Chapitre VI
Des terres cultivées et de leur fécondité.

Page de la Relation de La Loubère
I. Le pays de Siam est argileux.

Elles ne sont point pierreuses, à peine y trouve-t-on un caillou, et cela me fait croire du pays de Siam ce qu'on dit de l'Égypte, qu'il s'est formé peu à peu de la terre argileuse que les eaux de pluie ont entraînée des montagnes. Il y a devant l'embouchure du Menam un banc de vases, qu'on appelle la barre en termes de marine, et qui en défend l'entrée aux grands vaisseaux. Il y a apparence qu'il s'augmentera peu à peu et qu'il donnera avec le temps à la terre ferme un nouveau rivage.

II. L'inondation annuelle engraisse les terres de Siam.

C'est donc ce limon descendu des montagnes qui est la véritable cause de la fertilité du royaume de Siam partout où s'étend l'inondation ; ailleurs, et principalement sur les lieux les plus élevés, tout est aride et brûlé du soleil peu de temps après les pluies. Sous la zone torride, et même en Espagne dont le climat est plus tempéré, si les terres sont naturellement fertiles (comme par exemple entre Murcie et Carthagène, où la semence rend quelquefois au centuple), elles sont d'ailleurs si sujettes à la sécheresse, aux insectes et à d'autres inconvénients, qu'il arrive souvent qu'elles sont privées de toute récolte plusieurs années de suite, et c'est ce qui arrive à tous les pays des Indes qui ne sont pas sujets à être inondés, et qui, outre la stérilité, souffrent les ravages des maladies contagieuses et pestilencielles qui la suivent. Mais l'inondation annuelle fait à Siam la sûreté et l'abondance de la récolte de riz et rend ce royaume le nourricier de plusieurs autres.

III. Elle fait mourir les infections.

Outre que l'inondation engraisse les terres, elle fait mourir les insectes, quoiqu'elle en laisse toujours beaucoup qui incommodent extrêmement. La nature apprend à tous les animaux de Siam à éviter l'inondation. Les oiseaux qui ne perchent pas en ces pays-ci, comme les perdrix et les pigeons, perchent tous en celui-là. Les fourmis, doublement prudentes, y font leurs nids et leurs magasins sur les arbres (1).

IV. Des fourmis blanches de Siam.

Il y en a de blanches qui, entre autres dégâts qu'elles font, percent les livres d'outre en outre (2). Les missionnaires sont obligés, pour conserver les leurs, de les enduire sur la couverture et sur tranche d'un peu de cheyram (3) qui n'empêche pas qu'on ne les ouvre. Après cette précaution, les fourmis n'ont plus la force d'y mordre, et les livres en sont plus agréables, parce que cette gomme n'étant mêlée de rien qui lui donne de la couleur, a le même éclat que les glaces dont nous couvrons les tableaux de pastel ou de miniature. Ce ne serait pas une épreuve trop chère ni trop difficile que celle de voir si le cheyram ne défendrait pas le bois de nos lits contre les punaises. C'est ce même cheyram qui, étant mis sur de la gaze, la fait paraître comme de la corne. Ils ont accoutumé d'en entourer de grands falots que l'on dirait être de corne, et tout d'une pièce. Quelquefois aussi, ces petites tasses vernies de rouge qui nous viennent du Japon et dont la légèreté nous étonne, ne sont que d'une double toile mise en forme de tasse et enduite de cette gomme mêlée de couleur, qui est ce que nous appelons laque, ou vernis de la Chine, comme je l'ai déjà dit ; ces tasses durent peu quand on y met des liqueurs trop chaudes.

V. Les maringouins.

Pour revenir aux insectes dont nous avons commencé de parler par occasion, les maringouins sont de même nature que nos cousins (4), mais la chaleur du climat leur donne tant de force que les bas de chamois ne défendent pas les jambes contre leurs piqûres. Cependant, il semble qu'on peut s'apprivoiser avec eux, car les naturels du pays et les Européens qui y sont habitués depuis plusieurs années n'en étaient pas défigurés comme nous.

VI. Le mille-pieds.

Le mille-pieds est connu à Siam comme aux îles de l'Amérique (5). On appelle ainsi ce petit reptile, parce qu'il a le long de son corps un grand nombre de pieds, tous fort cours à proportion de sa longueur qui est d'environ cinq ou six pouce. Ce qu'il a de plus singuler (outre les écailles en forme d'anneaux qui couvrent son corps et qui s'emboîtent les unes dans les autres dans ses mouvements), c'est qu'il pince également par la tête et par la queue, mais ses piqûres, quoique douloureuses, ne sont pas mortelles. Un Français de ceux qui passèrent à Siam avec nous et que nous y avons laissé en bonne santé, s'en laissa piquer dans son lit plus d'un quart d'heure sans y oser porter sa main pour se secourir lui-même ; il se contenta de crier au secours. Les Siamois disent que le mille-pieds a deux têtes aux extrémités de son corps, et qu'il se conduit six mois de l'année par l'une et six mois par l'autre.

VII. Ignorance des Siamois dans les choses naturelles.

Mais il ne faut pas croire légèrement leur histoire des animaux. Ils n'en connaissent guère mieux les corps que les âmes, et en toutes matières, leur penchant est à imaginer des merveilles et à se les persuader d'autant plus aisément qu'elle sont plus incroyables. Ce qu'ils disent d'une sorte de lézard nommé Toc-quay (6) est d'une ignorance et d'une crédulité singulières. Ils s'imaginent que cet animal, sentant son foie croître outre mesure, fait le cri qui lui a fait donner le nom de Toc-quay pour appeler un autre insecte à son secours, et que cet autre insecte, lui entrant dans le corps par la bouche, lui mange ce qu'il a de trop au foie, et après ce repas se retire du corps du Toc-quay par où il y était entré (7).

VIII. Les mouches luisantes.

Les mouches luisantes (8) ont, comme les hannetons, quatre ailes qui paraissent toutes quand la mouche vole, mais dont les deux plus minces se cachent sous les plus fortes quand la mouche est en repos. Nous ne vîmes guère de ces petits animaux, parce que la saison des pluie était passée quand nous descendîmes à terre. Les vents du nord, qui commencent quand les pluies cessent, ou les tuent, ou les emportent presque tous. Ils ont quelque feu dans les yeux, mais leur plus grand éclat vient de dessous leurs ailes et ne brille qu'en l'air, lorsque les ailes sont déployées. Ce que l'on dit n'est donc pas vrai que l'on s'en pourrait servir la nuit au lieu de bougies, car quand elles auraient assez de lumière, quel moyen de les faire toujours voler et de les retenir à portée d'éclairer ? Mais c'est assez parlé des insectes de Siam. Ils fourniraient de la matière pour de gros volumes à qui les connaîtrait tous.

IX. Insectes dans les eaux.

Je dirai seulement qu'il n'y en a pas moins dans la rivière et dans le golfe que sur la terre, et qu'il y en a dans la rivière de fort dangereux, qui font que les gens riches ne s'y baignent que dans des loges de bambou.

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NOTES

1 - On trouve également cette évocation des fourmis siamoises dans la relation du deuxième voyage du père Tachard : Les fourmis font en Europe leurs petits magasins sous terre, et elles s'y retirent durant l'hiver. C'est au sommet des arbres qu'elles se retirent ici et qu'elles portent leurs provisions pour éviter les inondations qui couvrent la terre durant cinq ou six mois de l'année. Nous voyions leurs nids bien fermés et maçonnées contre la pluie qui pendaient des extrémités des branches. (Second voyage du père Tachard […], Paris, 1689, p. 176). Il s'agit des fourmis tisserandes (Oecophylla smaragdina), appelées fourmis rouges (mot daeng : มดแดง) en Thaïlande. Elles ont la particularité de coudre les feuilles des arbres où elles habitent avec le fil de soie que leurs larves produisent. Leurs œufs constituent une nourriture appréciée, et dans l'Isan et au Laos, notamment, les fourmis vivantes elles-mêmes sont souvent mises à contribution et intégrées au koi pla (ก้อยปลา), une salade de poisson cru finement coupé mélangé à du riz, du jus de citron, des herbes aromatiques, du piment, etc. Nourriture à hauts risques, puisqu'un parasite présent dans le poisson cru provoquerait chaque année des milliers de cancers des voies biliaires.

ImageFourmilière de fourmis tisserandes.
Imagekaeng pak wan sai kai mot daeng (แกงผักหวานใส่ไข่มดแดง) : Salade au curry doux et aux œufs de fourmis rouges. 

2 - Fourmi blanche est le surnom du termite, pluak en thaï (ปลวก). Le missionnaire Paul Aumont écrivait dans ses mémoires, à propos du séminaire de Siam : Les quatre gros murs de ce bâtiment sont très solides, mais les autres, étant de bois et de brique, ne le sont pas autant, à cause que les fourmis blanches mangent ces bois, et seront cause un jour d'une grande dépense ; ils ont commencé à s'affaisser, sans que les murailles principales de la maison aient branlé. (Cité par Adrien Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, p. 77). Quant à Barthélémy Bruguière, il écrira en 1831 dans une lettre à Benoît Bousquet, chanoine d'Aire : À Siam, aucun insecte n'est aussi incommode, aussi multiplié et aussi diversifié que la fourmi. Il y a des fourmis blanches, il y en a de noires, de rouges, de grises ; les unes volent, les autres rampent. Il y en a de petites, de médiocres, quelques-unes sont de la grosseur du pouce. Elles se trouvent partout, sur la terre, sur les arbres ; on les mange, on les boit ; elles sont avec nous dans notre chambre. Elles nous accompagnent partout, même à l'autel ; elles gâtent tous les comestibles, percent le bois, dévorent les livres. On place les pieds des bibliothèques dans l'eau pour les préserver de leur voracité ; encore faut-il avoir soin que le vase qui contient l'eau soit fort large ; sans cette précaution, on ne conserverait pas les livres longtemps. Elles se forment en peleton, et, à l'aide de cette espèce de pont, elles parviennent à l'autre bord. Les talapoins construisent leurs bibliothèques au milieu d'un étang ; ils sont obligés de mettre à la voile pour aller étudier. (Annales de l'Association de la propagation de la foi, tome V, n° 25, juillet 1831, p. 86). 

3 - La Loubère avait déjà évoqué cette laque dans le chapitre IV. Voir la note qui s'y rapporte

4 - Maringouin, cousin, mosquite, étaient des mots synonymes pour désigner le moustique, Culex pipiens. Cousin dérive probablement du latin culicinus, moustique et mosquite de l'espagnol mosquito, quant à maringouin, il dériverait d’un mot sud-américain véhiculé par les explorateurs avant d’être adopté par les francophones d’Amérique, notamment au Québec. Il aurait été emprunté à des langues tribales brésiliennes, celles des Tupis et des Guaranis, dont les mots marvi, maruim et mbsarigui étaient accolés à la dénomination de ces insectes. Encore aujourd’hui, au nord du Brésil, on appelle ces derniers maringouy. (Jean-Pierre Bourassa, Le moustique par solidarité écologique, Éditions du Boréal, 2000). 

5 - Il s'agit de la scolopendre appelée takhap (ตะขาบ) en Thaïlande, où elle est particulièrement redoutée et dont la morsure peut être extrêmement douloureuse. C'est l'amphisbène décrit par Furetière, serpent à deux têtes qui mord par la tête et par la queue. On dit qu'il s'en trouve dans les déserts de Lybie, et il est le symbole de la trahison.

ImageScolopendre takhap (ตะขาบ). 

6 - Le mot tokay (tukae : ตุ๊กแก) est une transcription phonétique de l'appel strident du gekko gecko.

ImageGekko tokay.
ImageTokay. Illustration du Second voyage du père Tachard (1689).
ImageDissection du tokay. Illustration du Second voyage du père Tachard (1689). 

7 - Comme souvent, cette légende n'est pas entièrement fantaisiste. Parfois, nous dit la Zoological Park Organization de Thaïlande, lorsque le serpent vert ne peut trouver sa nourriture par lui-même, il va la chercher de force dans la bouche du tockay, ce qui a donné naissance à cette croyance populaire que le serpent mangeait le foie du gecko. Mais en réalité, il ne fait que se nouer étroitement autour du corps du gecko, l’obligeant ainsi à ouvrir la bouche dans laquelle il récupère les débris de chair ou d’insectes, reliefs du dernier repas.

ImageSerpent vert allant chercher sa nourriture dans la bouche d'un gecko. 

8 - Ces insectes, appelés hing hoi (หิ่งห้อย) en Thaïlande, sont des coléoptères de l'espèce Lampyris noctiluca. Ces lucioles avaient charmé le père Tachard lors de son premier voyage au Siam en 1685 : Nous continuâmes à monter la rivière toute la nuit, pendant laquelle nous vîmes une chose très agréable : c'était une multitude innombrable de mouches luisantes dont tous les arbres qui bordaient la rivière étaient tellement couverts qu'ils paraissaient comme autant de grands lustres chargés d'une infinité de lumières, que la réflexion de l'eau, unie alors comme une glace, multipliait à l'infini. (Voyage de Siam des pères jésuites […], 1686, p. 200). Le père Le Blanc avait noté l'aspect féérique que produisaient ces vers luisants dans les forêts du royaume : On est charmé, la première fois qu'en passant de nuit sur quelque rivière, on voit les forêts qui sont le long des bords toutes chargées de ces mouches luisantes, comme de petits feux volants. L'éclat de tant de corps, qui sont encore multipliés par la réflexion des eaux, ferait juger que ces forêts sont enchantées et que la longue suite des arbres qui paraissent à perte de vue sont chargés de diamants, si le mouvement continuel de ces petits animaux, qui se confondent en volant les uns dans les autres, ne détrompait l'imagination en faisant un nouveau plaisir des yeux. (Histoire de la révolution du royaume de Siam arrivée en l'année 1688, 1692, II, pp. 219-220).

ImageHing hoi (Lampyris noctiluca). 
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18 mai 2020