Chapitre XII
Des officiers qui approchent le plus
la personne du roi de Siam

Page de la Relation de La Loubère
I. En quel endroit du palais se tiennent les courtisans.

Dans le VangWang : วัง sont quelques-unes de ces salles isolées que j'ai décrites, dans lesquelles les officiers s'assemblent, soit pour leurs fonctions, soit pour faire leur cour, c'est-à-dire pour y attendre les ordres du prince.

II. Comment le roi de Siam se montre à eux.

Le lieu ordinaire où il se montre à eux est le salon où il donna audience aux envoyés du roi, et il ne s'y montre que par une fenêtre, comme faisait anciennement le roi de la Chine. Cette fenêtre est d'une chambre plus haute qui a cette vue sur le salon et qu'on dirait être d'un premier étage. Elle a neuf pieds de haut ou environ, et il fallut mettre trois marches au-dessous pour m'élever à hauteur de donner la lettre du roi de la main à la main au roi de Siam. Ce prince aima mieux faire mettre ces trois marches que de se voir encore obligé à se baisser pour prendre la lettre du roi de ma main, comme il avait été obligé de faire pour prendre celle que M. le chevalier de Chaumont lui rendit. On sait par la relation de M. de Chaumont, qu'on lui avait mis entre les mains une espèce de bassin d'or qui avait au-dessous un manche fort long de même matière, afin qu'il s'en servît pour donner la lettre du roi au roi de Siam. Il le fit, mais il ne voulut pas prendre ce bassin par le manche pour élever la lettre, de sorte qu'il fallut que le roi de Siam se penchât hors de la fenêtre pour la recevoir (1). C'est avec ce même bassin que les officiers de ce prince lui servent tout ce qu'il reçoit de leurs mains. Aux deux coins du salon, qui sont aux côtés de cette fenêtre sont deux portes à la hauteur de la fenêtre et deux escaliers fort étroits pour y monter. Pour tout meuble, il n'y a que trois parasols, un devant la fenêtre à neuf ronds, et deux à sept ronds aux deux côtés de la fenêtre (2). Le parasol est en ce pays-là ce que le dais est en celui-ci.

III. Des pages du roi de Siam.

C'est dans ce salon que les officiers du roi de Siam, qu'on appellera, si l'on veut, de sa chambre, ou plutôt de son antichambre, attendent ses ordres. Il a 44 jeunes hommes dont le plus vieux ne passe guère vingt-cinq ans ; les Siamois les appellent MahatlekMahat lek : มหาดเล็ก, les Européens les ont appelés Pages. Ces 44 pages donc sont divisés en quatre bande de 11 chacune : les deux premières sont de la main droite et se prosternent dans le salon à la main droite du roi, les deux autres sont de la main gauche et se prosternent à la main gauche. Ce prince leur donne à chacun un nom et un sabre et ils portent ses ordres aux pages du dehors, qui sont en grand nombre et qui n'ont point de nom qui leur soit donné par le roi. Les Siamois les appellent CaloangKha luang : ข้าหลวง, et ce sont ces Caloang que le roi envoie d'ordinaire dans les provinces pour des commissions, soit ordinaires, soit extraordinaires.

IV. Leurs fonctions.

Outre cela, les 44 pages de dedans ont leurs fonctions réglées. Les uns, par exemple, servent le bétel au roi, les autres ont soin de ses armes, d'autres gardent ses livres, et quand il veut, ils lisent en sa présence.

V. Combien le roi de Siam aime la lecture.

Ce prince est curieux au dernier point. Il se faisait traduire le Q. Curce (3) en siamois, pendant que nous étions là, et il s'était déjà fait traduire plusieurs de nos histoires. Il connaît les États de l'Europe, et je n'en puis douter, parce qu'une fois, comme il m'eut donné occasion de lui dire que l'empire d'Allemagne est électif, il me demanda si outre l'empire et la Pologne, il y avait quelque autre État électifs en Europe, et je lui entendis prononcer le mot de Polonia, dont je ne lui avais pas parlé. On m'a assuré qu'il a dit souvent que l'art de régner ne se devine point, et qu'avec beaucoup d'expérience et de lecture, on s'aperçoit qu'on n'achève pas encore de l'apprendre. Mais il l'a voulu principalement étudier sur l'histoire du roi ; il est avide de toutes les nouvelles de France, et dès que ses ambassadeurs furent arrivés, il retint le troisième auprès de lui jusqu'à ce qu'il lui eût lu leur relation d'un bout à l'autre.

VI. Des officiers qui commandent les pages du dedans.

Pour revenir aux 44 pages, quatre officiers les commandent, lesquels, parce qu'ils approchent de si près le prince, sont dans une grande considération, mais non pas pourtant en égal degré, car il y a une grande différence du premier au second, du second au troisième et du troisième au quatrième. Ils ne portent que le titre d'Oc-MeüingOk muen : ออกหมื่น, ou de Prá-MeüingPhra muen : พระหมื่น : Meüing VáïMuen Wai : หมื่นไวย, Meüing SarapetMuen Sanphet : หมื่นสรรเพชญ์, Meüing SemeungtcháïMuen Samoechai : หมื่นเสมอใจ, MeüingsiiMuen Si : หมื่นศรี. Les sabres et les poignards que le roi leur donne sont ornés de quelques pierreries. Tous quatre sont des NáïNai : นาย considérables, ayant beaucoup d'officiers subalternes sous eux, et quoiqu'ils n'aient que le titre de Meüing, ils ne laissent pas d'être officiers en chef. Les Pa-yà, les Oc-yà, les Oc-prá et les autres titres ne sont pas toujours subordonnés entre eux : seulement l'un doit commander à plus de personnes que l'autre. Au reste, ce fut Meüingsii qui accompagna Meüing TchionMuen Chong : หมื่นจง à bord de nos vaisseaux pour y porter aux envoyés du roi le premier compliment du roi de Siam, et ce fut à lui que Meüing Tchion, quoique plus élevé en dignité, céda la première place et la parole, parce que Meüingsii était plus âgé que lui de trois ou quatre ans ; mais le plus âgé de tous les deux n'en avaient pas trente.

VII. Du seul officier qui ne se prosterne pas devant le roi de Siam.

Pendant que les envoyés du roi étaient à l'audience du roi de Siam, il y avait, en un endroit qu'on n'apercevait pas, un officier qui seul, à ce qu'on m'a dit, a droit de ne se prosterner pas devant le roi son maître, et cela rend son office fort honorable. J'ai oublié d'en écrire le titre dans mes mémoires. Il a toujours les yeux attachés sur ce prince pour recevoir ses ordres qu'il connaît à de certains signes et qu'il fait entendre par signes à d'autres officiers qui sont hors du salon. Ainsi, dès que l'audience fut finie, je veux dire dès que le roi eut cessé de nous parler, ce prince, dans ce silence qui est profond, fit quelque signe auquel nous ne prîmes pas garde, et d'abord on entendit au fond du salon et en un endroit élevé qu'on ne voit point, un bruit de quincaillerie comme celle dont est garni un tambour de basque. Ce bruit était accompagné d'un coup qu'on donnait de temps en temps sur un tambour qui est suspendu sous un hangar hors du salon, et qui pour être fort grand, rend un son fort grave et majestueux ; il est garni de peau d'éléphant. Personne cependant ne fit aucun mouvement jusqu'à ce que le roi, dont une main invisible tira peu à peu le siège par derrière, s'éloigne de la fenêtre et en ferme les volets, et alors le bruit de la quincaillerie et celui du gros tambour cessèrent.

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XIII. Des femmes du palais
et des officiers de la Garde-robe.

NOTES

1 - Cette scène a été amplement relatée par Chaumont, Tachard et l'abbé de Choisy, et a inspiré une gravure célèbre :

ImageL'audience du chevalier de Chaumont. Gravure de J. B. Nolin.

Audience solennelle donnée par le roy de Siam à M. le chevalier de Chaumont, ambassadeur extraordinaire de Sa Majesté auprès de ce roi, où il fut accompagné de M. l'évêque de Métellopolis et de M. l'abbé de Choisy et de deux gentilshommes français qui l'avaient suivi en ce voyage. Il présenta la lettre de Sa Majesté dans une coupe d'or, et le roi se baissa pour y atteindre tandis que M. Constance, son principal ministre, vêtu à la française, et les premiers mandarins étaient prosternés. M. l'ambassadeur se couvrit et s'assit quand il eut salué le roi et commencé sa harangue, ce fut le 18 du mois d'octobre l'an 1685 que se fit cette cérémonie avec une distinction singulière pour ce ministre de France, qui fut visité de tous les ambassadeurs des autres pays et continuellement accompagné et servi par les principaux mandarins. Paris, chez Nolin, rue St Jacques, à la place de la Victoire. 

2 - Une gravure représentant cette salle d'audience se trouve quelques pages plus loin :

ImageVue du fond du salon de l'audience du palais de Siam. 

3 - Quinte-Curce, historien romain du Ie siècle après Jésus-Christ, auteur d'une Histoire d'Alexandre le Grand

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Page mise à jour le
18 mai 2020