Chapitre II
Du peuple siamois

Page de la Relation de La Loubère
I. Le peuple siamois est une milice.

Le peuple siamois est une milice où chaque particulier est enrôlé. Ils sont tous soldats, en siamois tahanThahan : ทหาร et doivent tous six mois de service par an à leur prince. C'est au prince à les armer et à leur donner des éléphants ou des chevaux, s'il veut qu'ils servent ou sur des éléphants, ou à cheval ; mais c'est à eux à s'habiller et à se nourrir. Et comme le prince n'emploie jamais tous ses sujets dans ses armées, et que souvent il ne met point d'armée aux champs, encore même qu'il soit en guerre avec quelqu'un de ses voisins, il emploie à tel travail ou à tel service qu'il lui plaît, pendant six mois par an, ceux de ses sujets qu'il n'emploie pas à la guerre (1).

II. Il est compté et divisé en gens de main droite et de main gauche.

C'est pourquoi, afin que personne n'échappe au service personnel du prince, on tient un compte exact du peuple. Il est divisé en gens de main droite et en gens de main gauche, afin que chacun sache de quel côté il doit se ranger dans ses fonctions.

III. Et par bandes.

Et outre cela, il est divisé par bandes (2), dont chacune a son chef qu'ils appellent náïNai : นาย, si bien que ce mot de náï est devenu un terme de civilité que les Siamois se donnent réciproquement les uns aux autres, comme les Chinois s'entre-donnent le titre de maître, c'est à dire de précepteur.

IV. Quelle différence il y a entre bande et compagnie.

J'ai dit que le peuple siamois est divisé par bandes plutôt que par compagnies, parce que le nombre des soldats d'une même bande n'est pas fixe, et parce que tous ceux d'une même bande ne sont pas toujours d'une même compagnie à l'armée, et j'ai dit que náï voulait dire chef, quoiqu'on le traduise par le mot de capitaine, parce que le náï ne mène pas toujours sa bande à la guerre non plus qu'aux corvées : son soin est de fournir autant de gens de sa bande qu'on lui demande, soit pour la guerre, soit pour les corvées.

V. Les enfants sont de la bande de leurs parents.

Les enfants sont de la bande de leurs parents, et si les parents sont de différentes bandes, les enfants en rang impair sont de celle de la mère et les enfants en rang pair sont de celle du père, pourvu néanmoins que le náï de la mère ait été averti du mariage et qu'il y ait donné son consentement ; autrement les enfants seraient tous de la bande de la mère.

VI. Les talapoins et les femmes sont exempts de service, et néanmoins sont enrôlés, et pourquoi.

Ainsi, quoique les talapoins et les femmes jouissent de toute exemption de service, comme ne pouvant être estimés soldats, ils ne laissent pas d'être couchés sur les rôles du peuple : les talapoins parce qu'ils peuvent revenir quand ils veulent à la condition séculière, et qu'alors ils retombent sous le pouvoir de leur náï naturel ; les femmes parce que leurs enfants sont de leur bande, ou tous, ou la plus grande partie comme j'ai dit.

VII. Les avantages des náï.

C'est un des privilèges du náï de pouvoir prêter à son soldat plutôt que tout autre et de pouvoir satisfaire le créancier de son soldat afin de faire de son soldat son esclave quand il se trouve insolvable. Comme le roi donne un balon à chaque officier avec une certain nombre de pagayeurs, et comme ce sont les officiers qui sont aussi les náï, chaque officier a son pagayeur dans sa bande. Il les marque au poignet en dehors avec un fer chaud et de l'encre par-dessus, et ces sortes de domestiques s'appellent báoBao : บ่าว. Mais pas un de ces báo ou pagayeurs ne doit à son náï que ce service, et ne le lui doit que six mois par an ; c'est pourquoi ils sont relayés de six en six mois, ou par mois, comme il plaît au náï. Le náï a aussi quelques fonctions dans les procès, comme nous verrons.

VIII. Ce que sont à Siam les dignités de Pa-yà, d'oc-yà, et les autres.

Or plus sa bande est nombreuse, plus il est estimé puissant, les charges et les emplois n'étant importants à Siam que par cet endroit. Les dignités de Pa-yàPhraya : พระยา, d'Oc-yàOkya : ออกญา, d'Oc-práOkphra : ออกพระ, d'Oc-loüangOkluang : ออกหลวง, d'Oc-counneOkkhun : ออกขุน, d'Oc-meüingOkmuen : ออกหมื่น et d'Oc-panOkpan : ออกพัน sont sept degrés de ces náï (3). Il est vrai qu'aujourd'hui le titre d'Oc-pan est hors d'usage. PanPhan : พัน veut dire mille, et il était censé qu'un Oc-pan était un chef de mille hommes. MeüingMuen : หมื่น veut dire dix mille, et il est censé qu'un Oc-meüing est un chef de dix mille hommes, non qu'en effet cela soit ainsi, mais c'est qu'aux Indes on grossit les titres. On ne m'a pas su dire la juste signification de ces mots, Pa-yà, Oc-yà, Oc-prá, Oc-loüang, Oc-counne, ni combien d'hommes sont assignés à chacune de ces cinq dignités, mais il y a de l'apparence que comme les mots de pan et de meüing sont des termes de nombre, les autres le sont aussi (4).

IX. Du mot oc.

Le mot OcOk : ออก semble vouloir dire chef, car ils ont un autre titre sans fonction, savoir Oc-meüangOk mueang : ออกเมือง, qui semble vouloir dire Chef de ville, en ce que meüang veut dire ville, et en ce qu'il faut avoir été fait Oc-meüang avant que d'être fait effectivement gouverneur, qu'ils appellent tcháou-meüangChao mueang : เจ้าเมือง, Seigneur de ville.

X. Ce mot n'est pas siamois, et comment ils en usent.

Mais ce mot oc n'est pas siamois (5) : Chef en siamois se dit hoüáHua : หัว, et ce mot hoüá veut dire proprement la tête. De là vient hoüá sipHua sip : หัวสิบ, chef de dix, qui est, comme je l'ai dit ailleurs, le titre de celui qui monte un éléphant sur la croupe. De même, on appelle hoüá panHua phan : หัวพัน , c'est-à-dire chef de mille, celui qui porte l'étendard royal dans le balon où est le roi, comme s'il avait mille hommes sous lui. Pour revenir au terme d'oc, un supérieur ne le donne jamais à un inférieur. Ainsi le roi de Siam parlant à Oc-prá Pipitcharatcha (6), par exemple, ne dira pas Oc-prá Pipitcharatcha, mais seulement Prá-Pipitcharatcha ; un homme disant lui-même ses titres supprimera aussi ce terme d'oc par modestie ; et enfin le moindre du peuple, en parlant des plus hauts officiers, omettra fort bien le mot oc, et dira, Yà yumratYa yomma ratcha : ญายมราช, par exemple, pour Oc-yà yumrat, Meüing VáïMuen wai : หมื่นไวย pour Oc-meüing Váï.

XI. Du mot Pa-yà.

Les Portugais ont traduit le mot de Pa-yà (7) par celui de prince, non à mon avis pour le bien savoir, mais parce qu'ils ont vu donner ce titre aux princes et que même le roi de Siam se le donne ; mais il le donne aussi quelquefois à des officiers de sa cour qui se sont pas princes, et il ne le donne pas toujours à des princes de naissance. Les seigneurs de la cour du grand Mogol s'appellent selon Bernier Hazary, Dou-hazary, Penge, hecht, et Deh-hazary, c'est-à-dire Mille, Deux mille, Cinq, Huit et Dix mille, comme qui dirait Seigneurs à autant de milliers de chevaux, quoique réellement ils n'en doivent ni entretenir, ni commander un si grand nombre. Le fils aîné même du grand Mogol s'appelait, dit-il, Douze mille, comme s'il eût eu le commandement effectif de douze mille chevaux. Il n'y aurait donc rien d'étrange que les sujets du roi de Siam étant estimés soldats, comme ceux du grand Mogol sont estimés cavaliers, on eût pris également dans les deux cours des termes de nombre pour exprimer les plus hautes dignités et pour nommer les princes mêmes. Je ne puis pourtant assurer que cela soit ainsi à Siam, parce que je sais seulement que les noms de pan et de müing sont des termes siamois et numéraux ; mais quant aux autres noms de dignités dont j'ai parlé, on m'a dit qu'il sont pali et qu'on ne les entend point. Je sais qu'au pays de Láos, les dignités de Pa-yà et de Meüing et l'épithète si honorable de Prá sont en usage ; peut-être aussi que les autres termes de dignité sont communs aux deux nations, ainsi que les lois.

XII. Six ordres de villes à Siam.

Par rapport aux six dignités (car celle d'Oc-pan n'est plus en usage, comme j'ai dit), il y a aujourd'hui à Siam six ordres de villes, qui ont été déterminés autrefois sur les rôles des habitants, de sorte que telle ville, qui se trouva pour lors fort peuplée, eut pour gouverneur un Pa-yà, et telle qui l'était moins eut un Oc-yà, et les autres eurent ainsi d'autres dignités à proportion des habitants qu'elles contenaient. Mais il n'est pas nécessaire de croire que ces villes aient jamais été aussi peuplées que les titres de leurs gouverneurs le pouvaient porter, parce, comme je l'ai souvent dit, que ces peuples sont fort fastueux dans les titres. Seulement les plus grands titres furent donnés aux gouverneurs des plus grosses villes, et les moindres titres aux gouverneurs des moins habitées. Ainsi la ville de Mê-TacMae Tak : แม่ตาก, dont j'ai parlé au commencement, eut un gouverneur qu'on appela Pa-yà-TacPhraya Tak : พระยาตาก, et le mot de Mae : แม่, qui veut dire mère, et qu'on joint à celui de Tac, semble signifier que la ville de Mê-Tac était fort grande. La ville de PorseloucPhitsanulok (พิษณุโลก) dans le nord de la Thaïlande avait aussi un Pa-yà. Ténassérim, La ville de LigorNakhon Si Thammarat (นครศรีธรรมราช) dans le sud de la Thaïlande, CorázemaNakhon Ratchasima (นครราชสีมา) dans le nord-est de la Thaïlande et d'autres ont encore aujourd'hui des Oc-yà. De moindres comme PipeliPhetchaburi (เพชรบุรี) dans le centre de la Thaïlande et Bancok ont des Oc-prá, d'autres ont des Oc-loüang ou des Oc-counnes, et les moindres de toutes ont des Oc-meüing. Les Portugais ont traduit ces titres à leur fantaisie par ceux de roi, de vice-roi, de duc, de comte, de marquis. Ils ont donné le titre de royaume à Métac, à Ténassérim, à Porselouc, à Ligor, et même à Pipeli, soit à cause des titres de leurs gouverneurs héréditaires, soit pour avoir été, comme Pipeli, la demeure des rois de Siam, et ils ont donné aux rois de Siam le titre d'empreur, parce que les Espagnols ont cru de tout temps que le titre d'empereur se doit donner aux rois qui ont d'autres rois pour feudataires. De sorte que par cette seule raison, quelques rois de Castille ont porté le titre d'empereur, donnant à leurs enfants le titre de rois de divers royaumes qui étaient unis à leur Couronne.

XIII. Les dignités des Siamois ne sont pas attachées aux seuls gouvernements de ville ou de province.

Pour revenir aux titres des Siamois, ils ne se donnent pas seulement aux gouverneurs, mais à tous les officiers du royaume, parce qu'ils sont tous des Náï, et l'on ne joint pas toujours le même titre au même office. Le barcalon, par exemple, a eu quelquefois celui de Pa-yà, à ce qu'on m'a dit, et aujourd'hui il n'a que celui d'Oc-yà. Que si un homme a deux offices, il peut avoir deux titres différents par rapport à ses deux offices, et il n'est pas rare qu'un seul homme ait deux offices, l'un dans la ville et l'autre dans la province, ou bien l'un en titre et l'autre par commission. Ainsi Oc-yà Prâ-sedetOkya Phra Sadet : ออกญาพระเสด็จ, qui est gouverneur de la ville de Siam en titre, est aujourd'hui Oc-yà BarcalonOkya Phra Khlang : ออกญาพระคลัง par commission, le roi de Siam y trouvant son compte parce qu'il ne donne pas pour cela à un officier double entretien.

XIV. Les équivoques que cela fait dans les relations.

Or cette multiplication d'offices sur une même tête fait beaucoup d'obscurité et d'équivoques dans les relations anciennes de Siam, parce que dès qu'un homme a deux offices, il a deux titres et deux noms, et quand la relation porte qu'un tel Oc-yà, par exemple, se mêlait de telle chose, on est porté à croire que la relation a nommé cet Oc-yà par le titre de la fonction qu'elle lui attribue, et souvent elle l'a nommé par le titre d'un autre office. Ainsi si une relation du royaume de France faite par un Siamois portait que Mgr le duc du Maine est général des Suisses, les Siamois se pourraient persuader mal à propos que tout général des Suisses porte le titre de duc du Maine. Et c'est ce que j'avais à dire touchant le peuple de Siam.

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III. Des officiers du royaume de Siam
en général.

NOTES

1 - La société siamoise, très hiérarchisée, était organisée en quatre classes, chacune définie par des liens d'autorité et de subordination. La valeur de chaque individu était fixée par le sadkina (ศักดินา), un système féodal qui attribuait à chacun un nombre symbolique de surface de terrain (rai : ไร่) en fonction de sa position sociale, de la charge qu'il exerçait, etc.

Parallèlement à ce système civil existait une hiérarchie spécifique pour les ecclésiastiques. Chaque moine était crédité d'un sakdina en fonction de l'importance de sa charge dans la communauté et de sa connaissance des textes sacrés. Ainsi un novice sans connaissance avait un sakdina de 200, le supérieur d'un temple important pouvait bénéficier d'un sakdina de 2 400, voire davantage.

Les roturiers les plus privilégiés, attachés à un noble ou à un prince, (phrai som), n'étaient pas astreints aux corvées, ou seulement pour une très courte durée. Il n'en était pas ainsi pour les roturiers du rang le plus bas, les phrai luang qui pouvaient être astreints à six mois de service, voire davantage. Toutefois, ils pouvaient s'en affranchir en acquittant une contrepartie en nature ou en espèces (ngoen kha ratchakhan : เงินค่าราชการ). On les appelait alors phrai suay (ไพร่ส่วย). Ils pouvaient également être affectés à l'armée, ils étaient dans ce cas phrai thahan (ไพร่ทหา).

Les corvées d'État et l'esclavage furent abolis par le roi Chulalongkorn en 1905. Le système féodal ne fut aboli qu'après le coup d'État de 1932, mais reste encore profondément ancré dans l'inconscient collectif thaïlandais. 

2 - Selon Furetière, bande se disait autrefois des troupes de l'infanterie française. Il faut le prendre ici dans le sens de régiment, krom (กรม) en thaï. 

3 - Le Dictionnaire de l'Institut royal de Thaïlande 2011, p.651, indique huit niveaux hiérarchiques dans le système féodal siamois :

Francis H. Giles (A Critical Analysis of van Vliet's Historical Account, Journal of the Siam Society vol 30.3, 1938, p. 353), relève 14 degrés hiérarchiques, en considérant les niveaux précédés du préfixe Ok. Ces niveaux supplémentaires dans la liste de Giles n'altèrent pas l'articulation générale de celle de l'Institut royal de Thaïlande.

4 - Déduction erronée. Seuls pan (mille) et muen (dix mille) sont des nombres dans les titres de noblesse siamois. 

5 - Tout comme La Loubère, Francis H. Giles s'est interrogé sur ce mot Ok, dont l'origine – siamoise ou cambodgienne – demeure incertaine : J'ai tendance à penser, écrit-il, que le mot Ok (ออก) est un mot purement thai ayant la signification de grand, excellent, honorable, qui était employé autrefois pour s'adresser à des personnes d'un rang plus élevé que le sien. Au fil du temps, ce mot fut utilisé en combinaison avec d'autres pour constituer un titre dans la hiérarchie officielle. Le mots Ok d'autrefois avait la même que valeur que notre Khun (คุณ) actuel. (Op. cit. p.358). [Khun, suivi du nom de la personne à laquelle on s'adresse, est le mot de politesse ayant la valeur de nos Monsieur, ou Madame]. 

6 - Phra Phetracha, alors général en charge des éléphants royaux, qui initiera le coup d'État de 1688 et usurpera le trône à la mort du roi Naraï. Voir sur ce site la page qui lui est consacrée : Phetracha

7 - La transcription de La Loubère pourrait faire hésiter entre deux titres : Phraya (พระยา) et Phia (เพี้ย), un ancien titre de noblesse porté dans le royaume de Lanna, partie de l'actuel Laos. Nous pensons qu'il faut privilégier le premier. 

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Page mise à jour le
18 mai 2020