Chapitre IX
Des jardins des Siamois, et par occasion de leurs boissons.

Page de la Relation de La Loubère
I. Leurs légumes et leurs racines. La patate, etc.

Les Siamois ne sont pas moins attachés à la culture des jardins qu'à celle des terres labourables. Ils ont des légumes et des racines, mais pour la plupart autres que les nôtres. Parmi leurs racines, la patate mérite une mention particulière. Elle est de la forme et de la grandeur à peu près de la betterave, et le dedans en est quelquefois blanc, quelquefois rouge, quelquefois violet, mais je n'en ai pourtant vu que de la première sorte (1). Étant cuite sous les cendres, elle a le goût du marron. Les îles de l'Amérique nous l'ont fait connaître, elle y tient souvent, dit-on, lieu de pain. J'ai vu à Siam des ciboules et point d'oignons, des aulx, de grosses raves, de petits concombres, de petites citrouilles rouges en dedans, des melons d'eau, du persil, du baume, de l'oseille. Ils n'ont ni vrais melons, ni fraises, ni framboises, ni artichauts, mais beaucoup d'asperges dont ils ne mangent point. Il n'ont ni céleri, ni poirée (2), ni chou, ni chou-fleur, ni navet, ni betterave, ni carotte, ni panais, ni poireaux, ni laitue, ni cerfeuil, ni la plupart des herbes dont nous composons nos salades. Néanmoins les Hollandais ont presque de toutes ces plantes à Batavia, qui est une marque que le terroir de Siam y serait propre. Il porte de gros champignons, mais peu, et de peu de goût. Il ne donne point de truffes, non pas même de cette espèce de truffes insipides et sans odeurs que les Espagnols appellent criadillas de tierra (3) et qu'ils mettent dans leur pot.

II. Les concombres, les ciboules, les aulx, les raves.

Les Siamois mangent les concombres crus, comme on fait par tout l'Orient et même en Espagne, et il n'est pas impossible que leurs concombres ne soient plus sains que les nôtres, puisque le vinaigre ne les durcit point. Ils les regardent et les nomment comme une espèce de melons d'eau (4). M. Vincent m'a dit qu'un Persan mangera 36 livres pesant de melons ou de concombres au commencement de la saison de ces fruits pour se purger. Les ciboules, les aulx et les raves sont d'un goût plus doux à Siam qu'en ce pays-ci. Ces sortes de plantes perdent de leur force par le grand chaud, et je n'ai point de peine à croire ce que m'ont assuré ceux qui en ont fait l'épreuve, que rien n'est plus agréable que les oignons d'Égypte que les Israélites regrettaient si fort.

III. Les fleurs.

J'ai vu beaucoup de tubéreuses dans les jardins de Siam, et point de roses ni d'œillets, mais on dit qu'il y a assez d'œillets et peu de roses, et que ces fleurs y ont moins d'odeur qu'en Europe, de sorte que les roses n'y en ont presque point. Le jasmin y est encore si rare qu'il n'y en a, dit-on, que chez le roi. On nous en donna deux ou trois fleurs comme une merveille. Ils ont beaucoup d'amarante et de tricolor (5). À cela près, la plupart de nos fleurs et des plantes qui ornent nos jardins leur sont inconnues, mais à leur place, ils en ont d'autres qui leur sont particulières et qui sont très agréables par leur beauté et par leur odeur. J'ai remarqué de quelques-unes qu'elles ne sentent que la nuit, parce que le chaud du jour dissipe tous leurs esprits. Nos fleurs ont aussi plus d'odeur sur le soir, et nous en avons même quelques-unes, mais peu, qui ne sentent que la nuit.

IV. Pourquoi il n'y a point de muscat en Perse ni à Surate.

Tout ce qui n'a pas naturellement beaucoup de goût et d'odeur n'en peut conserver dans les pays extrêmement chauds. Ainsi, quoiqu'il y ait du raisin en Perse et à Surate, il n'y saurait y avoir de muscat, quelque soin qu'on y emploie. Les meilleurs plants qu'on y transporte d'Europe y dégénèrent d'abord et ne donnent la seconde année que du raisin ordinaire.

V. Ni de raisin à Siam.

Mais à Siam, où le climat est encore plus chaud, il n'y a pas même de bon raisin. Le peu de vigne qu'on a planté à Louvò au jardin du roi n'a donné que quelques mauvaises grappes dont le grain était petit et d'un goût amer.

VI. L'eau pure, boisson ordinaire des Siamois.

L'eau pure est leur boisson ordinaire ; ils aiment seulement à la boire parfumée, au lieu qu'à notre goût, l'eau qui ne sent rien est la meilleure. Comme les Siamois ne la vont pas puiser dans les sources, qui sont sans doute trop éloignées, elle n'est saine que lorsqu'elle a été reposée plus ou moins de jours, selon que l'inondation est haute ou basse ou tout à fait écoulée ; car quand les eaux se retirent et qu'elle sont fort chargées de bourbe, et peut-être des mauvais sucs qu'elles prennent dans les terres, ou lors même que la rivière est rentrée dans son lit toujours assez limoneux, elles sont plus corrosives, causent des cours de ventre et des dysenteries et ne peuvent être bues sans danger qu'on ne les ait laissé reposer dans de grandes jarres ou cruches l'espace de trois semaines ou d'un mois.

VII. Eaux de Louvo et de Thale Chupson.

À Louvò, les eaux sont encore plus malsaines qu'à Siam, à cause que toute la rivière n'y passe pas, mais seulement un bras qu'on en a détourné, qui va toujours décroissant après les pluies et laisse enfin son lit à sec. Le roi de Siam boit de l'eau d'un grand réservoir fait dans les champs, qu'il fait continuellement garder. Outre cela, ce prince a une petite maison appelée Tlée PoussoneThale Chupson : ทะเลชุบศร, c'est-à-dire Mer riche (6), à une lieue de Louvò.

Elle est assise au bord de certaines terres basses, de deux ou trois lieues d'étendue, qui reçoivent les eaux des pluies et les conservent. Cette petite mer est d'une figure irrégulière, ses bords n'ont rien de revêtu ni d'aligné, mais ses eaux sont saines parce qu'elles sont profondes et reposées, et j'ai ouï dire aussi que le roi de Siam en boit.

VIII. Le thé.

Pour le plaisir ou l'amusement, les Siamois prennent du thé, j'entends les Siamois de la ville de Siam, car l'usage du thé est inconnu dans tous les autres lieux du royaume. Mais à Siam, la mode en est entièrement établie, et c'est chez eux une civilité nécessaire de donner du thé à ceux qui leur rendent visite. Ils l'appellent TchaCha : ชา, comme les Chinois, et ils n'ont pas deux termes, l'un pour ce que nous appelons Thé, et l'autre pour ce que nous appelons Cha ou fleur de thé. Il est certain que ce n'est pas une fleur, mais de dire si ce sont les feuilles naissantes, et par conséquent plus tendres, ou les plus hautes, et par conséquent les moins nourries, ou la pointe des feuilles, ou bien des feuilles qui n'aient pas été bouillies à la Chine, ou une espèce de thé particulière, c'est ce que je ne saurais décider, parce qu'on m'a parlé diversement là-dessus (7).

IX. Trois sortes de thé.

Les Siamois comptent trois sortes de thé : le Tcha-boüì, ou thé boüì (8), qui est un peu rougeâtre, qui engraisse, dit-on, et qui resserre (on le regarde à Siam comme un remède au cours de ventre), le thé somloo (9), qui au contraire purge doucement, et la troisième espèce de thé, qui n'a point de nom particulier que je sache, et qui ne lâche ni ne resserre.

X. Le thé est un sudorifique.

Les Chinois et tous les Orientaux usent du thé comme d'un remède contre le mal de tête, mais alors ils le font plus fort, et après en avoir pris cinq ou six tasses, ils se couchent dans leur lit, se couvrent et suent. Il n'est pas bien difficile en des climats si chauds que les sudorifiques opèrent, et ils y sont regardés comme des remèdes presque généraux.

XI. La manière de préparer le thé.

Ils préparent le thé en cette manière. Ils ont des pots de cuivre rouge étamés en dedans, où il font bouillir de l'eau, et elle y bout en un instant parce que le cuivre en est fort mince. Ce cuivre vient du Japon, si ma mémoire ne me trompe, et il est si aisé à mettre en œuvre que je doute que nous en ayons de si doux en Europe. On appelle ces pots des boulis (10), et d'autre part ils ont des boulis de terre rouge, qui est sans goût quoique sans vernis. Ils rincent d'abord le bouli de terre avec l'eau bouillante pour l'échauffer, puis ils y mettent une pincée de thé, et enfin ils le remplissent d'eau bouillante, et après l'avoir couvert, ils l'arrosent encore d'eau bouillante par le dehors ; ils ne ferment pas le biberon comme nous faisons. Quand le thé est assez infusé, c'est-à-dire quand les feuilles sont précipitées, ils en versent l'eau dans les tasses de porcelaine qu'ils ne remplissent d'abord qu'à demi, afin que si elle paraît trops chargée ou trop teinte, ils la puissesnt tempérer en y versant de l'eau pure qu'ils conservent toujours bouillante dans le bouli de cuivre. Cependant, s'ils veulent encore reprendre du thé, ils remplissent derechef de cette eau bouillante le bouli de terre, et ils peuvent le faire ainsi plusieurs fois sans y remettre du thé, jusqu'à ce qu'ils voient que l'eau ne prend plus assez de teinture. Ils ne mettent point de sucre dans les tasses parce qu'ils n'en ont point de purifié qui ne soit candi, et que le candi ne fond que trop lentement. Ils en prennent donc un grain dans leur bouche, auquel ils donnent quelques coups de dent à mesure qu'ils prennent leur thé. Quand ils ne veulent plus de thé, ils rendent la tasse renversée sur la soucoupe, parce que c'est la plus grande incivilité du monde selon eux de refuser quoi que ce soit, et que s'ils rendent la tasse debout, on ne manque pas de leur servir derechef du thé qu'ils sont obligés de recevoir. Mais ils se gardent de remplir la tasse s'ils ne veulent témoigner à celui à qui ils la servent toute pleine que c'est, comme on dit, pour une bonne fois, et qu'on n'entend pas qu'il revienne jamais au logis.

XII. L'excellente eau nécessaire du thé.

Les connaisseurs disent que l'eau ne saurait être trop pure pour le thé, que celle de citerne y est la plus propre comme la plus pure et que le meilleur thé du monde devient mauvais dans de l'eau qui n'est pas excellente.

XIII. S'il est nécessaire de prendre le thé chaud.

Au reste, si les Chinois prennent le thé si chaud, ce n'est peut-être pas qu'ils aient éprouvé qu'il soit plus sain ou plus agréable de cette manière, car ils ne prennent aucune sorte de boisson qu'à ce même degré de chaleur, à moins que les Tartares leur aient maintenant appris, comme on le dit, à boire quelquefois à la glace. Il est vrai que l'infusion du thé se fait au moins plus vite dans de l'eau chaude que dans de l'eau froide, mais j'en ai pris avec plaisir que j'avais fait infuser à froid pendant plus d'un jour.

XIV. L'amour du vin.

Les Siamois ne s'en tiennent pas au thé. Ils boivent volontiers du vin, quand ils en ont, quoique tout ce qui peut enivrer leur soit défendu par leur morale. Les Anglais et les Hollandais leur en portent quelquefois de Schiras, en Perse, ou d'Europe. Nos vins de Bordeaux et de Cahors arrivent fort sains à Siam, quoiqu'ils eussent deux fois passé la ligne, et pendant le retour même, ce qui nous restait de ces vins-là était peut-être plus fort et mieux conservé qu'il ne l'eût été s'il fût demeuré toujours à terre. Je ne dis rien des vins de la Chine et du Japon, qui ne sont que des bières fort mixtionnées, mais assez agréables. Le vin de la Chine dont j'ai apporté une bouteille n'a pu se conserver jusqu'en France, quoique les bières de Hollande se conservent fort bien jusqu'aux Indes.

XV. Autres liqueurs, Tari et Neri.

Les Siamois boivent aussi de deux sortes de liqueurs qu'on appelle tarí et nerí (11), et qu'ils tirent de deux espèces d'arbres appelés palmites, d'un nom général à tout arbre qui a de grandes feuilles, comme le palmier. La manière de recueillir cette boisson est de faire le soir une incision à l'écorce de l'arbre près du sommet de son tronc et d'y appliquer une bouteille le plus juste qu'il est possible, la luttant même avec de l'argile ou de la terre glaise, afin que l'air n'y puisse entrer. Le lendemain matin, la bouteille se trouve pleine, et cette bouteille est d'ordinaire un tuyau de gros bambou, auquel le nœud sert de fond. Ces deux liqueurs se peuvent recueillir durant le jour, mais on dit qu'alors elles sont aigres et qu'on s'en sert comme de vinaigre. Le tarí se tire d'une espèce de cocotier sauvage, et le nerì de l'aréquier, sorte d'arbre dont je parlerai bientôt.

XVI. L'eau-de-vie préférée à tout, et de quoi ils la font.

Mais comme dans les pays chauds la dissipation continuelle des esprits fait que l'on désire ce qui en donne, on y aime passionnément les eaux-de-vie, et les plus fortes plus que les autres. Les Siamois en font de riz, et ils la frelatent souvent avec de la chaux. Du riz, ils font d'abord de la bière, dont ils ne boivent point, mais ils la convertissent en eau-de-vie qu'ils appellent Láou (12), et les Portugais Arak, terme arabe qui veut dire proprement sueur (13), et métaphoriquement essence, et par excellence eau-de-vie. De la bière de riz, ils font aussi du vinaigre.

XVII. Boule-ponche, boisson anglaise..

Les Anglais habitués à Siam usent d'une boisson qu'ils appellent punch, et que les Indiens trouvent fort délicieuse. On met une chopine d'eau-de-vie ou d'arak sur une pinte de limonade avec de la muscade et un peu de biscuit de mer grillé et pilé, et l'on bat le tout ensemble jusqu'à ce que les liqueurs soient bien mêlées. Les Français ont appelé cette boisson boule-ponche, et bonne-ponche, de ces deux mots anglais boul punch, qui veulent dire une tasse de ponche (14).

XVIII. Café et chocolat.

Enfin, les Mores de Siam prennent du café, qui leur vient de l'Arabie, et les Portugais y prennent du chocolat, quand il leur en vient de Manille, capitale des Philippines, où on en porte des Indes occidentales espagnoles.

XIX. Les fruits.

Les Siamois aiment mieux le fruit que tout autre chose ; ils en mangent tout le long du jour s'ils en ont. Mais aux oranges près, aux citrons et aux grenades, il n'y a à Siam aucun des fruits que nous connaissons. Les citrons qu'ils appelle Ma-croutMakrut : มะกรูด y sont petits, pleins de jus et fort aigres, et la peau en est fort unie (15). Ils m'ont paru d'une qualité singulière, en ce qu'ils sont déjà pourris en dedans, que leur écorce est encore saine et entière. Mais ils ont de plus d'une espèce de citrons aigres et point de doux, et au contraire les oranges et les grenades y sont toutes douces, à moins qu'on veuille prendre pour oranges aigres les pampelmouses (16), qui en ont le goût et la figure, mais qui sont grosses comme des melons et n'ont pas beaucoup de jus. Les Siamois les mettent avec raison parmi les espèces d'oranges et les appellent Soum-ôSomo : ส้มโอ, et SoumSom : ส้ม veut dire orange. Parmi les oranges douces, les meilleurs ont l'écorce fort verte et mal unie ; ils les appellent Soum kéouSom kaeo : ส้มแก้ว, c'est-à-dire oranges de cristal ; non qu'elle aient rien de transparent, mais parce qu'elles paraissent en leur genre du mérite du cristal, dont ils font grand cas. Ils donnent de ces soum-kéou à leurs malades, et les vendent, dit-on, jusqu'à cinq sols la pièce quand la saison en est passée : cherté considérable en un pays où un homme vit communément pour deux liards par jour (17).

XX. Certains fruits en tout temps.

Or quoi qu'il n'y ait pas toute l'année de cette espèce d'orange, il y en a pourtant toujours d'une espèce, ou d'autre. Il y a aussi toute l'année de ce fruit que les Européens appellent bananes ou figues d'inde, et les Siamois CloüéiKluai : กล้วย. Tous les autres fruits n'y durent qu'un temps. C'est à Achem seulement à la pointe nord de l'île de Sumatra, que la nature les donne tous en toute saison. Ces beaux roseaux d'un seul jet, longs quelquefois de neuf ou dix pieds, ne croissent aussi qu'à Achem, mais le riz, qui est leur principale nourriture, leur manque souvent et ils l'achètent alors chèrement de l'or qu'ils trouvent chez eux en telle abondance qu'ils le méprisent sans philosophie (18).

XXI. Différence des fruits de Siam aux nôtres.

J'omets ici à dessein la description de plusieurs fruits, et je la renvoie à la fin de cet ouvrage (19). Je ne parlerai maintenant que de l'arec, et je dirai des fruit indiens en général qu'ils ont pour la plupart tant de goût et d'odeur qu'on ne les aime beaucoup que quand on y est accoutumé, et je crois même qu'alors ils ne nuisent pas. Nos fruits, par une raison contraire, sont d'abord sans goût et sans odeur, pour qui est accoutumé aux fruits des Indes.

XXII. L'arec et le bétel.

L'arec, que les Siamois appellent PlouPhlu : พลู, est une espèce de gros gland, qui n'a pourtant point cette demi-coque de bois où tient notre gland. Quand ce fruit est encore tendre, il a au centre ou au cœur une substance grisâtre qui est aussi molle que de la bouillie. À mesure qu'il sèche, il devient jaune et plus dur, et la substance molle qu'il a au cœur se durcit aussi. Il est toujours fort amer et point dégouttant (20). Après l'avoir ouvert en quatre parties avec un couteau, ils en prennent un quartier à chaque fois et ils le mâchent avec une feuille semblable au lierre appelée bétel par les Européens qui sont aux Indes, et MakMak : หมาก par les Siamois (21). On la roule pour la mettre plus aisément dans la bouche, et on met sur chacune tant soit peu de chaux faite avec des coquillages et rougie je ne sais par quel artifice. C'est pourquoi les Indiens portent toujours de cette sorte de chaux dans une fort petite tasse de porcelaine, car ils en mettent si peu sur chaque feuille qu'ils n'en consument pas beaucoup en un jour, quoiqu'ils usent sans cesse de l'arec et du bétel. L'arec encore tendre sur consume entièrement à mesure qu'on le mâche, le sec laisse toujours quelque marc (22).

XXIII. Leur effet.

L'effet sensible de ce gland et de cette feuille est de faire beaucoup cracher, si on n'aime mieux en avaler le suc, mais il est bon d'en cracher au moins les trois ou quatre premières bouchées pour ne pas avaler de chaux. Les autres effets moins sensibles, mais dont on ne doute point aux Indes, sont d'emporter, peut-être à cause de la chaux, tout ce que les gencives peuvent avoir de malsain et de fortifier l'estomac, soit à cause du suc que l'on avale quand on veut et qui peut avoir cette propriété, soit à cause des humidités superflues que l'on crache. Aussi n'ai-je vu personne à Siam qui sentît mauvais, ce qui peut être d'ailleurs un effet de leur sobriété naturelle.

XXIV. Autre effet de l'arec et du bétel.

Or comme l'arec et le bétel font cracher rouge, même indépendemment de la chaux rouge qu'on y mêle, ils laissent une teinture vermeille sur les lèvres et sur les dents. Elle se passe sur les lèvres, mais peu à peu elle s'épaissit sur les dents jusqu'à la noirceur, de sorte que les gens qui se piquent de propreté noircissent leurs dents, parce qu'autrement la crasse de l'arec et du bétel mêlée avec la blancheur naturelle des dents fait un effet désagréable que l'on remarque dans le menu peuple. Je dirai en passant que les lèvres vermeilles que les Siamois virent aux portraits de nos dames que nous avions portés en ce pays-là leur firent dire que nous devions avoir en France du bétel meilleur que le leur.

XXV. Comment ils noircissent leurs dents et comment ils rougissent l'ongle de leurs petits doigts.

Pour noircir leurs dents, ils mettent dessus des quartiers de citron fort aigre, qu'ils tiennent sous leurs joues et sous leurs lèvres pendant une heure ou davantage. Il disent que cela attendrit un peu les dents. Ils les frottent ensuite d'un suc, qui sort ou d'une certaine racine, ou du coco, quand on les brûle, et l'opération est faite. Il leur plaît néanmoins quelquefois de compter qu'elle dure trois jours, pendant quoi il faut, disent-ils, demeurer sur le ventre et ne rien manger de solide ; mais on m'a assuré que cela n'était pas vrai et qu'il suffit de ne rien manger de chaud pendant deux ou trois jours. Je crois bien aussi qu'on a les dents assez agacées pour ne pouvoir mordre de quelque temps à rien de solide. Il faut renouveler de temps en temps cette opération, car cette noirceur ne tient pas si fort aux dents que l'on ne puisse l'ôter avec de la croûte de pain brûlé mise en poudre. Ils aiment aussi à rougir l'ongle du petit doigt de leurs mains, et pour cela ils le ratissent, et puis ils y mettent d'un certain suc qu'ils tirent d'un peu de riz pilé dans du jus de citron avec quelques feuilles d'un arbre qui est semblable en toutes choses au grenadier, mais qui ne porte aucun fruit.

XXVI. Des palmites en général.

Au reste, l'aréquier, et tous les arbres que l'on appelle palmites, n'ont point de branches, mais de grandes feuilles longues et larges comme celles du palmier, et ils n'ont leurs feuilles qu'au haut de la tige, qui est creuse. Chaque année, ces sortes d'arbres poussent un nouveau jet de feuilles, qui sort du milieu des feuilles de l'année précédente. Celles-ci tombent alors, et laissent une marque autour du tronc, de telle sorte que par ces marques, qui font autant de nœuds et qui sont près à près, on peut aisément compter les années ou l'âge de l'arbre.

C'est ce que j'avais à dire de l'étendue et de la fertilité du royaume de Siam. Je parlerai maintenant des mœurs des Siamois en général, c'est-à-dire de leur habillement, de leur logement, de leurs meubles, de leur table, de leur équipe, de leurs divertissements et de leurs affaires.

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NOTES

1 - Le mot vient de l'espagnol batata, lui-même sans doute dérivé d'un mot taïno, peuple des Caraïbes. La description qu'en fait La Loubère nous oriente vers la patate douce (Ipomoea batatas) que les Thaïlandais appellent man thet (มันเทศ).

ImagePatates douces (man thet : มันเทศ). 

2 - Plante potagère qui a les feuilles fort larges, et qui a une grande côte au milieu, dont on fait des cardes (Furetière). Il s'agit de la bette. Le nom poirée vient du fait que la plante était utilisée pour la porée (purée de légumes dans la cuisine médiévale à base entre autres de poireau) (Wikipédia). 

3 - Les terfeziae (terfesses, terfez, terfès, etc.), également appelées truffes du désert ou truffes des sables, champignons originaires notamment d'Afrique du Nord. 

4 - Ce qui est somme toute assez logique, puisque les concombres, comme les melons et les pastèques, appartiennent à la famille des cucurbitacées. En thaï, le concombre (Cucumis sativus) se dit taengkwa (แตงกวา), taeng (แตง) étant un préfixe générique utilisé également pour les melons et les pastèques (taengwan : แตงหวาน, taeng thaï : แตงไทย, taengmo : แตงโม, etc.). 

5 - Selon Furetière, c'était l'un des noms de la pensée, également appelée clavelle, herbe de la Trinité ou violette d'automne.

ImageLes trois couleurs de la pensée. 

6 - Thale Chupson (ทะเลชุบศร) était une île au milieu d'un ancien lac à trois kilomètres de Lopburi, où le roi Naraï avait fait construire une résidence, le pavillon Kraisorn-Sriharaj (ตำหนักไกรสรสีหราช). On peut penser que la fraîcheur de l'eau rendait cette retraite agréable pendant les mois chauds. Elle était également connue sous le nom de Pratinang yen (พระตี่นั่งเย็น), la Résidence fraîche. Elle servait au roi Naraï pour les réceptions et pour séjourner lors de ses parties de chasse ou de ses promenades en forêt. L'étymologie donnée par La Loubère paraît assez fantaisiste. On pense que le nom, qui signifie littéralement enduire la flèche provient de la légende rapportant que le prince Rama, avatar du dieu Vishnou et personnage central du Ramakien, l'épopée nationale thaïlandaise, avait coutume de tremper ses flèches dans les eaux pures du lac, sans doute pour en augmenter l'efficacité.

ImageLe pavillon Kraisorn-Sriharaj. 

7 - La fleur de thé désigne aujourd'hui un produit artificiel composé de feuilles de thé tressées autour de diverses fleurs séchées, amarante, jasmin, œillet, lys, etc. Selon Nicolas de Blégny (Le bon usage du thé, du café et du chocolat pour la préservation et pour la guérison des maladies, 1697, p. 6), on appelait alors fleur de cha la feuille du plus fin thé du Japon (…) infiniment plus agréable que celle du meilleur thé de la Chine.

ImageChinois cueillant les feuilles et buvant la liqueur de thé. 

8 - Thé wou-i, ou Wuyi, non d'une chaîne montagneuse de la province du Fujian, en Chine, où sont cultivées de nombreuses variétés de thé. Les montagnes du district de Kièn-ngann (province de Fo-kiènn) où se recueillent les meilleurs espèces de thé noir s'appellent bou-ï en fokiénois, mou-ï en cantonnais, et wou-ï en dialecte de la cour. Les Anglais ont écrit bohea et donné ce nom à l'une des qualités de thé qui provient de ces collines. En France, on a fait de même, seulement le nom a été encore plus altéré, et au lieu de bou-ï ou de wou-ï, on est arrivé à dire bohé et bou. (Isidore Hedde, Ed. Renard, A. Haussmann et N.Rondot, Étude pratique de commerce d'exportation de la Chine, 1848, p. 239). 

9 - Le song lo, ou song luo, variété de thé vert cultivé en Chine. Ce thé est encore l'un des plus communs et des plus mauvais des thés verts ; sa feuille, grande, n'est pas roulée avec soin ; sa couleur est d'un vert mêlé de jaune. (…) Son eau est d'un jaune foncé, trouble et pleine de poussière. À l'ouverture de la tasse, il sent le rôti, et a le goût très âcre. Ce thé est le dernier qui se recueille, ce qui occasionne souvent des retards dans l'expédition des vaisseaux, qui sont obligés d'attendre qu'il soit arrivé. (François Marquis, Du thé, ou nouveau traité sur sa culture, sa récolte, sa préparation et ses usages, 1834, p. 56-57). 

10 - Le mot apparaît dans le Dictionnaire universel de commerce de Savary des Brûlons (1726, I, p. 433) : Pot à préparer le thé. Il y en a de cuivre étamé et d'autres de terre rouge. Les boulis de cuivre viennent du Japon, ceux de terre, de Siam. On le retrouve dans le Dictionnaire de Trévoux de 1771 : Sorte de pot où les Siamois préparent leur thé. Le terme n'a rien de siamois. Dans le second volume de sa relation, La Loubère mentionne le can-nam (khan nam : ขันน้ำ) : « bouli de cuivre à faire bouillir de l'eau pour le thé, nam veut dire de l'eau », et le kon-tii (kunthi ou konthi : กุณฑี ou คณฑี) : « bouli de terre pour le thé ».

ImageKhan nam, bouli en cuivre.
ImageKunthi, bouli en terre. 

11 - Selon Yule et Burnell (Hobson Jobson, 1903, p. 927), tari est un mot hindi désignant la sève fermentée du palmier. On trouve également les formes toddy, tarree, terry, etc. C'est la liqueur que le sieur Luillier appelait tarif : Pour boire de cette liqueur, on coupe une de ses feuilles au bout de laquelle on met un vase pour recevoir ce qui en distille goutte à goutte, comme peut faire la vigne quand elle est en sève ; cette liqueur s'appelle tarif, qu'il faut boire tout frais pour le boire bon. Ce tarif enivre comme le vin ; de cette liqueur qu'on laisse aigrir, on en fait de la raque qui se conserve longtemps. (Voyage du sieur Luillier aux Grandes Indes, 1705, pp. 42-43). Nous n'avons pu trouver l'origine du nerí mentionné par La Loubère. Le vin de palme se dit en thaï namtan mao (น้ำตาลเมา), littéralement, la liqueur de sucre qui enivre. 

12 - Lao (เหล้า). Le terme s'applique aux boissons alcoolisées en général. L'alcool de riz s'appelle lao khao (เหล้าขาว). 

13 - On trouve d'innombrables déclinaisons de ce mot (Hurraca, orraca, orracha, aracke, arac, rack, raque, raqui, etc.) que Yule et Burnell font, comme La Loubère, dériver de l'arabe arak : transpiration (Hobson Jobson, 1903, pp. 36-37). 

14 - On trouve le terme dans le Dictionnaire de Trévoux qui donne une définition visiblement inspirée par La Loubère : Boule-ponche ou Bonne-ponche : Boisson anglaise. On met un tiers d’eau-de-vie sur de l’eau pure avec de la muscade et un peu de biscuit de mer grillé et pilé, et l'on bat le tout ensemble jusqu’à ce que les liqueurs soient bien mêlées. Le père Labat dit qu’on n’y met point de citron, et qu'à sa place on y met des jaunes d’œufs qui rendent cette liqueur épaisse comme du brouet, et il ajoute qu'au lieu d’eau on y met quelquefois du lait, et que c’est la plus estimée. Ce mot vient de ces mots anglais bowl of punch, qui veulent dire une tasse de ponche (1771, I, p. 995). Le père Labat ajoute en commentaire : Comme il n'est pas permis de juger des goûts, chacun pourra porter tel jugement qu'il voudra de ce salmigondis. (Jean-Baptiste Labat, Nouveau voyage aux îles de l'Amérique, 1722, I, p. 407). 

15 - Makrut (มะกรูด) désigne le combava (Citrus hystrix), agrume aromatique originaire de l'île de Combava, aujourd'hui Sumbaya, une des petites îles de l'archipel de la Sonde occidentale. La lime (le citron vert Citrus aurantiifolia) qu'on trouve en Thaïlande s'appelle manao (มะนาว). Toutefois, la peau du combava est loin d'être fort unie, comme l'indique La Loubère. Bien au contraire, elle est très bosselée. Ou bien le mot makrut est inadapté, ou bien il a changé de sens au fil des années et désignait autrefois le citron vert.

ImageCombava (Makrut) 

16 - Yule et Burnell énumère une multitude de déclinaisons de ce mot, dont l'origine reste obscure (pampelmoose, pempel-mousse, pumplenose, pumplemuse, pummel-nose, pumpelmas, poomplemoos, etc. (Hobson Jobson, 1903, pp. 721-722). Le dictionnaire du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) évoque un emprunt au hollandais pompelmoes, mot probablement d'origine tamoule. Il s'agit du pomelo (Citrus maxima) que les Thaïlandais appellent somo (ส้มโอ). La Thaïlande et la Malaisie sont aujourd'hui les principaux exportateurs mondiaux de ces agrumes.

ImagePomelo (somo : ส้มโอ) 

17 - Un sol valait quatre liards. 

18 - Cette phrase est confuse, et elle contredit l'affirmation du chapitre V selon laquelle le royaume de Siam ne produit que très peu d'or. 

19 - Le second volume de la relation comporte un chapitre intitulé Description des principaux fruits de Siam (pp. 84 à 91). 

20 - La Loubère écrit dégoûtant avec un accent circonflexe. Les deux mots étaient clairement définis au XVIIe siècle. Furetière indique : Dégoustant : qui donne du dégoût, de l'aversion et Dégoutant : qui tombe goutte à goutte. C'est cette seconde acception qu'il faut bien entendu considérer ici. 

21 - La Loubère fait ici une confusion et intervertit les termes. Phlu (พลู) ne désigne pas la noix d'arec, mais la plante grimpante appelée bétel (Piper betle) dont les feuilles sont utilisées pour la composition des chiques. C'est la noix d'arec, fruit de l'aréquier (Areca catechu) qu'on appelle mak (หมาก). L'ouvrage comporte ici une illustration intitulée Aréquier :

Plu, mak, pun, Les trois composants de la chique de bétel. 

22 - Trois ingrédients sont essentiels pour faire une chique de bétel : une noix d'arec [mak : หมาก], une feuille de bétel [plu : พลู], et de la chaux [pun : ปูน]. D'autres peuvent être ajoutés selon les disponibilités et les goûts. La feuille est d'abord enduite de chaux et couverte de fines lamelles de la noix d'arec, et ensuite enveloppée ou roulée pour former une chique. L'interaction des ingrédients durant la mastication produit une salive rouge. (Dawn F. Rooney : Betel Chewing Traditions in South-East Asia, Images of Asia, Oxford University Press, 1993, p. 12).

Plu, mak, pun, Les trois composants de la chique de bétel. 
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18 mai 2020