Chapitre XIV
Des coutumes de la cour de Siam
et de la politique de ses rois

Page de la Relation de La Loubère
I. Les heures du Conseil.

L'usage ordinaire de la cour de Siam est de tenir le Conseil deux fois le jour : vers les dix heures du matin et vers les dix heures du soir, à compter les heures à notre manière.

II. Division du jour et de la nuit selon les Siamois.

Pour eux, ils divisent le jour en douze heures depuis le matin jusqu'à la nuit. Ils appellent les heures Mongโมง ; ils les comptent comme nous et ne leur donnent pas un nom particulier à chacun comme les Chinois. Pour ce qui est de la nuit, ils la divisent en quatre veilles, qu'il appellent TgiamYam : ยาม, et l'on voit toujours clair à la fin de la quatrième (1). Les Latins, les Grec, les Juifs et d'autres peuples ont divisé de même manière le jour et la nuit.

III. Leur horloge.

Le peuple de Siam n'a point d'horloge, mais comme les jours y sont presque égaux toute l'année, il leur est aisé de savoir toujours quelle heure il est à la seule vue du Soleil. Dans le palais du roi, ils usent d'une sorte d'horloge d'eau : c'est une tasse de cuivre fort mince, au fond de laquelle ils font un trou presque imperceptible. Ils la mettent toute vide sur de l'eau ; l'eau y entre peu à peu par le petit trou, et quand la tasse est assez pleine pour couler à fond, c'est une de leurs heures, ou une douzième partie du jour. Ils mesurent les veilles de la nuit par une méthode semblable, et ils font du bruit sur des bassins de cuivre lorsque la veille est finie.

IV. Comment le roi de Siam fait examiner les affaires dans son Conseil, et comme il les termine.

J'ai dit comment les procès se terminent dans le Conseil du roi de Siam : les affaires d'État s'y examinent et s'y décident à peu près de même. Celui des conseillers à qui ce prince a donné une affaire en fait le rapport, qui consiste en lecture autant qu'il se peut, et puis l'on procède aux opinions consultatives, et jusque-là, la présence du roi n'est pas nécessaire. Lorsqu'il est arrivé, il entend le rapport qu'on lui lit de la consultation précédente ; il résume tous les avis, réfute ceux qu'il n'approuve pas, et puis décide. Que si l'affaire lui semble mériter une plus mûre délibération, il ne décide pas, mais après avoir proposé ses difficultés, il en commet l'examen à quelques-uns de son Conseil qu'il nomme exprès, et principalement à ceux qui étaient d'un autre avis que le sien. Ceux-ci, après avoir consulté derechef ensemble, font faire le rapport de leur nouvelle consultation par l'un d'entre eux, en plein Conseil et devant le roi, et sur cela ce prince achève de prendre son parti. Quelquefois, néanmoins, mais très rarement, et dans des affaires de certaine nature, il consultera les principaux sancrâsSangkha rat (สังฆราช), chef de la communauté religieuse., qui sont les supérieurs des talapoins, desquels il rabaisse d'ailleurs le crédit autant qu'il peut, quoiqu'il les honore en apparence. Enfin, il y a telle nature d'affaires où il appellera les officiers des provinces, mais en toutes rencontres et en toutes affaires, il décide quand il lui plaît et il n'est jamais contraint ni à demander avis à personne ni à suivre aucun autre avis que le sien.

V. Il punit les mauvais conseils et récompense les bons.

Souvent, il punit un mauvais conseil ou il en récompense un bon. Je dis bon ou mauvais selon son sens, car lui seul en est le juge. Ainsi ses ministres s'appliquent bien plus à deviner son sentiment qu'à lui déclarer le leur, et ils ne laissent pas de s'y méprendre parce qu'il s'applique aussi à leur cacher sa pensée.

VI. Quelquefois, il consulte des affaires inventées par manière d'exercice.

Au reste, l'affaire sur laquelle il les consulte n'est pas toujours une vraie affaire ; c'est quelquefois une question qu'il leur propose par manière d'exercice.
 

VII. Il examine ses officiers sur leurs obligations.

Il a aussi de coutume d'examiner ses officiers sur le Prá-Tam-RàPhra Tamra : พระตำรา, qui est ce livre que j'ai dit qui contient tous leurs devoirs, et il fait châtier même du bâton ceux qui ne répondent pas assez bien, comme un père châtie ses enfants en les instruisant.

VIII. Loi contre l'ambition des grands.

C'est une ancienne loi de l'État établie pour la sûreté du roi, dont l'autorité est naturellement presque désarmée, que les courtisans ne se rendent nulle visite sans sa permission expresse, et seulement aux noces et aux funérailles, et qu'ils ne se parlent, quand ils se rencontrent, que tout haut et en présence d'un tiers ; mais si les rois de Siam sont peu habiles ou négligents, aucune loi ne les met en sûreté. Aujourd'hui, les courtisans peuvent se retrouver à l'académie de jeu où le grand nombre semble ôter toute occasion aux cabales.

IX. Le métier de délateur ordonné à Siam par la loi.

Le métier de délateur, si détesté partout où les hommes naissent libres, est ordonné à tout le monde à Siam sous peine de mort pour les moindres choses, et ainsi ce qui est su de deux témoins est presque infailliblement rapporté au roi, parce que chacun se hâte de l'en avertir de peur d'être prévenu en cela par son compagnon et de demeurer coupable du silence.

X. Précaution du roi de Siam pour n'être pas trompé.

Le roi de Siam d'aujourd'hui ne se fie pas en une affaire importante au seul rapport de celui à qui il l'a commise, mais il ne se fie pas aussi au rapport d'un seul délateur. Il a nombre d'espions secrets qu'il interroge séparément, et il en envoie quelquefois plus d'un interroger ceux qui ont eu part à l'affaire dont il veut être informé.

XI. Pourquoi elles sont souvent inutiles.

Et néanmoins, il est aisé qu'il soit trompé, car par tous pays, tout délateur est un malhonnête homme et tout malhonnête homme est infidèle. D'ailleurs la flatterie est si grande aux Indes qu'elle a persuadé aux rois indiens que s'il est de leur intérêt d'être informés, il est de leur dignité de ne rien entendre qui leur puisse déplaire. Par exemple, on ne dira pas au roi de Siam qu'il manque d'esclaves ou de corvées pour quoi que ce soit qu'il veuille entreprendre. On ne lui dira pas qu'on ne saurait faire ce qu'il veut, mais on le fera mal, et quand le mal paraîtra, on l'excusera par quelque défaite. On lui apprendra une méchante nouvelle tout autrement qu'elle n'est afin que la vérité, ne revenant à lui que peu à peu, le blesse moins et qu'il soit plus aisé de l'adoucir à plusieurs reprises. On ne lui conseillera pas un mauvais parti, mais on le lui inspirera par insinuation afin qu'il s'en croit lui-même l'auteur et qu'il ne se prennent qu'à lui du mauvais succès. Et puis on ne lui dira pas qu'il faut changer une chose qu'il aura mal faite, mais on lui persuadera de la faire encore meilleure par quelque côté qui ne sera qu'un prétexte ; et dans le nouveau projet, on supprimera, sans l'en avertir, ce qu'on a dessein de réformer, et l'on mettra à la place ce que l'on voudra établir. J'ai vu moi-même partie de ce que je dis, et l'on m'a bien assuré le reste.

XII. Justice rigoureuse du roi de Siam.

Or de pareils artifices sont toujours fort périlleux ; on ne blesse en rien impunément le roi de Siam d'aujourd'hui. Sévère jusqu'à l'extrême rigueur, il fait mourir sans formalité de justice qui il lui plaît, et par la main de qui il lui plaît, et en sa présence, et quelquefois l'accusateur avec le coupable, l'innocent avec le calomniateur, car lorsque les preuves demeurent douteuses, il expose, comme je l'ai dit, les deux parties aux tigres.

XIII. Comment il insulte aux cadavres. Thomiris insulta de même à la tête de Cyrus.

Après l'exécution, il insulte au corps mort par quelques paroles qui sont une leçon aux vivants, comme par exemple, après avoir fait avaler de l'argent fondu à celui qui avait volé dans son magasin, il dit au cadavre : Misérable, tu m'as volé dix livres d'argent, et il n'en fallait que trois onces pour t'ôter la vie. Puis il se plaint de ce qu'on ne l'a pas retenu dans sa colère, soit qu'en effet il se repente quelquefois de ses cruautés précipitées, soit qu'il veuille faire croire qu'il n'est cruel que dans le premier emportement.

XIV. Divers supplices à la cour de Siam.

Quelquefois, il expose un coupable à un taureau qu'on irrite, et on arme le coupable d'un bâton creux, et par conséquent propre à faire peur, mais non à blesser, avec quoi il se défend quelque temps. D'autres fois, il le donnera aux éléphants, tantôt pour être foulé aux pieds et tué, tantôt pour être ballotté sans être tué, car on assure que les éléphants sont dociles jusqu'à ce point et que s'il ne faut que ballotter un homme, ils se le jettent l'un à l'autre et le reçoivent sur la trompe et sur les dents sans le laisser tomber à terre. Je ne l'ai pas vu, mais je n'en ai pu douter de la manière dont on me l'a assuré.

XV. Les châtiments y ont du rapport aux crimes.

Mais les châtiments ordinaires sont ceux qui ont quelque rapport à la nature des crimes. Par exemple, la concussion exercée sur le peuple et le vol fait de l'argent du prince seront punis par faire avaler de l'or ou de l'argent fondus ; la menterie ou un secret révélé seront punis par coudre la bouche. On la fendra pour punir le silence où il ne le fallait pas garder. Quelque faute dans l'exécution des ordres sera châtiée pour piquer la tête, comme pour punir la mémoire. Piquer la tête, c'est la taillader avec le tranchant d'un sabre, mais afin de le manier sûrement et de ne pas faire de trop grandes blessures, on le tient d'une seule main par le dos et non pas par la poignée (2).

XVI. La peine du glaive et celle du bâton.

La peine du glaive ne s'exécute pas seulement par couper le col, mais par couper un homme par le milieu du corps, et le bâton y est quelquefois aussi une peine de mort. Mais lors même que le châtiment du bâton ne doit pas aller jusqu'à la mort, il ne laisse pas d'être très rigoureux et de faire perdre souvent connaissance.

XVII. Supplice duquel on punit les princes.

S'il est question de faire mourir un prince dans les formes, comme il peut arriver, ou lorsqu'un roi veut se défaire de quelqu'un de ses proches, ou lorsqu'un usurpateur veut éteindre la race à laquelle il a ravi la Couronne, ils se font une religion de ne pas répandre le sang royal, mais ils feront mourir le prince de faim, et quelquefois d'une faim lente en lui soustrayant tous les jours quelque chose de ses aliments ; ou il l'étoufferont avec des étoffes précieuses, ou bien ils l'étendront sur de l'écarlate, dont ils font grand cas parce que la laine y est rare et chère, et là, ils lui enfonceront l'estomac avec un billot de bois de santal. Ce bois est odoriférant et fort estimé. Il y en a de trois espèces : le blanc est meilleur que le jaune, et tous les deux ne croissent que dans les îles de Solor et de Timor, à l'Orient de celle de Java. Le rouge est le moindre de tous, et il en croît en plusieurs endroits.

XVIII. Défiance extrême des rois de Siam.

Les rois d'Asie mettent toute leur sûreté à se faire craindre, et de temps immémorial, ils n'ont point eu d'autre politique, soit qu'une longue expérience ait fait voir que ces peuples sont incapables d'amour pour leur souverain, ou que ces rois ne se soient pas avisés que plus ils sont craints, plus ils ont à craindre. Quoi qu'il en soit, l'extrême défiance dans laquelle vivent toujours les rois de Siam paraît assez dans les soins qu'ils prennent d'empêcher tout commerce secret entre les grands, de tenir les portes de leur palais fermées, de n'y laisser entrer personne qui soit armé et d'y désarmer leurs propres gardes. Une arme à feu lâchée, par hasard ou autrement, si près du palais que le roi l'entende, est un crime capital, et comme on avait entendu un coup de pistolet dans le palais peu après la conspiration des Macassars, on doutait si le roi n'avait pas tué de ce coup l'un de ses frères, parce que le roi seul l'avait pu tirer, et que d'ailleurs l'un de ses frères avait été soupçonné d'avoir trempé en cette conspiration ; et ce doute n'était pas encore éclairci quand nous partîmes de Siam (3).

XIX. Peines infamantes.

Outre ces punitions que j'ai dites, ils en ont de moins douloureuses, mais plus infamantes, comme d'exposer un homme en place publique chargé de fers, ou le col passé dans une sorte d'échelle qu'on appelle cangue, en siamois KaKha : คา. Les deux côtés de cette échelle sont longs d'environ une toise, et sont attachés à un mur ou à des poteaux, chacun par l'un de ces bouts, avec une corde, de telle sorte que l'échelle peut se hausser et s'abaisser comme si elle tenait à des charnières. Au milieu de l'échelle sont deux échelons entre lesquels est le col du patient, et il n'y a point d'autres échelons que ces deux-là. Le patient peut s'asseoir à terre ou se tenir debout lorsque le poids de l'échelle, qui porte sur ses épaules, n'est pas trop grand, comme il l'est quelquefois, ou lorsqu'on n'attache pas l'échelle par tous les quatre bouts ; car en ce dernier cas, elle est couchée en l'air, portant par les extrémités sur des appuis, et alors le patient est comme pendu par le col : à peine touche-t-il à terre par la pointe des pieds. Outre cela, ils ont l'usage des ceps et des menottes.

Le patient est quelquefois dans une fosse pour être plus bas que terre, et cette fosse n'a pas toujours de la largeur, mais souvent elle est tout à fait étroite et le coupable y est, à proprement parler, enfoui jusqu'aux épaules. Là, pour une plus grande honte, ils lui font donner des soufflets ou des coups sur la tête, ou seulement ils lui font passer la main par-dessus la tête, outrages estimés très grands, surtout si on les reçoit de la main des femmes.

XX. La honte des châtiments ne dure qu'autant que les châtiments.

Mais ce qu'il y a en cela de fort particulier est que le châtiment le plus infamant n'est honteux qu'autant qu'il dure. Celui qui l'a souffert aujourd'hui rentrerai demain, si le prince le veut, dans les charges les plus importantes.

XXI. Elle est suivie d'honneur.

Bien plus, ils font gloire des châtiments qu'ils reçoivent par ordre de leur roi comme d'un soin paternel de sa part pour celui qu'il a la bonté de châtier. On reçoit des compliments et des présents après les coups de bâton, et c'est principalement dans tout l'Orient que les châtiments passent pour des témoignages d'affection. Nous avons vu un jeune mandarin être renfermé pour être puni, et comme un Français s'offrit à lui pour aller demander sa grâce à son supérieur : Non, répondit le mandarin en portugais, je veux voir jusqu'où ira son amour, comme un Européen aurait dit : Je veux voir jusqu'où il poussera sa rigueur. Être réduit d'une charge éminente à une plus basse n'est pas une honte, et cela était arrivé au second ambassadeur que nous avons vu ici (4). Cependant, il arrive aussi qu'on se pend en ce pays-là de désespoir, quand d'une haute charge on se voit réduit à une extrême pauvreté, et aux corvées dues au prince, quoique cette chute ne soit pas honteuse.

XXII. D'autres que le coupable sont enveloppés dans le châtiment.

J'ai dit en un autre endroit que le père a quelquefois part à la punition du fils, comme devant répondre de l'éducation qu'il lui a donnée. À la Chine, un officier répond des fautes de tous ceux de sa famille, parce qu'ils prétendent que qui ne sait pas gouverner sa propre famille n'est capable d'aucune fonction publique. La crainte donc qu'ont les particuliers de voir sortir de leurs familles des emplois qui en font l'éclat et l'appui les rend tous sages, comme s'ils étaient tous magistrats. De même, à Siam et à la Chine, un officier est puni des fautes d'un autre officier qui est à ses ordres, parce qu'il a dû veiller sur celui qui dépend de lui, et qu'ayant droit de le corriger, il doit répondre de sa conduite. Ainsi, il n'y a pas bien des années qu'on a vu à Siam pendant trois jours Oc-prá Si mó-ho-sotOk-phra Si Mahosot : ออกพระศรีมโหสถ, Brame de nation (5), qui est encore aujourd'hui du Conseil d'État du roi de Siam, exposé à la cangue avec la tête d'un malheureux qu'on avait fait mourir, pendue à son col, sans qu'il fût accusé d'avoir eu d'autre part au crime de celui dont on lui avait pendu la tête à son col que de trop de négligence à veiller sur un homme qui lui était soumis. Après cela, on ne s'étonnera pas, à mon avis, que les coups de bâton soient si fréquents à Siam. Quelquefois, on y verra plusieurs officiers à la cangue disposés en cercles, et au milieu d'eux sera la tête d'un homme qu'on aura fait mourir, et cette tête pendra par divers cordons du col de chacun de ces officiers.

XXIII. L'ombre du crime est punie.

Ce qu'il y a de pis, c'est que le moindre air de crime y rend une action criminelle : il suffit presque d'être accusé pour être coupable. Une action de soi innocente devient mauvaise dès que quelqu'un s'avise d'en faire un crime. Et de là viennent les disgrâces si fréquentes des principaux officiers. On n'a su, par exemple, me compter tous les barcalons qu'a eu le roi de Siam depuis qu'il règne.

XXIV. Politique des rois de Siam cruelle contre tous, et contre leurs propres frères.

La grandeur des roi, dont l'autorité est despotique, est de pouvoir tout contre tous, et contre leurs propres frères. Les rois de Siam estropient les leurs en plusieurs façons, quand ils peuvent : ils leur font ôter ou débiliter la vue par le feu, ils les rendent impotents par dislocation des membres, ou hébétés par des breuvages, ne s'assurant eux-mêmes et leurs enfants contre les entreprises de leurs frères qu'en rendant leurs frères incapables de régner. Celui qui règne aujourd'hui n'a pas mieux traité les siens. Ce prince n'enviera donc point à notre roi la douceur d'être aimé de ses sujets et la gloire d'être si craint de ses ennemis, qu'ils se croient à peine assez forts tous ensemble contre lui seul. L'idée d'un grand roi n'est pas à Siam qu'il se rende terrible à ses voisins, pourvu qu'il le soit à ses sujets.

XXV. Le gouvernement de Siam plus fâcheux aux grands qu'au menu peuple.

Il y a néanmoins cette réflexion à faire sur cette sorte de gouvernement, que le joug en pèse moins, pour ainsi dire, sur le menu peuple que sur les grands. L'ambition en ce pays-là mène à l'esclavage ; la liberté et les autres douceurs de la vie sont pour les conditions vulgaires. Plus on y vit inconnu au prince, et loin de lui, plus on y est à son aise, et pour cette raison les charges des provinces y sont regardées comme une récompense des services rendus dans le palais.

XXVI. Combien le ministère est orageux à Siam.

Le ministère y est orageux, non seulement par l'inconstance naturelle qui se peut trouver dans l'esprit du prince, mais parce que les voies sont ouvertes à tout le monde pour porter des plaintes au prince contre ses ministres. Et quoique les ministres et tous les autres officiers emploient tous leurs artifices à rendre inutiles ces voies de plainte par où l'on peut les attaquer tous, néanmoins toutes les plaintes sont dangereuses, et quelquefois c'est la plus légère qui nuit et qui renverse la faveur la mieux établie. Ces exemples, qui arrivent assez souvent, édifient le peuple, et si le roi d'aujourd'hui n'avait porté trop loin ses exactions sans aucun besoin véritable, son gouvernement plairait autant aux petits qu'il est redoutable aux grands.

XXVII. Égards du roi de Siam pour son peuple.

Néanmoins, il a eu cet égard pour son peuple de ne pas augmenter ses droits sur les terres labourables et de n'en mettre ni sur les grains, ni sur le poisson, afin qu'au moins ce qui est nécessaire à la vie n'enchérit pas ; modération d'autant plus admirable qu'il semble qu'on n'en doive attendre aucune d'un prince nourri dans cette maxime que sa gloire consiste à ne mettre aucune borne à son pouvoir et à augmenter toujours son trésor.

XXVIII. Inconvénients de cette domination. Elle rend le prince chancelant sur son trône.

Mais ces rois qui sont si absolument les maîtres de la fortune et de la vie de leurs sujets en sont d'autant plus chancelants sur le trône. Ils ne trouvent en personne, ou tout au plus en un petit nombre de domestiques, cette fidélité et cet amour que nous avons pour nos rois. Les peuples qui ne possèdent rien en propriété et qui ne comptent que sur ce qu'ils ont enfoui en terre, comme ils n'ont nul établissement solide en leur pays, ils n'y ont aussi nul attachement. Résolus à porter le même joug sous quelque prince que ce soit, et assurés de n'en pouvoir porter de plus pesant, ils ne s'intéressent point à la fortune de leur prince, et l'expérience fait voir qu'au moindre trouble ils laissent aller la Couronne à qui la force ou l'adresse la donneront. Un Siamois, un Chinois, un Indien, pourront facilement pour exercer une haine particulière, ou pour éviter une vie trop malheureuse, ou une mort trop cruelle ; mais mourir pour leur prince et pour leur pays n'est pas une vertu à leur usage. Parmi eux ne se trouvent point les puissants motifs par lesquels nos peuples s'animent à une vigoureuse défense. Ils n'ont nul héritage à perdre, et la liberté leur est souvent plus onéreuse que la servitude. Les Siamois que le roi du Pégou aura pris en guerre demeureront tranquilles dans le Pégou, à vingt lieues des frontières de Siam, et ils y cultiveront les terres que le roi du Pégou leur aura données sans qu'aucun souvenir de leur pays leur fasse haïr leur nouvelle servitude. Et il en est de même des Péguans qui sont dans le royaume de Siam.

XXIX. Combien le respect extrême des Orientaux pour leurs rois est peu solide.

Les rois d'Orient sont regardés, si vous voulez, comme les fils adoptifs du Ciel. L'on croit qu'ils ont des âmes célestes et aussi élevées au-dessus des autres âmes par leur mérite que la condition royale paraît plus heureuse que celle des autres hommes. Cependant, si quelqu'un de leurs sujets se révolte, le peuple doute bientôt laquelle des deux âmes vaut le mieux, ou celle du prince légitime, ou celle du sujet rebelle, et si l'adoption du Ciel n'a pas passé du roi au sujet. Leurs histoires sont toutes pleines de ces exemples, et celle de la Chine, que le père Martini nous a donnée (6), est curieuse dans les raisonnements par lesquels les Chinois, je dis les Chinois philosophes, se sont souvent persuadés qu'ils suivaient l'inclination du Ciel en changeant de maître, et quelquefois en préférant un voleur des grands chemins à leur prince légitime.

XXX. Ces princes perdent souvent leur autorité à en être trop jaloux.

Mais outre que l'autorité despotique est presque dépourvue de défense, elle est d'ailleurs plutôt usurpée sur celui qui la possède en ce que l'exercice en est moins communiqué. Quiconque se saisit de l'esprit ou de la personne du prince n'a presque plus rien à faire pour déposséder le prince même, parce que l'exercice de l'autorité étant trop réuni dans le prince, il n'y en a point hors de lui qui le défende au besoin. Aussi n'est-il pas permis à un roi de Siam d'être mineur ou trop facile à se laisser gouverner. Le sceptre de ce pays-là tombe bientôt des mains qui ont besoin d'appui pour le soutenir. Au contraire, dans les royaumes où plusieurs corps permanents de magistrature partagent l'éclat et l'exercice de l'autorité royale, ces mêmes corps la conservent tout entière pour le roi qui leur en fait part, parce qu'ils n'en livrent pas à l'usurpateur cette partie qui est en leurs mains et qui seule suffit à sauver celle que le roi même n'a su retenir.

XXXI. Péril à réunir toute l'autorité royale dans le sceau.

Dans les anciennes révoltes de la Chine, il paraît que celui qui se saisissait du sceau royal se rendait d'abord le maître de tout, parce que les peuples obéissaient aux ordres où le sceau royal paraissait sans s'informer entre les mains de qui était le sceau. Et la jalousie que le roi de Siam a du sien, que j'ai dit qu'il ne confie à personne, me persuade qu'il en est de même en son pays. Le péril est donc pour ces princes dans ce en quoi où ils mettent leur sûreté. Leur politique veut que toute leur autorité soit dans leur sceau, pour l'exercer eux seuls plus entière, et cette politique expose autant leur autorité que leur sceau est aisé à perdre.

XXXII. Trésor public nécessaire aux gouverneents despotiques, et quels en sont les inconvénients.

Le même danger se trouve dans un grand trésor, unique ressource de tous les gouvernements despotiques où les peuples ruinés ne peuvent fournir de subsides extraordinaires dans les nécessités publiques. En un grand trésor se réunissent toutes les forces de l'État, et qui s'empare du trésor s'empare de l'État. Si bien qu'outre qu'un trésor ruine les peuples sur qui on le lève, il sert souvent contre ceux qui l'accumulent, et cela même en entraîne la dissipation.

XXXIII. Conclusion de ce chapitre.

Le gouvernement indien a donc tous les défauts du gouvernement despotique. Il rend la fortune du prince et celle de ses sujets également incertaines ; il trahit l'autorité royale et la livre tout entière, sous prétexte d'en mettre l'exercice plus entier entre les mains d'un seul, et il lui ôte d'ailleurs sa défense naturelle en séparant tout l'intérêt des sujets de celui du prince et de l'État. Après avoir donc dit comment les rois de Siam traitent leurs sujets, il reste à voir comment ils traitent, tant avec les princes étrangers, par les ambassades, qu'avec les nations étrangères qui se sont réfugiées à Siam.

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NOTES

1 - Dans le système traditionnel, encore utilisé dans les campagnes et notamment par les personnes les plus âgées, le jour était divisé en quatre parties. Chacune était identifiée par un mot qui imitait la sonorité des instruments qui marquaient les heures dans les temples, le gong dans la journée et le tambour la nuit. La journée commençait par le yamrung (ย่ำรุ่ง), le coup de gong de 6 h, et se terminait par le Yamkham (ย่ำค่ำ) : Le coup de gong de 18 h.

Chao (เช้า) était employé pour les heures du matin, Baï (บ่าย) pour les heures de l'après midi, Thum (ทุ่ม) pour les heures de la soirée et Ti (ตี) pour les heures de la nuit.

2 - Ce supplice raffiné était réservé aux dignitaires, comme l'explique Nicolas Gervaise : (Histoire naturelle et politique du royaume de Siam, 1688, p. 92) : Il y a des supplices particuliers pour les mandarins et pour les premiers officiers du roi qui ont commis quelque faute tant soit peu considérable. Aux uns on fait sur la tête, avec un coutelas destiné pour cet usage, huit ou dix taillades qui pénètrent jusqu'au crâne, et on expose les autres tout nus aux ardeurs du soleil pendant plusieurs heures. Comme c'est par un ordre exprès du roi qu'ils sont punis de la sorte, après qu'ils y ont satisfait, leurs amis viennent les visiter les mains chargées de présents et les féliciter de ce qu'il a plu à Sa Majesté les châtier en père, comme ses chers enfants, et non pas les punir en juge sévère ou en maître irrité, comme ses esclaves. 

3 - Le prince Daen Maalé, frère du roi de Macassar, avait fui au Siam avec quelques centaines de compatriotes à la fin des années 1660 après la prise du sultanat par les Hollandais. Ils y furent bien accueillis et on leur attribua un terrain près d'Ayutthaya. On leur avait particulièrement désigné ce lieu-là à cause de la proximité du camp des Malais, qui sont de même religion qu'eux, c'est-à-dire mahométans, qui y ont quelques mosquées déjà bâties, et cela afin de ne rien oublier pour leur donner toutes sortes de douceurs et de consolation dans le malheur qui leur était arrivé. (Second voyage du père Tachard […], 1689, pp. 98-99).

Les Macassars ourdirent un premier complot contre le roi Naraï vers 1682, projetant de placer sur le trône le frère puîné du roi, puis de l'éliminer pour s'emparer de la Couronne. Daen fut-il à l'origine de cette conspiration ? Le journal des missionnaires implique au premier chef un Macassar qui est le second de son camp, lequel affirma avoir vu dans le ciel un signe qui annonçait de grands malheurs pour l'Islam, et engagea ses correligionnaires à se soulever pour défendre leur religion. Ayant sondé par ces discours-là l'esprit de ses compatriotes et les ayant disposés à tout entreprendre, il les gagna les uns après les autres et les fit consentir à se révolter contre le roi. Il gagna aussi le prince de son camp et quelques mandarins siamois. (Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, p. 194). La conspiration fut découverte avant d'être mise à exécution, et d'après le père Tachard, le roi se montra clément envers les conjurés : Il [le prince Daen] fit il y a cinq ans, une conspiration contre le roi de Siam, pour lui ôter la vie et pour mettre sur le trône le frère puîné de ce même roi. La trame en fut heureusement découverte, le monarque généreux pardonna non seulement à son frère, mais même au prince de Macassar, et à tous ses complices. (Guy Tachard, op. cit., p. 99).

En septembre 1686, le prince Daen fomenta un nouveau complot, à la sollication des princes de Champa réfugiés en cette cour comme lui, qui avaient résolu de couronner le plus jeune des frères de Sa Majesté et de lui proposer ensuite le turban ou la mort. Ils avaient, dit-on, résolu que quand même il aurait embrassé la loi mahométane, ils ne le laisseraient que quelque temps sur le trône, et qu'ensuite ils l'obligeraient d'en descendre pour y placer l'un d'entre eux à la pluralité des voix. (Guy Tachard, op. cit., p. 99). La révolte fut écrasée dans le sang, Daen Maalé fut tué, seuls ses deux fils, Daen Bourou et Daen Troulolo, âgés de 15 et 13 ans, furent épargnés. Pris en charge par les jésuites, ils furent envoyés en France et baptisés à Paris le 7 février 1688. Le roi fut parrain de l'aîné de ces deux frères, et Mme la Dauphine en fut la marraine. Il fut nommé Louis par M. le marquis de la Salle pour le roi, et par Mme la marquise de Bellefond pour Mme la Dauphine ; et le cadet fut nommé Louis Dauphin par M. le comte de Matignon, au nom de Mgr le Dauphin, et par Mme la comtesse de Maré, au nom de Madame. (Mercure Galant de mars 1688, p. 247-248).

S'il faut en croire André-François Deslandes-Boureau, auteur d'une Histoire de M. Constance (Amsterdam, Paris, 1756) rédigée à partir des mémoires de François Martin et des notes de son père, André Deslandes, directeur du comptoir de la Compagnie des Indes à Ayutthaya, le sort de ces deux princes exotiques ne fut guère brillant (pp. 29-30) : Louis XIV les vit, et comme il aimait les choses d'éclat, il ordonna qu'ils fussent employés dans la marine. Le sort de l'aîné fut bien triste : il se tua lui-même à coups de couteau. Pour le second que j'ai connu à Brest, il avait la couleur, l'air et les manières d'un nègre grossier. Jamais les jésuites n'ont fait une plus mauvaise emplette que d'avoir amené en France ces princes macassars. Ils déshonoraient l'humanité. Je dirai en passant qu'on a souvent été trompé à Paris et à la Cour par ces prétendus princes d'Asie et d'Afrique. On aurait dû rougir seulement de les présenter, à moins que ce ne fût comme des animaux extraordinaires.

Les témoignages français laissent planer un doute sur l'identité du frère du roi Naraï qui participa au complot. Tachard mentionne le frère puîné, qui pourrait désigner Chao Fa Apai thot (เจ้าฟ้าอภัยทศ), que le père De Bèze présentait comme un homme mal fait de corps, il avait les jambes de travers dont à peine pouvait-il se servir et était d'ailleurs d'un naturel fort emporté et fort adonné au vin. De Bèze confirmait d'ailleurs cette thèse : … soit que son naturel impétueux ne lui permît pas de se tenir en repos, soit que ses ennemis voulussent le perdre entièrement dans l'esprit du roi, on l'accusa d'avoir voulu conspirer avec les Malais contre sa personne, ce qui le fit entièrement renfermer dans le palais. (Mémoire du père de Bèze sur la vie de Constance Phaulkon […], Drans et Bernard, 1947, p. 68). Toutefois, pour le second complot de 1686, Tachard mentionne le plus jeune des frères de Sa Majesté, c'est-à-dire Chao Fa Noi (เจ้าฟ้าน้อย). Il est fort possible, et bien dans la tradition siamoise, que les deux frères – qui n'étaient que des marionnette entre les mains des Macassars – se soient impliqués, chacun à leur tour, dans des conjurations visant à détrôner leur père et à prendre possession de la Couronne. Quoi qu'il en soit, le coup de revolver évoqué par La Loubère ne tua ni l'aîné, ni le cadet. Ils furent tous deux exécutés sur ordre de Phetracha en juin 1688. 

4 - Ce second ambassadeur était Okluang Kanlay Rachamaïtri (ออกหลวงกัลยาราชไมตรี), populaire en France sous le titre de Uppathut.

ImageOkluang Kanlaya Rachamaïtri, connu en France sous le nom de Uppathut (อุปทูต : second ambassadeur).

Ooc, Loüang Calayanaraa Tchamaïtrioupathoud. Premier adjoint de l'Ambassadeur de Siam envoyé au Roy, homme âgé et qui a beaucoup d'Esprit. Il a été Ambassadeur du Roy de Siam avec l'Empereur de la Chine, et s'acquita fort bien de cette Ambassade. Ces Ambassadeurs partirent de Siam le 22 décembre 1685.Sur les trois heures du matin dans le Vaisseau du Roy nommé l'Oiseau,commandé par Mr. De Vaudricourt. Dessiné sur le naturel. A Paris, Chez Nolin, rue St. Jacques, à l'Enseigne de la Place des Victoires. Avec Privilège du Roy. 

5 - Cet Okphra Si Mahosot semble avoir été un poète réputé. On lui attribue un long poème rédigé dans les années 1680 en l'honneur du roi Naraï : Chalerm prakiat Phra Narai (เฉลิมพระเกียฅริพระนารายณ์). 

6 - La Loubère avait déjà évoqué Marino Martini (1614-1661), jésuite italien, l'un des premiers historiens et cartographes de la Chine, auteur d'une Histoire de la Chine

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18 mai 2020