont couvertes de ces belles glaces dont on chargea les deux mandarins qui vinrent en France il y a quatre ans (1), et le plafond est partagé en quatre carrés égaux, enrichis de fleurons d'or artificiellement travaillés à jour et garnis de certains cristaux de la Chine qui y font le plus bel effet du monde. Dans le fond de cette salle s'élève de terre, à la hauteur de quatre ou cinq coudées, un trône assez magnifique ; le roi y monte par derrière sans qu'il puisse être vu, par l'escalier d'un appartement secret contre lequel il est adossé ; c'est là, dit-on, que demeure la princesse reine sa fille (2). Comme il n'est permis à qui que ce soit d'y entrer et que même M. l'ambassadeur de France n'a pas eu la liberté d'en voir les dedans, je puis me dispenser d'en faire ici la description. Un peu plus loin en descendant quinze ou vingt marches, on trouve la troisième cour où est l'appartement du roi. Il consiste en un corps de logis d'une assez grande étendue. L'or y brille de tous côtés aussi bien que dans ceux de la seconde cour, et comme il est couvert de tuiles jaunes vernissées dont la couleur est assez approchante de celle de l'or, quand le soleil y donne, il faut avoir de bons yeux pour en pouvoir soutenir l'éclat. Il est entouré d'un parapet qui, à ses quatre coins, a quatre grands bassins remplis d'une eau très pure, où Sa Majesté siamoise a coutume de se laver sous de riches tentes qui les couvrent. Celui de ces bassins qui est sur la droite est proche d'une petite grotte artificielle couverte d'arbrisseaux toujours verts et d'une infinité de fleurs qui la parfument en tout temps. Il en sort une claire fontaine qui distribue ses eaux à ces quatre bassins.

L'entrée de cet appartement n'est permise qu'aux pages du roi et à quelques seigneurs de la cour qui sont le plus en faveur auprès de lui. Les autres mandarins demeurent sur le parapet, prosternés sur le grand tapis où le roi leur donne audience appuyé sur une fenêtre d'où il peut être entendu. Les autres officiers se tiennent au bas du parapet, couchés sur des nattes, la face contre terre et quelquefois même éloignés de plus de cent pas de Sa Majesté.

Autour du parapet sont bâties de petites chambres assez propres où se retirent les pages et les mandarins qui sont en garde. Et un peu plus loin sur la gauche, il y a un parterre rempli de fleurs les plus rares et les plus curieuses des Indes que le roi prend plaisir à cultiver de ses propres mains. De là se découvre un fort grand jardin qui fait face au bâtiment ; il est planté de gros orangers, de citronniers et de plusieurs autres arbres du pays, si touffus qu'ils donnent de l'ombre et de la fraîcheur en plein midi. Les allées sont bordées d'un petit mur de brique à hauteur d'appui, et d'espace en espace, on y voit des fanaux de cuivre doré que l'on a soin d'allumer toutes les nuits quand le roi est au château, et entre deux fanaux il y a une espèce de foyer, ou d'autel, où l'on brûle quantité de pastilles et de bois odoriférants qui répandent fort loin leurs parfums. Après cela doit-on s'étonner si Sa Majesté siamoise a tant d'inclination pour cette maison de plaisance ; aussi les dames y ont-elles leur plus bel appartement dans une longue galerie qui règne derrière celui du roi et de la princesse, depuis un bout de la cour jusqu'à l'autre, et c'est ce qui en rend l'accès si difficile qu'il est même interdit aux enfants des rois. Il n'y a que les eunuques qui les servent qui aient la liberté d'y entrer, et ce n'est que par les dehors que l'on peut juger des dedans. Le plan grossier que j'en ai tracé fort à la hâte, parce que j'étais en compagnie de gens qui ne pouvaient pas me donner le loisir d'en faire un plus juste, ne laissera pas d'en donner quelque idée (3).

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X. De Sijouthia, capitale du royaume
de Siam, et de quelques autres villes
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XII. De la ville de Bancok
et autres places maritimes

NOTES

1 - Okkhun Pichaï Yawatit - Khun Pichaï Walit dans la plupart des relations - (ออกขุนพิไชยวาทิต) et Okkhun Pichit Maïtri (ออกขุนพิชิตไมตรี). Ces envoyés du roi Naraï (qui n'avaient pas officiellement le titre d'ambassadeurs) étaient arrivés en France avec le père missionnaire Bénigne Vachet en octobre 1684. Ils avaient été reçus par Louis XIV à Versailles le 27 novembre 1684. Leur comportement en France avait souvent scandalisé la cour, et Bénigne Vachet, qui organisait leur séjour, écrivait dans ses mémoires : Il me fallait porter toutes les incivilités, lâchetés, impatiences, et pour tout dire en un mot, toutes les impertinences des Siamois. Mais ce qui est pire, c'est qu'il me fallait continuellement chercher des prétextes pour couvrir leurs défauts et les excuser. (Mémoires de Bénigne Vachet in Histoire de la Mission de Siam d'Adrien Launay, 1920, I, p.142). Ils étaient revenus au Siam en 1685, chargés de cadeaux, avec l'ambassade du chevalier de Chaumont. 

2 - La princesse Sudawadhi (สุดาวดี) Krom luang (princesse de 3ème rang) Yothathep (กรมหลวงโยธาเทพ) 1656-1735, fille unique du roi Naraï et de la Princesse Suriyong Ratsami (สุริยงรัศมี), une de ses concubines. Chaumont en parle ainsi (Relation de l'ambassade de M. le chevalier de Chaumont, Paris, 1686, p.172 et suiv.) : Cette princesse a sa cour composée des femmes des mandarins qui la voient tous les jours, et elle tient conseil avec ses femmes de toutes ses affaires, elle rend justice à ceux qui lui appartiennent, et le roi lui ayant donné des provinces dont elle tire le revenu et en entretient sa maison, elle a ses châtiments et exerce la justice. Il y est arrivé quelquefois que lorsque quelques femmes de sa maison ont été convaincues de médisances d'extrême considération, ou d'avoir révélé des secrets de très grande importance, elle leur a fait coudre la bouche.

Avant la mort de la reine sa mère, elle avait à ce que l'on dit du penchant à faire punir avec plus de sévérité ; mais du depuis qu'elle l'a perdue elle en use avec beaucoup plus de douceur. Elle va quelquefois à la chasse avec le roi, mais c'est dans une fort belle chaise placée sur un éléphant et où quoi qu'on ne la voie point elle voit néanmoins tout ce qui s'y passe. Il y a des cavaliers qui marchent devant elle pour faire retirer le monde, et si par hasard il se trouvait quelque homme sur son chemin qui ne pût pas se retirer, il se prosterne en terre et lui tourne le dos. Elle est tout le jour enfermée avec les femmes ne se divertissant à faire aucun ouvrage. Son habillement est assez simple et fort léger, elle est nue jambe, elle a à ses pieds des petites mules sans talons d'une autre façon que celles de France. Ce qui lui sert de jupe est une pièce d'étoffe de soie ou de coton qu'on appelle pagne, qui l'enveloppe depuis la ceinture en bas et s'attache par les deux bouts, qui n'est point plissée. De la ceinture en haut elle n'a rien qu'une chemise de mousseline qui lui tombe dessus cette manière de jupe, et qui est faite de même que celle des hommes. Elle a une écharpe sur la gorge qui lui couvre le col et qui passe par-dessous les bras, elle est toujours nu-tête et n'a pas les cheveux plus longs que de quatre ou cinq doigts, ils lui font comme une tête naissante. Elle aime fort les odeurs, elle se met de l'huile à la tête, car il faut en ces lieux-là que les cheveux soient luisants pour être beaux. Elle se baigne tous les jours, même plus d'une fois, qui est la coutume de toutes les Indes, tant à l'égard des hommes que des femmes. J'ai appris tout ceci de Mme Constance qui va souvent lui faire sa cour. Toutes les femmes qui sont dans sa chambre sont toujours prosternées et par rang, c'est-à-dire les plus vieilles sont les plus proches d'elle, et elles ont la liberté de regarder la princesse, ce que les hommes n'ont point avec le roi, de quelque qualité qu'ils soient, car tant qu'ils sont devant lui, ils sont prosternés et même en lui parlant.

ImageLa princesse Yothathep, fille du roi Naraï. 

3 - Ce plan ne se trouve dans aucun des exemplaires que nous avons pu consulter. 

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Page mise à jour le
5 mars 2019