Dixième chapitre.
Des occupations et des divertissements ordinaires des Siamois.

Page de la relation de Nicolas Gervaise

Les Siamois sont naturellement peu laborieux et nous avons déjà remarqué que la plupart préfèrent l'indolence d'une vie oisive à tous les honneurs, les plaisirs et les biens qu'ils pourraient acquérir par le travail. Plusieurs des enfants des mandarins, s'éloignent souvent de bonne heure de la cour, de peur que le roi ne les attache à son service, et renoncent avec joie aux charges les plus considérables de l'État auxquelles ils auraient droit de prétendre ; aussi comme le prince qui règne à présent est bien persuadé que l'oisiveté est la ruine des plus florissants empires, ils tient toujours ses mandarins en haleine et il les applique lui-même à leurs devoirs d'une manière qui ne leur permet pas de se relâcher. Il les occupe dans son palais depuis les huit heures du matin jusqu'à près de midi, les uns dans le Conseil d'État où il délibère avec eux des affaires les plus importantes de son royaume, les autres dans le Conseil des parties où il rend par leur bouche la justice au peuple. Quelques-uns sont employés à porter ses ordres dans les provinces ou dans les quartiers de la ville où ils sont nécessaires, et quelques autres demeurent en garde auprès de sa personne et aux portes de son palais. Si quelqu'un d'entre eux ne s'acquitte pas en temps et lieu de ce qu'il doit faire, il est sûr qu'une vingtaine de coups de rotins, c'est-à-dire de baguettes d'osier de la grosseur d'un doigt, lui tombera avant qu'il se couche sur ses épaules. Il n'en sera pas moins obligé, pour avoir été corrigé à midi, de retourner avec les autres sur les sept heures du soir au palais pour y faire ses fonctions ordinaires et pour y demeurer jusqu'à minuit. Il s'en trouve de paresseux qui voulant se donner un peu de relâche feignent d'être malades, mais le roi qui s'en doute, parce qu'il les connaît tous parfaitement, ne manque point de leur envoyer aussitôt ses médecins pour en connaître la vérité, et sur le rapport qu'ils en font, ils sont traités comme ils le méritent.

Voilà la vie des mandarins de Cang-NâiKhang nai (ข้างใน) : les mandarins qui résident à l'intérieur du palais. : celle des mandarins de Cang-NocKhang nok (ข้างนอก) : les mandarins qui résident à l'extérieur du palais. est un peu plus commode et plus conforme à leur naturel, car ils en passent la plus grande partie à boire et à manger, à jouer et à dormir. Quand ils ont fait bonne chère, ils prennent plaisir à se faire frotter le corps par un esclave avec un morceau de grosse toile. Cette friction, disent-ils, endurcit la peau et la rend moins sensible aux ardeurs du soleil.

Le peuple a six mois de service public, sans qu'aucun en puisse être dispensé (1). Chacun emploie le reste de l'année à cultiver ses terres et ses jardins, à réparer sa maison, à raccommoder son balon et à exercer le métier dont il fait profession. Les plus pauvres travaillent pour les autres à la journée, et gagnent un foüang (2), c'est-à-dire cinq sols par jour.

Les dames de qualité s'occupent dans leur maison du soin de leur famille, elles font apprêter et souvent se font un devoir apprêter elles-mêmes à manger à leurs maris, et elles emploient le temps qui leur reste à faire des ouvrages en broderie d'or, d'argent, de soie, qui quelquefois valent bien ceux qui se font en Europe.

Les femmes de moindre condition filent du coton et en font de la toile. Elles travaillent aux pagnes de leurs maris et à celles dont elles s'habillent, et si elles sont si pauvres qu'elles n'aient point ou d'étoffe pour travailler, ou des graines pour semer, elles se prêtent au besoin de toute leur famille, ou pour aider à cultiver les jardins, ou pour battre et blanchir le riz. Au reste elles n'aiment pas moins la conversation que celles de France, et les visites qu'elles se rendent les unes aux autres ne sont guère moins fréquentes ni guère moins inutiles. Le bain est pour elles aussi bien que pour les hommes un des plus doux plaisirs de la vie. Les mandarins et les dames de qualité le prennent dans leur maison, les autre vont sur le midi se laver tous ensemble à la rivière. Mais qui que ce soit n'y va jamais sans s'être auparavant couvert, par modestie, de quelque vieil habit que l'un et l'autre sexe se réserve toujours pour cet usage.

Les Siamois, quoiqu'ils nous semblent un peu mélancoliques, ne laissent pas d'aimer la joie. Souvent ils font des courses de balon sur la rivière, qu'ils rendent fort agréables par des concerts de voix, d'instruments de musique et de battements de mains qu'ils font en cadence. Celui de tous ces instruments qui peut plaire davantage rend un son à peu près semblable à celui que rendraient ici deux violons d'un parfait accord, que l'on toucherait en même temps. Mais il n'y a rien de plus désagréable que le diminutif de cet instrument, qui est une espèce de violon à trois cordes de fil d'archal (3). Leurs trompettes de cuivre ressemblent assez par le son qu'elles rendent aux cornets dont nos paysans se servent pour appeler leurs vaches. Leurs flûtes ne sont guère plus douces, ils font d'ailleurs un carillon avec de petites clochettes qui réjouit assez quand ils ne se mêlent point au son de leur tambour d'airain, qui désole ceux qui n'y sont point accoutumés. Ils ont aussi un tambour de terre qui ne fait pas tant de bruit : c'est un pot de terre bien cuite, qui a une gueule longue et fort étroite mais qui n'a point de fond (4). Ils le couvrent d'une peau de buffle et le battent avec la main de telle manière qu'il leur sert ordinairement de basse de viole dans leurs concerts. Ils n'ont pas la voix désagréable et je suis sûr que l'on en serait assez satisfait si on leur entendait chanter ces deux chansons siamoises que j'abandonne à la censure de nos musiciens, et à la curiosité du lecteur, qui du moins en aimera la nouveauté (5).

Quand ils sont las de chanter ou de jouer des instruments, ils vont aux spectacles, car il se fait souvent des combats d'hommes avec des taureaux. On y voit comme en France des baladins et des joueurs de gobelets, qui apprendraient aux nôtres bien des tours de passe-passe qu'ils ne savent point encore. On dit qu'il y en a qui dansent sur la pointe des hallebardes, et qui s'y couchent même sans se blesser, qui en tout temps font naître dans un bassin des œillets, des roses et telles autres fleurs qu'il plaît aux assistants de leur demander. Ils font des armes en dansant et se battent en cadence au son des instruments ; et quoique les coups qu'ils se donnent les uns aux autres semblent devoir les assommer, le combat pourtant s'achève sans qu'aucun se trouve blessé.

Ils ont encore pour le jeu plus de passion que pour les spectacles, car il s'en est vu qui après avoir perdu tout leur bien ont joué jusqu'à leurs femmes et à leurs enfants, et qu'après les avoir perdus, se sont joués et perdus eux-mêmes et se sont livrés de bonne foi à qui ils avaient engagé leur liberté. Leur jeu le plus ordinaire est assez semblable à celui de nos échecs, et les pièces qui le composent ont à peu près les mêmes noms (6). Ils ont encore une espèce de triquetrac qu'ils appellent seca (7).

Heureusement pour les maris, les femmes ne jouent presque point à Siam, ou quand elle jouent, elles ne jouent que très petit jeu.

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dans le royaume de Siam

NOTES

1 - La société siamoise, très hiérarchisée, était organisée en quatre classes, chacune définie par des liens d'autorité et de subordination. La valeur de chaque individu était fixée par le sadkina (ศักดินา), un système féodal qui attribuait à chacun un nombre symbolique de surface de terrain (rai : ไร่) en fonction de sa position sociale, de la charge qu'il exerçait, etc.

Parallèlement à ce système civil existait une hiérarchie spécifique pour les ecclésiastiques. Chaque moine était crédité d'un sakdina en fonction de l'importance de sa charge dans la communauté et de sa connaissance des textes sacrés. Ainsi un novice sans connaissance avait un sakdina de 200, le supérieur d'un temple important pouvait bénéficier d'un sakdina de 2 400, voire davantage.

Les roturiers les plus privilégiés, attachés à un noble ou à un prince, (phrai som), n'étaient pas astreints aux corvées, ou seulement pour une très courte durée. Il n'en était pas ainsi pour les roturiers du rang le plus bas, les phrai luang qui pouvaient être astreints à six mois de service, voire davantage. Toutefois, ils pouvaient s'en affranchir en acquittant une contrepartie en nature ou en espèces (ngoen kha ratchakhan : เงินค่าราชการ). On les appelait alors phrai suay (ไพร่ส่วย). Ils pouvaient également être affectés à l'armée, ils étaient dans ce cas phrai tahan (ไพร่ทหา).

Les corvées d'État et l'esclavage furent abolis par le roi Chulalongkorn en 1905. Le système féodal ne fut aboli qu'après le coup d'État de 1932, mais reste encore profondément ancré dans l'inconscient collectif thaïlandais. 

2 - Le fouang (เฟื้อง) était une monnaie qui valait la moitié du salung (สลึง) et que Gervaise estimait à 4 sols deux deniers. Voir la page consacrée aux monnaies anciennes du Siam. 

3 - Il est difficile d'identifier précisément les instruments auxquels Gervaise - qui n'avait peut-être pas l'oreille très musicale - fait allusion. Les instruments traditionnels siamois à cordes frottés sont essentiellement des sortes de violon à deux cordes, le so duang (ซอด้วง) à la sonorité aiguë et le so u (ซออู้) à la sonorité grave. Le violon à trois cordes dont parle Gervaise est très certainement le so sam sai (ซอสามสาย).

ImageSo duang - Violon aigu à deux cordes.
ImageSo u - Violon grave à deux cordes.
ImageSo sam sai - Violon à trois cordes. 

4 - Il s'agit du thon (โทน) que La Loubère appelle thong et qu'il décrit ainsi : Le peuple accompagne aussi la voix le soir dans les cours des logis avec une espèce de tambour appelé tong. On le tient de la main gauche, et on le frappe de temps en temps d'un coup de poing de la droite. C'est une bouteille de terre sans fond, et qui au lieu de fond est garnie d'une peau rattachée au goulet avec des cordons. (Du Royaume de Siam, 1691, I, p. 265).

Claude Biron (Curiosités de la nature et de l’art, 1703, pp. 234 et suiv.) donne également une description de cet instrument dont il a un exemplaire sous les yeux : Ce petit tambour est une preuve que les arts ne sont pas si négligés par les Siamois que quelques-uns l'ont voulu dire. La sculpture, la dorure et tout le dessin de cet ouvrage sont admirables, et on peut dire que tout y est magnifique. Il m'a été donné par M. du Livier, directeur de la Compagnie des Indes à Bengale, et qui s'est fait un nom honorable dans l'Orient par la manière obligeante dont il reçoit les curieux, et par tous les bons offices qu'il leur rend. Il estimait fort ce petit tambour qu'il conservait soigneusement. Le corps de cet instrument est d'une terre bien préparée et très bien ciselée. Il est orné de petits rotins travaillés fort proprement. Il n'est couvert de peau que d'un côté, et c'est d'une peau de serpent fort agréablement bigarrée et qui rend, quand on bat dessus, un son doux et charmant. Au-dessous, au lieu de peau, il y a une espèce de manche qui est pareillement de terre, et sur lequel il y a de la sculpture dorée. La figure de tout le tambour ressemble assez à une grosse carafe qui aurait une peau au lieu de fond. Le col de la carafe est le manche du tambour. C'est l'instrument que décrit M. de la Loubère, envoyé extraordinaire au roi auprès du roi de Siam en 1687 et 1688.

ImageTong (thon) Illustration de la relation de La Loubère.
ImageThon (โทน). 

5 - Il n'y a qu'une chanson dans le livre, que nous reproduisons ci-après.

ImageSout chai Cui Sai Châou...

Terry E. Miller and Jarernchai Chonpairot (A History of Siamese Music Reconstructed from Western Documents, 1505-1932, 1994, p. 137 et suiv.) notent qu'il existe encore aujourd'hui une chanson de l'époque d'Ayutthaya intitulée Chui Chai, qui dépeint une jolie femme dans un costume scintillant et avec un maquillage raffiné, et qui est utilisée dans le Ramakien (la version siamoise du Ramayana) et dans les Jatakas (les récits des naissances de Bouddha). La forme de cette chanson étant à peu près la même que celle de Gervaise, ils suggèrent qu'il s'agit vraisemblablement de la même chanson, Sut-jai étant en fait Chui Chai, et proposent la transcription suivante :

ฉุยฉายเอย
     Chui Chai oei
     Oh, chère Chui Chai,

สายใจจะจำพรากไปสวน
     Saijai ja jam phrak pai suan
     Tu vas partir pour le jardin royal,

หน้านวลเจ้ามาชิดตักพีบ้าง
     Na nuan jao ma chit tak phi bang
     Avec ton beau visage blanc, viens près de moi

ฉุยฉายเอย
     Chui Chai oei
     Oh, chère Chui Chai,

สายใจรู้จักไป
     Sai jai ruchak pai
     Tu dois connaître les dangers de ton voyage,

ต้องระวังระวังหน่อยเอย
     Tawn rawang rawang noi oei
     Fais attention, sois prudente ! 

6 - Le makruk (หมากรุก), variante siamoise du jeu d'échecs, toujours très joué en Thaïlande. Les règles sont sensiblement les mêmes que celles des échecs internationaux, il s'agit de mettre le roi adverse en échec et mat, mais dans la position de départ, une rangée libre est laissée entre les pièces et les huit pions. L'échiquier du makruk est unicolore. Les pièces ressemblent à celles des échecs internationaux, mais elles portent des noms différents et ne se déplacent pas toutes de la même manière.

Position de départ d'une partie de Makruk. 

7 - Saka (สกา), version siamoise du backgammon, le jacquet français, qui a supplanté le trictrac à l'aube du XIXe siècle. 

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Page mise à jour le
5 mars 2019