Chapitre IV
De la table des Siamois

Page de la Relation de La Loubère
I. Que les Siamois mangent peu, et quelle est leur nourriture.

La table des Siamois n'est pas somptueuse : comme nous mangeons moins en été qu'en hiver, ils mangent moins que nous, à cause de l'été continuel dans lequel ils vivent. Leur nourriture ordinaire est le riz et le poisson. La mer leur donne de petites huîtres très délicates, de très bonnes petites tortues, des écrevisses de toutes tailles et d'excellents poissons dont les espèces nous sont inconnues. Leur rivière est aussi fort poissonneuse et nourrit principalement de belles et bonnes anguilles. Mais ils font peu de cas du poisson frais.

II. Merveille qu'on dit de deux sortes de poisson.

Entre les poissons d'eau douce, ils en ont de petits de deux sortes, qui méritent que l'on en fasse mention. Ils les appellent pla outPlaout : ปลาอุต et pla cadìPlakradi : ปลากระดี่, c'est-à-dire le poisson out et le poisson cadi (1). L'on m'a assuré, à ne me permettre pas d'en douter, qu'après qu'on les a salés ensemble, comme les Siamois ont coutume de faire, si on les laisse dans une cruche de terre en leur saumure où ils pourrissent bientôt parce qu'on sale mal à Siam, alors, c'est-à-dire quand ils sont pourris et comme en pâte fort liquide, ils suivent exactement le flux et le reflux de la mer, haussant et baissant dans la cruche à mesure que la mer croît et décroît. M. Vincent (2) m'en donna une cruche en arrivant en France et m'assura que cette expérience était vraie et qu'il l'avait vue : mais je n'y puis ajouter mon témoignage parce que j'en ai été averti trop tard à Siam pour avoir occasion de m'en assurer par mes yeux et que la cruche que M. Vincent me donna et que j'apportai à Paris ne faisait plus cet effet, peut-être parce que les poissons étaient trop pourris, ou que leur vertu d'imiter le flux et le reflux de la mer ne dure qu'un certain temps (3).

III. Mauvaises salaisons à Siam : goût des Siamois pour les mets corrompus.

Les Siamois ont de la peine à faire de bonnes salaisons parce que les viandes prennent difficilement le sel dans les pays trop chauds (4), mais ils aiment le poisson mal salé et le poisson sec mieux que le frais ; même le poisson pourri ne leur déplaît pas (5) non plus que les œufs couvés, les sauterelles, les rats, les lézards et la plupart des insectes, la nature tournant sans doute leur appétit aux choses dont la digestion leur est plus facile.

Tout ce qui sent mauvais n'est pas toujours de mauvais goût.

Et peut-être que toutes ces choses ne sont pas de si mauvais goût que nous pensons. Navarrete (6), page 45 du tome I de ses Discours historiques de la Chine, dit qu'il eut d'abord beaucoup d'horreur des œufs couvés d'un oiseau qu'il appelle tabon, mais que quand il en mangea, il les trouva excellents (7). Il est au moins certain qu'à Siam les œufs frais sont très malsains. Nous mangeons ici des vipères (8), nous ne vidons pas de certains oiseaux pour les manger, et quelquefois les viandes un peu trop venées nous paraissent de meilleur goût.

IV. Ce qu'un Siamois dépense par jour à se nourrir.

Un Siamois fait assez bonne chère avec une livre de riz par jour, qui ne revient au plus qu'à un liard, et avec un peu de poisson sec ou salé qui ne coûte pas davantage. L'arak ou eau-de-vie de riz n'y vaut que deux sols dans cette quantité qui revient à la pinte de Paris (9) : après quoi il ne faut pas s'étonner si aucun Siamois n'est en grand souci de sa subsistance et si l'on n'entend que chansons le soir dans leurs maisons.

V. Leurs sauces.

Leurs sauces sont simples : un peu d'eau avec des épices, de l'ail, de la ciboule ou quelque petite herbe de bonne odeur, comme le baume. Ils aiment fort une sauce liquide comme de la moutarde qui n'est que de petites écrivisses pourries parce qu'elles sont mal salées : ils l'appellent capìKapi : กะปิ (10). On a donna à M. Céberet quelques pots qui ne sentaient pas mauvais.

VI. Ils jaunissent les enfants.

Ce qui leur tient lieu de safran est une racine qui en a le goût et la couleur quand elle est sèche et mise en poudre. La plante en est connue sous le nom de Crocus Indicus (11). Ils estiment fort sain pour leurs enfants de leur en jaunir le corps et le visage, si bien que dans les rues on ne voit que des enfants qui ont le teint jaune.

VII. Quelles huiles ils mangent.

Ils n'ont ni noix, ni olives (12) ni d'autre huile à manger que celle qu'ils tirent du fruit du coco, laquelle, quoique toujours un peu amère, ne laisse pas d'être bonne quand elle n'est que de peu de jours ; mais bientôt, elle devient forte à ne pouvoir être mangée si on n'est pas bien accoutumé à la méchante huile. Le goût se fait à tout et il m'est arrivé, au retour d'un assez long voyage où je n'avais pas mangé de trop bonne huile, de trouver l'excellente huile de Paris fade et sans goût.

VIII. Comment il faut entendre les relations par rapport à celui qui les écrit.

À propos de quoi je ne puis me tenir de faire une remarque fort nécessaire pour bien entendre les relations des pays éloignés. C'est que les mots de bon, de beau, de magnifique, de grand, de mauvais, de laid, de simple, de petit, équivoques d'eux-mêmes, se doivent toujours entendre par rapport au goût de l'auteur de la relation, si d'ailleurs il n'explique bien en détail ce dont il écrit. Par exemple, si un facteur hollandais ou un moine de Portugal exagèrent la magnificence et la bonne chère de l'Orient, si le moindre corps du logis du palais du roi de la Chine leur paraît digne d'un roi européen, il faut croire tout au plus que cela est vrai par rapport à la cour de Portugal et par rapport à celle des princes d'Orange. Et encore en peut-on douter, puisqu'au fond les appartements du palais de la Chine ne sont tout au plus que de bois verni par-dedans, et par-dehors, ce qui est plutôt agréable et propre que magnifique. Ainsi (parce qu'il ne serait pas juste de mépriser tout ce qui ne ressemble pas à ce que nous voyons aujourd'hui à la cour de France et qu'on n'y avait jamais vu avant ce règne plein de grandes et glorieuses prospérités), j'ai tâché de ne rien dire en termes vagues, mais de décrire exactement ce que j'ai vu pour ne surprendre personne par mon goût particulier, et afin que chacun puisse juger de ce que je dis presque aussi juste que s'il avait fait le voyage que j'ai fait.

IX. Autre réflexion sur le même sujet.

Un autre mécompte dans les relations, c'est la traduction des mots étrangers. Par exemple, parmi les femmes du roi de la Chine, il n'y en a qu'une qui ait les honneurs et le nom de reine : les autres sont fort au-dessous de cela, quoiqu'elles soient toutes légitimes, c'est-à-dire permises par les lois du pays. On les appelle mot à mot dames du palais, et à Siam elles ont le même nom (13). Les enfants de ces dames n'honorent point leurs mères naturelles, comme les Chinois sont obligés d'honorer leurs mères, mais ils rendent ce respect et ils donnent le nom de mère à la reine, comme si les secondes femmes n'enfantaient que pour la principale femme, et c'est aussi l'usage, au moins à la Chine, dans les maisons des particuliers qui ont plusieurs femmes, afin qu'il y ait une entière subordination qui y entretienne la paix autant qu'il se peut et qu'il soit moins permis aux enfants de disputer entre eux sur le mérite de leurs mères. Nous lisons à peu près la même chose de Sara, qui donna son esclave Agar à Abraham, afin d'avoir, disait-elle, des enfants par son esclave, n'en pouvant avoir par elle-même (14). Quelques autres femmes des patriarches en ont usé de même, et l'on voit qu'étant les principales femmes, chacune était censée la mère de tous les enfants de son mari. Or pour revenir à ce que j'ai dit du danger d'être trompé par les traductions des mots étrangers dans les relations, qui ne voit l'équivoque de ces mots : dames du palais, mis à la bouche d'un Chinois ou dans la bouche d'un Portugais, ou enfin dans la bouche d'un Français qui traduit une relation portugaise de la Chine ? Les mêmes équivoques se rencontrent dans les noms des charges, parce que toutes les cours ne se ressemblent pas, ni tous les gouvernements. Toutes les fonctions ne se trouvent pas partout, et l'on n'attribue pas partout les mêmes aux mêmes offices, c'est-à-dire aux offices de même nom, outre que telle fonction sera grande et considérable en un pays qui sera peu de chose en un autre. Par exemple, les Espagnols ont des maréchaux qu'ils ont voulu mouler au commencement sur les maréchaux de France, et néanmoins un ambassadeur se trouverait fort trompé si, étant accompagné à l'audience du roi d'Espagne par un maréchal d'Espagne, il se croyait aussi honoré que s'il était accompagné à l'audience du roi par un maréchal de France. Or, plus les cours sont éloignées, plus le mécompte est grand quand on transpose les mêmes mots et les mêmes idées de l'une à l'autre. À Siam, c'est un emploi fort honorable d'aller vider le bassin du roi, que l'on vide toujours en un endroit destiné à cela et bien gardé, peut-être par quelque crainte supersticieuses des sorcelleries qu'ils s'imaginent qu'on pourrait faire sur les excréments. À la Chine, tout l'éclat et toute l'autorité est dans les charges que nous appelons de robe, et leurs officiers de guerre, au moins avant la domination des Tartares, n'étaient que des malheureux qui ne s'étaient pas senti assez de mérite pour s'avancer par les Lettres.

X. Autre réflexion sur le même sujet.

Un troisième mécompte des relations est de ne donner la plupart des choses que par un bout, s'il faut ainsi dire. Le lecteur s'imagine qu'en tout le reste, la nation dont on lui parle ressemble à la sienne, et que par cet endroit-là seulement elle est ou extravagante ou admirable. Ainsi, si l'on disait simplement que le roi de Siam met sa chemise sur sa veste, cela nous paraîtrait ridicule, mais quand tout est entendu, on trouve que quoique toutes les nations agissent presque sur divers principes, tout revient à peu près au même, et que nulle part il n'y a guère rien de merveilleux ni d'extravagant. Mais c'est assez parlé sur ce sujet, je reviens à la bonne chère des Siamois.

XI. Laitage de Siam.

Ils ont du lait de buffle femelle, qui a plus de crème que celui de leurs vaches, mais ils ne font aucune sorte de fromage, et guère de beurre. Le beurre y prend difficilement de la consistance à cause de la chaleur et celui qu'on y porte de Surate et de Bengale par des climats si chauds est bien mauvais et presque fondu en arrivant.

XII. Comment les Siamois déguisent leurs mets.

Ils déguisent le poisson sec en plusieurs manières, sans en varier l'apprêt. Par exemple, ils le couperont en filets menus et tortillés, comme les vermicelli des Italiens, ou les œufs filés des Espagnols (15). Les Chinois sont si adonnés à cette manière de déguiser leurs mets, qu'ils feront, par exemple, d'un canard un soldat, d'un ananas un dragon, et ce dragon sera peint de plusieurs couleurs. Autrefois en Europe on servait parmi le fruit plusieurs figures de sucre, mais on ne les mangeait pas, et les Allemands les appelaient du manger pour voir, Schawesson (16).

XIII. Repas chinois.

De plus de trente mets que l'on nous servit à Siam de la façon des Chinois, il ne me fut pas possible de manger d'un seul, quoiqu'il me soit naturellement aussi aisé qu'à tout autre de m'accommoder aux goûts étrangers. À la vue donc d'un si étrange repas, je demeurai plus persuadé de ce qu'on dit des Chinois, qu'ils tâtent sans dégoût aux excréments des hommes et des autres animaux pour choisir les plus propres à engraisser les terres, et qu'ils mangent communément de toutes les viandes que nous avons en quelque sorte d'horreur, comme chats, chiens, chevaux, ânes, mulets.

XIV. Les Siamois aiment peu la chair et n'ont point de boucherie.

En quoi ils sont bien opposés aux Siamois qui ne mangent d'aucune chair que rarement, encore même qu'on leur en donne. Mais quand il font tant que d'en manger, ils aiment mieux les boyaux et tout ce qu'il y a de plus dégoûtant pour nous dans les intestins. Ils vendent dans leurs bazars ou marchés les insectes grillés ou rôtis, et ils n'ont ni d'autre rôtisserie, ni d'autre boucherie. Le roi de Siam nous faisait donner la volaille et les autres animaux en vie, et c'était à nos gens à les égorger et à les préparer pour notre table. Mais en général, toute viande y est coriace, peu succulente et indigeste, et peu à peu les Européens même qui demeurent à Siam se portent à n'en guère manger. Les anciens habitants de l'île de Rhodes n'estimaient pas, selon Élien, ceux qui préféraient la chair au poisson (17). Les Espagnols et les Italiens en mangent peu, et la mangent sèche à force d'être rôtie, et nous trouvons que les Anglais en mangent trop et qu'ils la mangent trop crue. C'est qu'à mesure que les pays sont plus chauds, la sobriété y est plus naturelle.

XV. La volaille.

Les Siamois ne se donnent pas le soin d'avoir des chapons. Ils ont de deux sortes de poules, les unes sont pareilles aux nôtres, les autres ont la peau et la crête noires, mais la chair et les os blancs, et quand ces poules noires sont cuites, on ne les saurait distinguer des blanches ni par les goût, ni par la couleur, quoiqu'il y ait des gens qui trouvent les noires ordinairement meilleures. Les canards y sont en abondance et fort bons, mais c'est une viande qui donne aisément la gale, à ce que l'on dit. Les coqs-d'Inde (18) nous sont venus de l'Inde occidentale, et il n'y en a point à Siam.

XVI. Le gibier.

Les paons et les pigeons y sont sauvages ; toutes les perdrix y sont grises ; les lièvres y sont fort rares, et on n'y voit point de lapin : peut-être que la race ne s'y en pourrait conserver dans les bois, parmi toutes les bêtes carnassières dont ils sont peuplés. Il y a quantité de francolins (19) et de bonnes bécassines. On y mange des tourterelles dont le plumage est varié, des perroquets et divers petits oiseaux qui sont bons.

XVII. La chasse.

Mais le gibier est en sûreté parmi les Siamois ; il n'aiment ni à le tuer, ni à lui ôter la liberté. Ils haïssent les chiens qui leur aideraient à le prendre, et d'ailleurs la hauteur des herbages et l'épaisseur des forêts y rendent la chasse difficile. Néanmoins les Mores s'y divertissent fort au vol des faucons, et ces oiseaux leur viennent de Perse.

XVIII. Singularité des oiseaux de Siam.

Une chose qui paraîtra singulière (quoiqu'elle soit commune au Brésil et peut-être à d'autres pays chauds), c'est que presque tous les oiseaux sont beau à voir à Siam et qu'il y sont tous désagréables à entendre. Il y en a de plusieurs sortes qui imitent la parole ; tous ont quelque cri et point de ramage. Et quoiqu'il y ait en ce pays-là quelques-uns des oiseaux que nous avons en celui-ci, ce ne sont, par exemple, ni les rossignols ni les serins, mais les moineaux, les paons, les corneilles, les vautours. Les moineaux entrent sans crainte dans les chambres pour y manger les petits insectes dont tout fourmille, parce que personne ne les effarouche et que le peuple leur donne à manger par charité. Il leur donne même pour l'ordinaire les enfants qui meurent avant l'âge de trois ou quatre ans.

XIX. Ce que nous appelons viande de boucherie ne vaut rien à Siam.

Le cabri et le moutons y sont rares, petits et pas trop bons ; on n'en trouve à acheter que chez les Mores, mais le roi de Siam en fait nourrir pour lui quelque quantité. Ils gardent d'ordinaire le bœuf et le buffle pour le labourage et vendent les vaches, et le tout est assez mauvais à manger.

XX. Bonté du cochon.

Le cochon y est fort petit et si gras qu'il en est dégoûtant. C'est néanmoins la chair la plus saine qu'on puisse manger dans la plupart des pays de la zone torride, et l'on y en donne aux malades. Les cochons sont excellents aussi sur la mer quand ils y ont mangé de la mâchemoure, c'est-à-dire de la brisure de biscuit, au lieu que les moutons y sentent souvent la laine parce qu'ils se la mangent les uns aux autres, comme la volaille s'entre-mange aussi la plume.

XXI. Le prix des viandes.

Quant au prix des viandes dans le royaume de Siam, une vache n'y vaut que dix sols dans les provinces, et un écu ou à peu près dans la capitale (20) ; un mouton quatre écus ; un cabri deux ou trois écus (encore les Mores n'en vendent-ils qu'à regret, parce que c'est leur principale nourriture). Un cochon n'y vaut que sept sols, parce que les Mores n'en mangent pas. Les poules y valent environ vingt sols la douzaine, et la douzaine des canards y vaut un écu.

XXII. Les volatiles multiplient beaucoup à Siam.

Tous les volatiles multiplient extrêmement à Siam ; la chaleur du climat y couve presque les œufs. La venaison aussi n'y manquerait pas, malgré le dégât que font les bêtes féroces, si les Siamois étaient avides de bonne chère ; mais quand ils tuent des cerfs et d'autres bêtes, ce n'est que pour en vendre les peaux aux Hollandais qui en font un grand commerce au Japon (21).

XXIII. Maladies des Siamois.

Cependant, à la honte, ce me semble, de la sobriété, ou parce qu'à proportion de la chaleur de leur estomac les Siamois ne sont pas plus sobres que nous, ils ne vivent guère plus longtemps, et leur vie n'est pas moins attaquée de maladies que la nôtre. Parmi les plus dangereuses, les plus fréquentes sont le cours-de-ventre et les dysenteries, de quoi les Européens qui arrivent en ce pays-là ont encore plus de peine à se défendre que les naturels du pays, parce qu'ils ne peuvent être assez sobres. Les Siamois sont quelquefois attaqués de fièvres chaudes dans lesquelles le transport au cerveau se forme aisément avec des fluxions sur la poitrine. D'ailleurs, les inflammations y sont rares, et la simple fièvre continue n'y tue personne, non plus que dans les autres lieux de la zone torride. Les fièvres intermittentes y sont rares aussi, mais opiniâtres, quoique le frisson en soit fort court. Le chaud extérieur y affaiblit si fort la chaleur naturelle qu'on n'y voit presque point de ces sortes de maladies que nos médecins appellent froides, et cela est ainsi dans toute l'Inde, et même en Perse, où de cent malades, M. Vincent, ce médecin provençal dont j'ai déjà parlé, dit qu'à peine en avait-il trouvé un qui eût la fièvre ou quelque autre maladie chaude. La toux, les coqueluches et toutes sortes de fluxions et de rhumatismes ne sont pas moins fréquentes à Siam qu'en ces pays-ci, et je ne m'en étonne pas, puisque le temps y est tourné à la pluie pendant une si grande partie de l'année ; mais la goutte, l'épilepsie, l'apoplexie, la phtisie et toutes sortes de coliques, surtout la néphrétique, y sont rares.

Il y a beaucoup de cancers, d'abcès et de fistules. Les érésipèles y sont si fréquent que de vingt hommes, il y en a dix-neuf qui en sont atteints, et quelques-uns en ont les deux tiers du corps couverts. Il n'y a point de scorbut ni guère d'hydropisie, mais beaucoup de ces maladies extraordinaires que le peuple croit être causées par des sortilèges. Les maux de débauche aussi n'y sont pas rares, mais ils ignorent s'ils sont anciens ou récents en leur pays.

XXIV. Ce que c'est que la peste à Siam.

Enfin, il y a des maux contagieux, mais la véritable peste de ce pays-là est la petite vérole. Elle y fait souvent des ravages effroyables (22), et alors ils enterrent les corps sans les brûler ; mais parce que leur piété leur fait toujours désirer de leur rendre ce dernier honneur, ils les déterrent pour cela dans la suite, et ce qui m'a fort surpris, c'est qu'ils ne l'osent faire que trois ans après, ou plus tard, parce qu'ils ont expérimenté, à ce qu'ils disent, que cette contagion recommence s'ils les déterrent plus tôt.

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en général des Siamois.

NOTES

1 - Pla (ปลา) signifie effectivement poisson. Le plaout (ปลาอุต) est un poisson sans écailles, un poisson-chat appartenant sans doute au genre des pangasius. Le plakradi (ปลากระดี่) désigne un Trichogaster, poisson de la famille des Osphronemidae, peut-être le Trichogaster microlepis.

ImageTrichogaster microlepis. 

2 - Nous avons déjà rencontré à plusieurs reprises ce personnage qui communiqua nombre d'informations plus ou moins scientifiques à La Loubère, lequel écrivait dans le chapitre V de la 1ère partie de son ouvrage (page 47-48) : Nous avons ramené de Siam M. Vincent, médecin provençal. Il était sorti de France pour aller en Perse avec le feu évêque de Babylone, et le bruit de l'arrivée des premiers vaisseaux du roi à Siam l'y fit aller autant par l'envie de voyager que par celle de chercher son retour en France. Il entend les mathématiques et la chimie, et le roi de Siam l'a retenu quelque temps pour travailler à ses mines

3 - Ou plus sûrement parce que ce phénomène de marée dans un bocal de poisson pourri relevait purement et simplement de la légende. 

4 - Nous ne confirmerons ni n'infirmerons les propos de La Loubère, mais rappellerons que les explications « scientifiques » dont il parsème sa relation sont à prendre avec les plus grandes précautions. 

5 - On pense évidemment au célèbre pla ra (ปลาร้า), sauce de poisson qu'on a laissé fermenter pendant au moins six mois jusqu'à complète décomposition. Un classique de la cuisine du nord-est de la Thaïlande.

ImagePréparation du pla ra. 

6 - Domingo Fernández Navarrete (1618-1686), missionnaire dominicain espagnol, auteur notamment de Tratados historicos, politicos, ethicos, y religiosos de la monarchia de China publié à Madrid en 1676. Jamais traduit en français, l'ouvrage est rédigé en espagnol, langue que La Loubère parlait parfaitement. 

7 - Le tabon évoqué par Navarrete est le Mégapode maléo, un oiseau originaire de l'île de Célèbes. Au moment de la ponte, le maléo creuse un trou profond dans le sol et y enterre ses œufs - qui, dit Navarrete, semblent plus grands que l'oiseau lui-même – pour une période d'incubation de deux à trois mois. Toujours selon Navarrete, ces œufs étaient recherchés comme une friandise par les autochtones.

ImageMégapode maléo. 

8 - La vipère était considérée comme un remède, elle entrait dans la composition de nombreuses thériaques et autres panacées, elle était recommandée contre les maladies du sang, de la peau, la lèpre, l'éléphantiasis, les écrouelles, etc. On la distillait, et l'on en faisait du bouillon et de la gelée. Nous ne résistons pas au plaisir de retranscrire cette recette de bouillon de vipère qui inspirera certainement de nombreux maîtres queux : Prenez une vipère de moyenne grandeur, en ayant retiré la peau, la tête et les entrailles, avec deux livres d'eau  faites bouillir jusqu'à consomption environ du quart, retirez du feu, laissez refroidir et ôtez la graisse qui se sera figée, si la vipère était nouvelle  mettez ensuite dans ce jus un poulet entier de moyenne grosseur, après en avoir enlevé la peau, les entrailles et la grasse ; faites jeter un bouillon, et retirez du feu ; coupez le poulet par petits morceaux, mettez-les dans le bouillon que vous remettrez au feu jusqu'à ce qu'il commence à bouillirénbsp;; vous le verserez alors, ayant eu soin de le bien écumer. (Moyse Charas, Pharmacopée royale galénique et chimique, 1753, II, p. 615). 

9 - La pinte de Paris valait environ 0,95 litre. 

Une des innombrables marques de kapi vendues en Thaïlande

10 - Le kapi (กะปิ) ou « pâte de crevettes » est encore aujourd'hui un incontournable produit de la cuisine asiatique. Il est ainsi décrit par J.-B. Palloigoix : Le frai de crevettes est employé à faire une espèce de pâte en saumure qu'on appelle kapi, dont l'usage est universel dans tout le royaume. Or, voici comment on fait le kapi : au moyen de petites sennes en fil de soie, on amasse une grande quantité de petites crevettes ou de frai, on les mêle avec une certaine quantité de sel dans des petites cuves en bois, on attend qu'il s'établisse une fermentation putride alors, plusieurs personnes broient la matière avec les pieds, et l'on obtient une pâte qui, au bout de quelques jours, prend une couleur violette. On en remplit des petits boisseaux et on la livre au commerce. Cette pâte, très salée et un peu piquante, a une grande saveur qui est fort du goût des indigènes ; à défaut d'autre chose, il suffit d'un peu de kapi avec du riz pour faire son repas. (Description du royaume thaï ou Siam, 1854, I, pp. 191-192). 

11 - Il s'agit du curcuma (Curcuma longa), le khamin (ขมิ้น) des Siamois, qu'on appelait également Terra merita ou safran des Indes

12 - Il y a des oliviers au Siam, c'est même, selon certains, l'étymologie du nom Bangkok (บางกอก), le village des oliviers

13 - On pourrait traduire littéralement par nang naï wang (นาง ใน วัง), les dames dans le palais, mais il ne semble pas que cette expression ait été utilisée au Siam. Les concubines royales étaient appelées chao chom (เจ้าจอม). 

14 - Genèse, 16. 

15 - Il existe dans le monde de nombreuses recettes proches des œufs filés (huevos hilados) espagnols, par exemple les fios de ovos portugais, les keiran somen japonais, ou encore les vawee cambodgiens. En Thaïlande, les foi thong (ฝอยทอง : fils dorés) sont vendus dans tous les marchés et constituent un met fort apprécié. La petite histoire, probablement érronée, veut que cette recette ait été introduite dans le royaume par Marie Guyomar, la veuve de Phaulkon.

ImageFoï thong (œufs filés) thaïlandais. 

16 - Peut-être plutôt schau essen ? 

17 - La Loubère avait déjà cité Élien le Sophiste (ca 175-235), historien et zoologiste romain de langue grecque, dans le chapitre IV de la première partie. On peut lire le passage qu'il évoque dans la traduction de Bon-Joseph Dacier (Histoires diverses d'Élien, 1827, pp. 23-25) : Il faut que je vous parle d'une idée singulière des Rhodiens. Qu'un homme aime le poisson, qu'il le recherche et qu'il le préfère à toute autre chose, c'en est assez, dit-on, pour que les Rhodiens le regardent comme un homme sorti de bon lieu et bien élevé. Au contraire, ils traitent de grossiers et de gens adonnés à leur ventre ceux dont le goût est décidé pour la viande. Ont-ils tort ou raison ? C'est une question que je me soucie peu d'examiner. 

18 - On écrivait (et prononçait) également codinde. Il s'agit d'une espèce de dindon.

ImageCoq d'Indes. Eau-forte d'Albert Flamen (XVIIe siècle). Musées de la ville de Paris. 

19 - Nom vernaculaire ambigu désignant en français certains oiseaux de l'ordre des Galliformes et de la famille des Phasianidae (Wikipédia). 

20 - La différence paraît énorme : il y avait 20 sols dans une livre, soit 60 sols dans un écu. 

21 - La Compagnie hollandaise avait signé en 1664 un traité lui accordant le monopole du commerce des peaux. 

22 - Les épidémies de variole (thoraphit : ทรพิษ) étaient endémiques au Siam. Jacques de Bourges, l'un des trois premiers missionnaires français à avoir foulé le sol du royaume en 1662, retrouva le pays en 1713 au plus fort d'une épidémie. Le tableau qu'il en dressa montre l'ampleur de la catastrophe : J'ai été surpris de voir le triste état où tout le royaume est réduit. Il n'est plus ce qu'il était il y a cinquante ans, lorsque nous y arrivâmes la première fois. On n'y voit point cette grande quantité de vaisseaux d'étrangers, ni de bateaux siamois, aller et venir et faire leur commerce. Le royaume ne paraît quasi qu'un désert ; le peuple a diminué plus de la moitié. Au commencement de cette année, la petite vérole a fait périr la moitié du monde. La famine présente afflige extrêmement le peuple ; ce que l'on pouvait les années ordinaires avoir de riz pour un écu, à peine peut-on le trouver à acheter pour dix. (cité par Adrien Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, II, p. 46).

C'est à Dan Beach Bradley, un missionnaire américain (1804-1873), que revient le mérite d'avoir endigué ces vagues d'épidémies qui frappaient périodiquement le Siam. Le 2 décembre 1836, il pratiqua les premières vaccinations sur une quinzaine d'enfants, initiant ainsi une pratique qui allait progressivement mettre un terme au fléau. Bradley –  à qui les Thaïlandais doivent aussi d'avoir introduit l'imprimerie dans le royaume – laissa plusieurs ouvrages rédigés en thaï à l'usage des médecins locaux, expliquant que l'étude scientifique du corps humain et de la biologie était infiniment plus efficace en médecine que les prières, les incantations, les amulettes et les exorcismes. 

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18 mai 2020