Chapitre XII
De la musique et des exercices du corps

Page de la Relation de La Loubère
I. Les Siamois n'ont nul art dans le chant.

La musique n'est pas mieux entendue à Siam que la géométrie et l'astronomie. Ils font des airs par génie, et ils ne les savent pas noter (1). Ils n'ont ni cadence, ni tremblement non plus que les Castillans, mais ils chantent quelquefois comme nous sans paroles, ce que les Castillans trouvent fort étrange, et à la place des paroles ils ne disent que noï noï, comme nous disons lan lá la-ri. Je n'y ai pas remarqué un seul air dont la mesure fût à trois temps, au lieu que ceux-là sont sans comparaison les plus familiers aux Espagnols. Le roi de Siam entendit sans se montrer plusieurs airs de violon de nos opéras, et l'on nous dit qu'il ne les avait pas trouvés d'un mouvement assez grave : néanmoins le peuple siamois n'a rien de fort grave dans ses chants, et tout ce qu'ils jouent sur leurs instruments, même dans la marche de leur roi, est assez vif.

II. Ils n'ont pas diverses parties dans leurs concerts.

Ils ne connaissent pas plus que les Chinois la diversité des chants pour les diverses parties d'un corps de musique ; ils ne connaissent pas même la diversité des parties (2) ; ils chantent tous à l'unisson. Leurs instruments ne sont pas d'ailleurs bien recherchés, et il faut croire que ceux où il paraît quelque connaissance de la musique leur sont venus de dehors.

III. Leurs instruments - rebec.

Ils ont de mauvais petits rebecs (3) ou violons à trois cordes qu'ils appellent Trô (4) et des hautbois fort aigres qu'ils nomment piปี่ et les Espagnols chirimias (5). Ils n'en jouent pas mal, et ils les accompagnent du son de certains bassins de cuivre sur chacun desquels un homme frappe un coup avec un bâton court à certains temps de chaque mesure.

L'oreille les conduit sans que personne batte la mesure.

Ces bassins sont suspendus par un cordon, chacun à une perche posée en travers sur deux fourches qui sont debout. L'un s'appelle schoung-schangChongchang : โฉ่งฉ่าง, et il est plus mince, plus large et d'un son plus grave que l'autre qu'ils nomment congKhong : ฆ้อง (6).

IV. Le tlounpounpan.

À cela, il mêlent deux espèces de tambour, le tlounpounpanTalun pung pang ? : ตะลุงปุงปัง (7) et le tapônTaphon : ตะโพน. Le bois du tlounpounpan est de la grandeur de celui de nos tambours de basque, mais il est garni de peau des deux côté comme un vrai tambour, et de chaque côté du bois pend une balle de plomb à un cordon. Outre cela, le bois du tlounpounpan est traversé de part en part par un bâton qui lui sert de manche, et c'est par là qu'on le tient. On le roule entre ses mains comme un bâton de chocolatière, sinon qu'on tient le bâton de chocolatière renversé et le tlounpounpan tout droit, et par ce mouvement que je viens de dire, les balles de plomb qui pendent de chaque côté du tlounpounpan frappent de part et d'autre sur les deux peaux.

V. Le tapon.

Le Tapôn est de la figure d'un baril. On le porte par-devant, pendu au col par un cordon, et on le bat sur les deux peaux, de chaque main et à coups de poing (8).

VI. Instrument à timbres.

Ils ont un autre instrument composé de timbres qu'ils nomment patcongPhatkhong : พาทย์ฆ้อง (9). Les timbres sont mis tous de suite, chacun sur un bâton court et planté tout droit sur une demi-circonférence dee bois pareille aux jantes d'une petite roue de carrosse. Celui qui joue de cet instrument est assis au centre ou à la place du moyeu, les jambes croisées, et il frappe les timbres avec deux bâtons dont il tient l'un de la main droite et l'autre de la main gauche. Il me semble que cet instrument n'avait qu'une quinte redoublée d'étendue, mais certainement il n'y avait aucun demi-ton, ni rien pour étouffer le son d'un timbre lorsqu'on en frappait un autre.

VII. Concert qui suit le roi dans ses marches.

C'était un charivari de tous ces instruments ensemble, que la marche que l'on sonnait à l'entrée des envoyés du roi  on la sonne toute pareille à la suite du roi de Siam, et ce bruit, tout bizarre qu'il est, n'a rien de désagréable, principalement sur la rivière.

VIII. Accompagnement de la voix.

Ils accompagnent quelquefois la voix avec deux bâtons courts qu'il appellent crabkrap : กรับ (10) et qu'ils frappent l'un contre l'autre, et celui qui chante ainsi s'appelle tchang-capChangkhap : ช่างขับ. Ils le font venir la veille des noces avec plusieurs de ces instruments dont j'ai parlé. Le peuple accompagne aussi la voix, le soir dans les cours des logis, avec une espèce de tambour appelé tongThon : โทน (11). On le tient de la main gauche et on le frappe de temps en temps d'un coup de poing de la droite. C'est une bouteille de terre sans fond, et qui au lieu de fond est garnie d'une peau rattachée au goulet par des cordons.

IX. Trompettes et tambours.

Les Siamois aiment extrêmement nos trompettes ; les leurs sont petites et aigres, ils les appellent trêTrae : แตร, et ils ont outre cela de vrais tambours qu'ils appellent clongKlong : กลอง. Mais quoique leurs tambours soient plus petits que les nôtres, ils ne les portent point pendus à leur épaule ; ils les asseyent sur l'une des peaux et ils les battent sur l'autre, se tenant eux-mêmes assis les jambes croisées devant leurs tambours. Ils se servent aussi de cette sorte de tambour pour accompagner la voix, mais ils ne chantent guère avec ces accompagnements de tambours que pour danser.

X. Ils en ont de faux pour en faire parade.

Le jour de la première audience des envoyés du roi, il y avait dans la cour la plus intérieure du palais une centaine d'hommes prosternés, les uns tenant pour la montre de ces mauvaises petites trompettes qu'ils ne sonnaient point, et que je soupçonnai être de bois, et les autres ayant devant eux, chacun un petit tambour, sans le battre.

XI. Des exercices du corps.
)

Par tout ce que je viens de dire, il paraît qu'à quelques pratiques près, les mathématiques sont aussi négligées à Siam que les autres sciences. Ils n'ont pas plus en recommandation les exercices du corps que ceux de l'esprit. Ils ne savent ce que c'est que l'art de manier un cheval ; ils n'ont point d'armes, si leur roi ne leur en donne, et ce n'est qu'après qu'il leur en a données qu'ils peuvent en acheter. Ils ne s'exercent à les manier que par l'ordre de ce prince. Ils ne tirent jamais le mousquet debout, non pas même à la guerre ; ils mettent pour le tirer un genou à terre, et souvent ils achèvent de s'asseoir sur le talon, en étendant en avant l'autre jambe qu'ils n'ont point fléchie. À peine savent-ils marcher ou se tenir sur leurs pieds de bonne grâce ; ils ne tendent jamais bien leurs jarrets parce qu'ils sont accoutumés à les tenir tout à fait pliés. Les Français viennent de leur montrer à se tenir debout sous les armes, et jusqu'à l'arrivée des vaisseaux du roi à Siam, leurs sentinelles même s'asseyaient à terre. Loin de s'exercer à la course, ils ne marchent jamais purement pour se promener. La chaleur du climat fait en eux assez de dissipation. La lutte et le combat à coups de poing ou de coude y sont des métiers de bateleur. La course des balons est donc leur seul exercice. La rame et la pagaie sont en ce pays-là, dès l'âge de quatre à cinq ans, le métier de tout le monde, aussi peuvent-ils pagayer trois jours et trois nuits presque sans se reposer, quoiqu'ils ne supportent guère aucun autre travail.

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XI. De ce que les Siamois
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XIII. Des arts exercés par
les Siamois.

NOTES

1 - Les musiques thaïlandaises ont traditionnellement été transmises du maître à l'élève par le biais de l'enseignement par cœur. Plutôt que de fournir une histoire de la musique, une théorie systématique et d'autres instructions verbales – la pratique normale en Occident –, les maîtres jouent simplement de courts schémas que l'élève doit reproduire et mémoriser. Lorsque le passage est su, le maître passe au suivant. (Terry E. Miller, The Theory and Practise of Thai Musical Notation, Journal of the Society for Ethnomusicology, N° 36.2, 1992, pp.197). Les premières notations de la musique traditionnelle thaïe furent tentées au début du XXe siècle par Luang Pradit Phairo (หลวงประดิษฐไพเราะ) (1881-1944) , tant dans le système occidental que par des notations chiffrées. Voir également sur ce sujet : Pamela Myers-Moro, Musical Notation in Thailand, Journal of the Siam Society, vol 78.1, 1990, pp.101-108.

Ici s'intercale une chançon siamoise notée sans doute par un des trois musiciens qui accompagnaient l'expédition :

ImageChanson siamoise. 

2 - Il est évident que la conception verticale de la musique ne peut se concevoir que dans un système tempéré. Je reproduis ici quelques paragraphes du premier chapitre de l'Histoire de la musique d'Henri Vuillermoz (Fayard, 1979, pp. 4-5) : L'Orient et l'Occident, après avoir cheminé quelque temps de compagnie, se séparèrent à un carrefour pour suivre des routes différentes. Obéissant à cet appétit de découverte, à cette soif de nouveauté, à ce besoin de perfectionnement que nous avons signalés, les deux faces du monde cherchèrent le progrès dans des voies opposées. Tandis que l'Occident découvrait la saisissante formule de la superposition de plusieurs sons entendus simultanément, l'Orient, fidèle à la technique de la monodie, demandait à ses chanteurs et à ses instrumentistes de chercher le raffinement de l'expression dans l'infinie subdivision de l'intervalle.

À l'Ouest, on construisit de solides blocs de musique. Après avoir taillé géométriquement, à larges pans, comme des moellons, les sept degrés de la gamme diatonique, on les aligna et on les empila les uns sur les autres d'après des lois architecturales savamment établies qui s'appelèrent le contrepoint et l'harmonie. Et l'on éleva ainsi de splendides édifices sonores.

À l'Est, on ne songea pas à équarrir le son : on le tréfila. On s'appliqua minutieusement à l'étirer, à l'amenuiser avec une délicatesse extrême pour que le passage d'une des sept notes à sa voisine soit aussi insensible que les dégradés reliant entre elles les sept couleurs de l'arc-en-ciel. Au lieu de se solidifier, la musique devint une irisation et un chatoiement aux frontières de l'impalpable et de l'impondérable. Pas de matériaux standards, pas de constructions à deux, quatre ou dix étages : un simple fil de soie diapré qui se déroule et ondule imperceptiblement, mais dont chaque millimètre s'imprègne d'un monde de sentiments et de sensations.

Si les sons des différents instruments se superposent dans la musique thaïlandaise, il ne s'agit évidemment pas d'une musique polyphonique, mais plutôt d'une musique « stratifiée ». 

3 - Instrument à cordes frottées dérivé du rebeb arabe, et très en faveur au Moyen Âge et à la Renaissance. C'était déjà un instrument ancien à la fin du XVIIe siècle, où il avait été supplanté par le violon.

ImageRebec. 

4 - Cet instrument se nomme so (ซอ) en thaï. Certains, comme le so duang (ซอด้วง) n'ont que deux cordes, d'autres, tels le so sam sai en ont trois, mais nous n'avons trouvé aucun instrument nommé trô. Il s'agit vraisemblablement d'une mauvaise transcription.

ImageSo duang, sorte de violon à deux cordes.
ImageLe princesse Maha Chakri Sirindhorn jouant du So sam sai, sorte de violon à trois cordes. 

5 - Les chalémies, ancêtres du hautbois, étaient des instruments de perce conique à anche double originaires de l'Espagne musulmane, très utilisés au Moyen Âge et à la Renaissance. Les pi siamois, dont il existe une dizaine de variétés, peuvent être effectivement assimilés à cette famille, tout comme les bombarbes bretonnes ou les zurnas arabes.

ImagePi nok, pi khlang, pi nai, trois variétés de hautbois siamois. 

6 - Il s'agit manifestement de gongs. Nous n'avons pu identifier le chongchang, adjectif qui selon le dictionnaire du Royal Institute signifie : qui résonne comme des bruits de métaux qui se heurtent. Le khong est le nom générique des gongs, dont il existe de nombreuses variétés. 

7 - Ce mot ressemble fort à une onomatopée. L'instrument siamois s'appelle en réalité bantha (บัณเฑาะว์), dérivé des damaru indiens.

ImageDamaru (bantha).
ImageTaphon. 

8 - Ce chapitre est illustré par une gravure que nous reproduisons ci-après :

ImageInstruments d'accompagnement pour la musique. 

9 - L'illustration du phatkhong se trouve dans le tome 2, p. 128.

ImagePhatkhong.
ImagePhatkhong moderne. 

10 - L'un des idiophones les plus anciens et les plus rudimentaires, qu'on retrouve sous des formes diverses dans toutes les musiques primitives et sous toutes les latitudes. À rapprocher des claves de la musique sud-américaine. 

11 - Le thon, apparenté à la darbouka, est un vase de bois ou de céramique étranglé en son milieu et recouvert à l'une de ses extrémités d'une membrane. Il est généralement associé au rammana (รำมะนา), sorte de tambourin qui produit un son plus aigu.

ImageThon et rammana. 
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Page mise à jour le
18 mai 2020