Septième chapitre.
Des habits des hommes et des ornements des femmes.

Mandarins vêtus d'un phanung.
Illustrations de la relation de La Loubère.

Il n'y a pas de métier dans le royaume de Siam qui soit plus ingrat que celui de tailleur, car le commun du peuple n'en a pas besoin. Tout l'habillement des hommes consiste en deux pièces d'étoffe de soie ou de coton : de l'une, qui est longue de deux aunes ou environ, et large de trois quarts, ils se couvrent les épaules en forme d'écharpe ; et de l'autre qui est de même longueur et de même largeur, ils se ceignent les reins, et la retroussant par les deux bouts fort proprement par derrière, ils s'en font une espèce de culotte qui leur pend jusqu'au dessous du genou. Ce vêtement s'appelle en siamois Pâ-nonc (1), et en langage vulgaire panne ou pagne (2) : le pagne des mandarins est bien plus ample et beaucoup plus riche que les autres. Il est ordinairement tissée d'or et d'argent, ou bien il est fait de ces belles toiles peintes des Indes qu'on appelle communément chitte (3) de Masulipatam Machilipatnam, ville côtière et port de l'Andhra Pradesh, au sud de l'Inde. ; ces messieurs portent dessous un petit pantalon de quelque belle étoffe, qui leur descend plus bas que le genou et dont les extrémités sont artistement brodées d'or et d'argent. Dans les grandes chaleurs, ils n'ont qu'une veste de mousseline faite en forme de robe de chambre qui ne passe pas leur pantalon, mais dans la saison du vent du nord, ils ont une espèce de justaucorps de brocard de la Chine ou de quelque beau drap d'Europe, qui se ferme par-devant avec dix ou douze boutons de filigrane d'or ou d'argent fort éloignés les uns des autres. Les manches qui en sont fort larges se boutonnent comme nos anciens pourpoints, et par-dessus ce justaucorps ils mettent en forme d'écharpe de nos gens de guerre une pièce de brocard d'or et d'argent, ou de toile peinte, la plus belle qu'ils peuvent trouver dans le pays.

Les cordonniers ne sont guère plus nécessaires à Siam que les tailleurs, tout le monde y va nu-pieds, à l'exception des mandarins qui se servent quelquefois de pantoufles à la moresque. Il vont aussi nu-tête, comme les autres, s'ils ne sont obligés dans de certains jours de paraître en habit de cérémonie devant le roi, car alors ils se couvrent d'un bonnet pointu fait en forme de nos pains de sucre (4). dans tout autre temps, ils se contentent de faire porter derrière eux par leurs esclaves un chapeau qui ressemble assez à ceux dont on se servait en France le siècle passé, avec leur sabre, et leur boussette (5), qui est une petite boîte d'or ou d'argent où ils mettent leur bétel.

L'habit des femmes n'est pas beaucoup différent de celui des hommes. Leur pagne, car il porte le même nom, m'a paru pourtant un peu plus grand ; elles le laissent pendre sans le retrousser jusqu'à fleur de terre, comme un jupon. Il est ordinairement de couleur noire, qui passe chez elles pour la plus belle et la plus galante, et souvent il est broché d'or et d'argent. Une petite pièce de mousseline leur couvre le sein, le reste du corps est tout nu. Celles qui sont de qualité se distinguent, comme parmi nous, par un certain air de grandeur qui leur attire le respect de ceux qui les voient. Leurs doigts sont chargés de bagues, de diamants et de différentes pierres précieuses. Elles sont ordinairement plus blanches que celles de basse naissance, parce qu'elles sortent moins souvent, mais les hommes de condition, qui sont aussi moins noirs que les autres, attribuent cette différence au mérite des bonnes œuvres qu'ils ont faites autrefois dans leurs premières générations. Au reste, ces dames sont fort propres, quoiqu'elles marchent toujours pieds nus. Elles vont nu-tête et portent les cheveux aussi courts que les hommes. Pour les rendre plus luisants, elles les frottent d'une huile qu'elles appellent Nanam hym (6), c'est-à-dire huile d'agréable odeur. Les hommes s'en servent aussi bien que les femmes, car il n'y a point d'incivilité pareille à celle que ferait un mari qui irait voir sa femme, une femme son mari, ou un enfant son père et sa mère, sans s'être auparavant parfumé les cheveux de cette huile odoriférante. Les hommes qui ont le nez écrasé et le pied plat sont les mieux reçus chez elles, parce qu'elles croient qu'ils doivent valoir quelque chose puisqu'ils ressemblent en cela à leur grand dieu Sommonokodon. Elles sont aussi bien que les hommes d'une taille médiocre, et il s'en trouve beaucoup moins qu'en France de boiteuses ou de bossues, quoiqu'il semble qu'elles devraient être toutes contrefaites ; car c'est une pitié de voir le peu de soin que les parents ont de leurs enfants. Sitôt qu'un enfant est venu au monde, on va le laver dans la rivière et on vient après le coucher sans maillot et sans lange dans un petit lit où il demeure jusqu'à l'âge de six mois qu'on le sèvre et qu'on commence à lui faire manger du riz. Beaucoup, qui ne peuvent pas s'accoutumer de si bonne heure à la dureté de cette vie, meurent quelques jours ou quelques mois après leur naissance, et c'est un hasard si de dix ou douze on en peut sauver deux ou trois. Les parents leur donnent en naissant un nom tout différent de celui qu'ils portent, et il n'y a que le roi qui ait droit de le changer quand il les élève à quelque charge de l'État qui demande de la distinction. Ces nom que les parents leur donnent sont ordinairement ridicules ; ceux-ci par exemple, sont estimés les plus beaux, Ceou, c'est-à-dire cristal, Bounne, qui signifie qui a bien du mérite, Pêt, pierre précieuse, Thôn qui veut dire de l'or (7). Ce que les dames siamoises ne peuvent souffrir en nous, c'est la blancheur de nos dents, parce qu'elles croient que le diable a les dents blanches et qu'il est honteux à un homme de les avoir semblables à celles des bêtes. Aussi à peine les hommes et les femmes ont-ils atteint l'âge de quatorze ou quinze ans qu'ils travaillent à rendre les leurs noires et luisantes, et voici comme ils s'y prennent : celui qu'ils ont choisi pour leur rendre ce bon office les fait coucher sur le dos et les retient dans cette posture pendant les trois jours que dure l'opération. D'abord il lui nettoie les dents avec du jus de citron, et les frotte après avec une certaine eau qui les rend rouges, puis il jette dessus une couche de poudre de coco brûlé qui les noircit. Mais elles se trouvent tellement affaiblies par l'application de ces drogues qu'elles pourraient être arrachées sans douleur, elles tomberaient même si on voulait se hasarder à manger quelque chose de solide, aussi ne vit-on pendant ces trois jours que de bouillons froids que l'on fait couler doucement dans le gosier, sans toucher aux dents. Le moindre vent peut empêcher l'effet de cette opération, c'est pourquoi celui qui la souffre garde le lit et a soin de se bien couvrir jusqu'à ce qu'il sente qu'elle est heureusement consommée par l'affermissement de ses dents et par la cessation de l'enflure de sa bouche, qui reprend son premier état. Ils se servent de cette même eau, qui d'abord leur rend les dents rouges, pour rougir l'ongle du petit doigt de leurs mains, mais il n'appartient qu'aux personnes de qualité de porter de grands ongles et de rougir celui du petit doigt, car les gens de travail les coupent, et par là sont distingués des autres. Au reste il n'y a point de modestie parmi nous qui égale celle de leurs maisons, car dans les chambres de leurs plus superbes palais, il n'y a ni table, ni chaise, ni tapisserie. On y voit seulement quelques cabinets de la Chine ou du Japon, des porcelaines mal rangées avec quelques tapis de Perse qui couvrent le plancher, quelques petits oreillers d'étoffe de soie sont aux coins de la chambre avec des nattes d'osier ou de paille de riz. L'une de ces nattes, qu'ils étendent quand ils veulent se coucher, leur sert de lit et ils se couvrent d'un pagne pendant la nuit. Ils couchent tout habillés, comme ils le sont pendant le jour, à moins qu'ils n'appréhendent de gâter leur pagne, car alors ils en changent et en prennent une autre plus commune et de moindre prix. Les draps ne sont point en usage parmi eux et ceux qui sont les plus propres et les mieux accommodés n'ont qu'un léger matelas de coton sur une petite couchette d'osier, avec un tour de lit de mousseline.

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et des commodités pour voyager

NOTES

1 - Phanung (ผ้านุ่ง), pièce d'étoffe qui drape le corps et est maintenue par un nœud. 

2 - Gervaise emploie le mot pagne au féminin. Nous avons rétabli le masculin qui est d'usage aujourd'hui. Ce mot est dérivé de l'espagnol paño, lui même issu du latin pannus qui donne pan en français. 

3 - Toile des Indes imprimée avec des planches de bois, aux couleurs éclatantes et très résistantes. Chites en Indou signifie des toiles imprimées. (La Boullaye-le-Gouz, Les Voyages et observations... Paris, ed. 1653, p.536). Yule Hobson-Jobson: A glossary of colloquial Anglo-Indian words and phrases, pp.201-202) indique une origine sanskrit, Chitra : bariolé, tacheté, diapré, et énumère de nombreuses variantes : chints, chintz, chitte, chita, chitzen, etc. 

4 - Ces bonnets s'appelaient des lomphok (ลอมพอก). Ils furent très populaires en France, tant par les descriptions qu'en firent les voyageurs que par les innombrables images, illustrations, médailles, almanachs, qui circulèrent à l'occasion de la visite des ambassadeurs siamois. Dans la comédie La foire de Saint Germain de Dufresny et Regnard, représentée en 1695 à l'Hôtel de Bourgogne, les marchands proposent, outre des robes de Marseille et des chemises de Hollande, des bonnets de style siamois, ce qui prouve que, dix ans après le départ de la grande ambassade de Kosa Pan, le souvenir des Siamois était encore bien vivace dans le peuple de Paris. 

5 - Ces boîtes étaient appelée tiap (เตียบ) ou krop (ครอบ) en siamois. Selon leur taille et leur décoration, elles indiquaient le niveau hiérarchique de leur propriétaire. La Loubère les décrit ainsi : Krob : boîte d'or ou d'argent pour l'arec et le bétel. Le roi les donne, mais ce n'est qu'à certains officiers considérables. Elles sont grosses et couvertes, et fort légères ; ils les ont devant eux chez leur roi, et dans toutes les cérémonies. Tiab, autre boîte pour le même usage, mais sans couvercle, et qui demeure au logis. C'est comme un grand gobelet, quelquefois de bois verni : et plus la tige en est haute, plus il est honorable. Pour l'usage ordinaire ils portent sur eux une bourse, où ils mettent leur arec et leur bétel, leur petite tasse de chaux rouge et leur petit couteau. Les Portugais appellent une bourse bosseta, et ils ont donné ce nom aux krob dont je viens de parler, et après eux nous les avons appelés bossettes. (Du Royaume de Siam, II, pp.70-71).

ImageBossette siamoise. XIXe siècle.
ImageMandarins prosternés ayant des boîtes d'or ou d'argent selon leur dignité. Dessin de 1688.

Le roi de siam sur son éléphant sortant de son palais et les mandarins de chaque côté prosternés ayant des boîtes d'or ou d'argent selon leurs dignités d'oyas ou d'opras, etc. Dessin de 1688. 

6 - Plutôt nam man hom (น้ำมันหอม), littéralement, l'huile qui sent bon

7 - Kaeo (แก้ว ) : verre, cristal, matière transparente ou translucide. Bun (บุญ) : bonnes actions, mérite, mais aussi pur, sacré, vertueux. Phet (เพชร) : diamant. Thong (ทอง) : or. 

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5 mars 2019