Chapitre XVII
Des talapoins et de leurs couvents

Page de la Relation de La Loubère
I. Origine du mot pagode.

Ils vivent dans des couvents (1) que les Siamois appellent VatWat : วัด, et ils servent des temples que les Siamois appellent PihanWihan : วิหาร et les Portugais Pagode, du mot persan Poutghéda, qui veut dire Temple d'idoles (2) ; mais les Portugais emploient le mot de pagode pour signifier également l'idole et le temple (3).

II. Description des couvents des talapoins.

Le temple et le couvent occupent un fort grand terrain carré entouré d'une clôture de bambou. Au milieu du terrain est le temple, comme au lieu estimé le plus honorable dans leurs campements, et aux extrémités de ce terrain et le long de la clôture de bambou sont rangés les cellules des talapoins, comme des tentes de l'armée, et quelquefois les rangs en sont doubles ou triples. Ces cellules sont de petites maisons isolées et élevées sur des piliers, et celle du supérieur est de même, mais un peu plus grande et un peu plus haute que les autres. Les pyramides sont près du temples et tout autour, et le terrain que le temple et les pyramides occupent, outre qu'il est élevé, est enfermé entre quatre murs : mais depuis ces murs jusqu'aux cellules, il reste encore un grand terrain vide qui est comme la cour du couvent. Quelquefois, ces murs sont tout nus et ne servent que de clôture au terrain qu'occupent le temple et les pyramides ; quelquefois, le long de ces murs, il y a des galeries couvertes, de la figure de celles qu'on appelle le cloître dans nos maisons religieuses, et sur un contre-mur à hauteur d'appui qui règne le long de ces galeries, ils posent tout de suite et près à près un grand nombre d'idoles quelquefois dorées.

III. Ils ont des cellules pour les talapouines.

Quoiqu'il y ait à Siam des talapoüines, c'est-à-dire des femmes qui observent en la plupart des choses la règle des talapoins, elles n'ont pas néanmoins d'autres couvents que ceux des talapoins mêmes, les Siamois estimant que l'âge avancé de toutes ces femmes, car il n'y en a pas de jeunes, est une caution suffisante de leur continence. Il n'y a pas, à la vérité, des talapoüines dans tous les couvents, mais dans ceux où il y en a, leurs cellules sont le long de l'un des côtés de la clôture de bambou dont j'ai parlé, sans être autrement séparées de celles des talapoins.

IV. Comment les enfants talapoins sont logés.

Les NenNen : เณร, ou enfants talapoins, sont dispersés, un, deux ou trois dans chaque cellule de talapoin, et ils servent le talapoin chez qui ils logent, c'est-à-dire auprès de qui ils ont été mis par leurs parents, si bien que quand un talapoin a deux ou trois Nen, il n'en reçoit pas davantage. Ces Nen, au reste, ne sont pas tous jeunes ; il y en a qui vieillissent dans cette condition, qui n'est pas censée entièrement religieuse, et ils appellent TatenTathen : ตาเถร le plus vieux de tous. C'est à lui, entre autres choses, à arracher les herbes qui croissent dans le terrain du couvent, ce que les talapoins ne peuvent, à leur avis, faire eux-mêmes sans péché.

V. Salles du couvent.

L'école des Nen est une salle de bambou isolée, et outre cette salle, il y en a toujours quelque autre, aussi isolée, où le peuple porte ses aumônes au jours que le temple est fermé et où les talapoins s'assemblent pour leurs conférences ordinaires.

VI. Le clocher.

Le clocher est une tour de bois aussi isolée, ils l'appellent ho-racangHo rakhang : องค์ระฆัง, c'est-à-dire tour de la cloche, mais la cloche n'a point de battant de fer. Ils la frappent avec un marteau de bois pour la sonner, et ce n'est qu'à la guerre ou pour des choses de guerre qu'ils frappent leurs bassins et autres instruments d'airain ou de cuivre avec des marteaux de fer.

VII. Des supérieurs.

Chaque couvent est sous la conduite d'un supérieur appelé Tcháou-VatChao wat : เจ้าวัด, c'est-à-dire Seigneur ou Maître du couvent, mais tout les supérieurs ne sont pas d'une égale dignité. Les plus honorables sont ceux qu'ils appellent sancratSangkharat : สังฆราช, et le sancrat du couvent du palais est le plus révéré de tous. Nul supérieur, néanmoins, ni nul sancrat n'a autorité ni juridiction sur un autre. Ce corps serait trop à craindre s'il n'avait qu'une tête et s'il agissait toujours de concert et par les mêmes maximes.

VIII. Des sancrats.

Les missionnaires ont comparé les sancrats à nos évêques, et les simples supérieurs à nos curés, et ils ont du penchant à croire que ce pays-là a eu autrefois des évêques chrétiens auxquels les sancrats ont succédé. Il n'y a, à la vérité, que les sancrats qui puissent faire des talapoins, comme il n'y a que les évêques qui puissent faire des prêtres. Mais d'ailleurs, les sancrats n'ont aucune juridiction ni aucune autorité, ni sur le peuple, ni sur les talapoins qui ne sont pas de leur couvent, et on ne m'a pu dire qu'ils aient quelque caractère particulier qui les fasse sancrats, sinon en ce qu'ils sont supérieurs de certains couvents destinés à des sancrats. Tout couvent donc destiné à un sancrat est distingué des autres couvent où il n'y a que de simples supérieurs par des pierres plantées autour du temple et près de ses murs, dont chacune est double et a quelque ressemblance, mais bien éloignée, avec une mitre posée sur un piedestal. J'en ai mis la figure dans l'estampe de celle d'un temple (4). Leur nom en siamois est SemáSema : เสมา (5). Or c'est cette ressemblance telle qu'elle de ces pierres avec des mitres qui est le principal fondement du soupçon qu'ont les missionnaires, que les sancrats peuvent avoir succédé à des évêques. Plus il y a de ces pierres autour d'un temple, plus le sancrat est censé élevé en dignité, mais il n'y en a jamais moins de deux, ni plus de huit. L'ignorance où sont les Siamois de ce que ces pierres signifient a réduit les missionnaires à en chercher l'origine dans le christianisme.

IX. Honneurs des sancrats.

Le roi de Siam donne aux principaux sancrats un nom, un parasol, une chaise et des hommes pour la porter, mais les sancrats ne se servent guère de cet équipage que pour aller chez le roi, et ce ne sont jamais des talapoins qui portent la chaise. Le sancrat du palais s'appelle aujourd'hui Prá-ViriatPhra Wanrat : พระวันรัต.

X. Esprit de cet institut.

L'esprit de l'institut des talapoins est de se nourrir des péchés du peuple, de mener une vie pénitente pour les péchés de ceux qui leur font l'aumône et de vivre d'aumônes. Ils ne mangent pas en communauté, et encore qu'ils soient fort hospitaliers envers les séculiers qui ont recours à eux, et même à l'égard des chrétiens, il leur est pourtant défendu de se faire part des aumônes qu'ils reçoivent, ou au moins de s'en faire part sur-le-champ, parce que chacun d'eux étant censé faire assez de pénitence n'a nul besoin de racheter ses péchés en faisant l'aumône à son compagnon, et peut-être a-t-on voulu aussi les obliger tous à la fatigue de la quête. Il n'est pas néanmoins défendu à un talapoin de rien donner jamais à son confrère ou de l'assister dans un véritable besoin. Ils ont deux loges, une à chaque côté de leur porte, pour recevoir les passants qui cherchent un gîte chez eux.

XI. Il y a deux sortes de talapoins.

Il y a deux sortes de talapoins à Siam, comme dans tout le reste des Indes. Les uns vivent dans les bois (6), et les autres dans les ville, et ceux des bois mènent, dit-on, une vie qui paraîtrait intolérable et qui la serait sans doute en des pays moins chauds que Siam ou que la Thébaïde d'Égypte.

XII. Ils sont obligés au célibat sous peine du feu.

Tous, c'est-à-dire ceux des villes et ceux des bois, doivent sous peine du feu garder exactement le célibat tandis qu'ils demeurent dans leur profession, et le roi de Siam, à la juridiction duquel ils ne se sont point soustraits, ne leur fait point de grâce sur ce chapitre, car comme ils ont de grands privilèges, et qu'entre autres choses ils sont exemptés des six mois de corvées, il lui importe que la profession de talapoin ne devienne pas tout à fait commode, de peur que tous ses sujets ne l'embrassent.

XIII. Et à certaine littérature sous peine d'être chassé du couvent.

Même pour diminuer le nombre de ces privilégiés, il les fait examiner de temps en temps sur leur savoir qui regarde la langue pali et ses livres, et quand nous arrivâmes en ce pays-là, il venait d'en réduire plusieurs milliers à la condition séculaire parce qu'ils n'avaient pas été trouvés assez savants. Leur examinateur avait été Oc-loüang SouraçacOk-luang Sorasak : ออกหลวงสรศักดิ์ (7), jeune homme de vingt-huit à trente ans, fils de cet Oc-prá PipitcharatchaOk-phra Phiphit Racha : ออกพระพิพิธราชา que j'ai dit qui commande les éléphants (8) : mais les talapoins des forêts avaient refusé de subir l'examen d'un séculier et ne consentaient d'être examinés que par quelqu'un de leurs supérieurs.

XIV. Ils élèvent la jeunesse et instruisent le peuple.

Ils élèvent la jeunesse, comme j'ai dit, et ils expliquent au peuple leur doctrine selon qu'elle est écrite en leurs livres pali. Ils prêchent le lendemain de toutes les nouvelles et de toutes les pleines lunes, et le peuple est toujours assez assidu aux temples. Quand le lit de la rivière est plein de l'eau des pluies, jusqu'à ce que l'inondation commence à baisser, ils prêchent tous les jours depuis six heures du matin jusqu'au dîner, et depuis une heure après midi jusqu'à cinq heures du soir. Le prédicateur est assis les jambes croisées dans un fauteuil élevé et plusieurs talapoins se relaient les uns les autres dans cet office.

XV. Ce métier est lucratif.

Le peuple approuve la doctrine qu'on lui prêche par ces mots pali, Sa-tou-saSathu sa : สาธุสะ, qui veulent dire Ouï Monseigneur, ou par d'autres siamois qui reviennent au même sens ; et puis il donne l'aumône au prédicateur, et ceux qui prêchent souvent, non seulement en ce temps-là, mais durant tout le cours de l'année, deviennent aisément riches.

XVI. Du carême des talapoins.

Or c'est en ce temps-là que les Européens ont appelé le carême des talapoins (9). Leur jeûne est de ne rien manger depuis midi, hormis qu'ils peuvent mâcher du bétel, mais quand même ils ne jeûnent pas, ils ne mangent depuis midi que du fruit. Les Indiens sont naturellement si sobres qu'un jeûne de quarante jours, et même de cent, ne leur paraît pas incroyable. Twist, auteur hollandais (10), rapporte dans sa Description des Indes, que l'expérience a certainement fait voir qu'il y a des Indiens qui peuvent jeûner vingt, trente et quarante jours sans rien prendre qu'un peu de liqueur mêlée de quelque bois amer mis en poudre. Les Siamois m'ont cité l'exemple d'un talapoin qu'ils prétendent avoir jeûné 107 jours sans rien manger. Mais quand j'ai sondé leur pensée là-dessus, j'ai trouvé qu'ils attribuaient ce jeûne à magie, et pour me le prouver, ils ajoutaient qu'il était facile de vivre de l'herbe des champs pourvu qu'on soufflât dessus et qu'on dît certaines paroles qu'ils ne savaient pas, ou qu'ils disaient que d'autres savaient.

XVII. Veille des Siamois dans les champs, et l'estime que le peuple en fait.

Après la récolte du riz, les talapoins vont pendant trois semaines veiller les nuits au milieu des champs sous de petites huttes de feuillages rangées en carré, et le jour ils reviennent visiter le temple et dormir dans leurs cellules. La hutte du supérieur est au milieu des autres et plus élevée. Ils ne font point de feu la nuit pour écarter les bêtes féroces, comme tous ceux qui voyagent dans les bois de ce pays-là ont accoutumé d'en faire et comme on en faisait autour des tabanques où nous logions, si bien que le peuple regarde comme un miracle que les talapoins ne soient pas dévorés, et je ne sais quelle précaution ils y apportent, hormis celle de s'enfermer dans un parc de bambou. Mais sans doute ils choisissent des lieux peu exposés, éloignés des bois et où les bêtes féroces ne sauraient arriver avec la faim, mais après avoir trouvé beaucoup à manger, car c'est la saison où il y a beaucoup de fourrage sur la terre. Le peuple admire aussi la sûreté dans laquelle vivent les talapoins des forêts, car ils n'ont ni couvent ni temple pour se retirer. Il croit que les tigres, les éléphants et les rhinocéros les respectent et leur lèchent les pieds et les mains quand ils en trouvent quelqu'un d'endormi ; mais ceux-ci peuvent faire du feu de bambou pour se garantir de ces animaux, ils peuvent coucher dans des forts bien épais, et d'ailleurs quand le peuple trouverait les restes d'un homme dévoré, ils ne présumerait jamais que ce fût d'un talapoin, et quand il n'en pourrait douter, il présumerait que ce talapoin aurait été méchant et ne laisserait pas de croire que les bêtes respectent les bons. Et il faut bien aussi que les forêts ne soient pas si dangereuses qu'ils disent, puisque tant de familles y cherchent un asile contre la domination.

XVIII. Les talapoins ont un chapelet.

Je ne sais au reste ce que les talapoins prétendent, ni par cette veille, ni par leur carême ; j'ignore aussi ce que veulent dire des chapelets de cent huit grains sur lesquels ils récitent de certaines paroles pali (11).

XIX. Leur habit.

Ils vont nu-pieds et nue-tête, comme le reste du peuple. Ils portent autour des reins et des cuisses la pagne des séculier, mais de toile jaune, qui est la couleur de leurs rois et celle des rois de la Chine, et ils n'ont ni chemise de mousseline, ni aucune veste. Leur habit est d'ailleurs de quatre pièces. La première, qu'ils appellent AngsaAngsa : อังสะ, est une espèce de bandoulière de toile jaune, large de cinq ou six pouces ; ils la portent sur l'épaule gauche et la boutonnent avec un seul bouton sur la hanche droite, et elle ne descend guère plus bas que la hanche. Sur cette bandoulière, ils mettent une autre grande toile jaune qu'on appelle la pagne de talapoin, et qu'eux appellent Pa SchívonPha chiwon : ผ้าจีวร, c'est-à-dire toile de plusieurs pièces, parce qu'elle doit être rapiécée en plusieurs endroits. C'est un espèce de scapulaire qui descend presque jusqu'à terre par-derrière et par-devant, et qui, ne couvrant que l'épaule gauche, revient à la hanche droite et laisse les deux bras et toute l'épaule droite libres. Par-dessus le Pa Schívon est le Pa PàtPha phat : ผ้าพาด. C'est une autre toile large de quatre ou cinq pouces qu'ils mettent aussi sur l'épaule gauche, mais en manière de chaperon ; elle descend par-devant jusqu'au nombril, et autant par-derrière que par-devant. Sa couleur est quelquefois rouge ; les sancrats et les plus vieux talapoins la portent ainsi, mais l'Angsa et le Pa Schívon ne peuvent jamais être que jaunes. Pour tenir en état le Pa Pat et le Pa Schívon, ils se ceignent le milieu du corps d'une écharpe de toile jaune qu'ils appellent RappacodRat prakot : รัดประคด, et qui est la quatrième et la dernière pièce de leur habit.

XX. Ils ont un petit bassin de fer pour la quête.

Quand ils vont à la quête, ils portent un bandège de ferBat : บาตร

pour recevoir ce qu'on leur donne, et ils le portent dans un sac de toileThalokbat : ถลกบาตร

qui leur pend au côté gauche, aux deux bouts d'un cordon passé en bandoulière sur l'épaule droite.

XXI. Ils se rasent toute la tête et ont un écran à la main.

Ils se rasent la barbe, la tête et les sourcils, et pour se garantir du soleil, ils ont le talapatตาลปัตร qui est leur petit parasol en forme d'écran, comme je l'ai dit autre part. Le supérieur est réduit à se raser lui-même parce que personne ne lui pourrait toucher à la tête sans lui manquer de respect. Par la même raison, un jeune talapoin n'oserait en raser un vieux, mais il est permis aux vieux de raser les jeunes, je veux dire ces enfants dont on leur commet l'éducation et qui ne sauraient se raser eux-mêmes. Néanmoins, quand le supérieur est fort vieux, il faut bien qu'il souffre qu'un autre le rase, et cet autre le fait après lui en avoir demandé permission expresse. Au reste, les rasoirs de Siam sont de cuivre.

XXII. Les jours auxquels ils se rasent sont des jours de dévotion pour le peuple.

Les jours auxquels ils se rasent sont ceux de la nouvelle et de la pleine lune, et ces jours-là les talapoins et le peuple jeûnent, c'est-à-dire qu'ils ne mangent point depuis midi. Le peuple s'abstient aussi ces jours-là d'aller à la pêche, non pas parce que la pêche est un travail, car ils ne s'abstiennent d'aucun autre travail, mais parce, à mon avis, qu'ils n'estiment pas la pêche entièrement innocente, comme nous verrons dans la suite. Et enfin le peuple porte ces jours-là aux couvents des aumônes qui consistent en argent, en fruits, en pagnes ou en bêtes. Si les bêtes sont mortes, les talapoins les mangent ; si elles sont en vie, ils les laissent vivre et mourir autour du temple, et ils ne les mangent que quand elles meurent d'elles-mêmes. Il y a même près de certains temples un vivier pour le poisson vivant que l'on offre au temple, et outre ces jours de fête communs à tous les temples, chaque temple en a un singulier destiné à recevoir des aumônes, comme si c'était la fête de sa dédicace ; car je n'ai pu savoir ce que c'est.

XXIII. Le peuple aime à se parer pour aller aux temples, et sa charité envers les animaux.

Le peuple assiste volontiers à ces fêtes et y fait parade de ses habits neufs. Une de leurs grandes charités, c'est d'y rendre la liberté à des animaux qu'ils achètent de ceux qui les auront été prendre dans les champs. Ce qu'ils donnent à l'idole, ils ne l'offrent pas immédiatement à l'idole, mais aux talapoins, et ceux-ci le présentent à l'idole, ou en le tenant sur la main devant l'idole, ou en le mettant sur l'autel, et peu de temps après ils le retirent et le convertissent à leur usage. Quelquefois, le peuple offre des bougies allumées que les talapoins attachent aux genoux de la statue, et cela fait qu'au moins l'un des genoux de beaucoup d'idoles est dédoré. Pour ce qui est de sacrifice sanglant, ils n'en font jamais, il leur est défendu au contraire de rien tuer.

XXIV. Les Siamois lavent leurs idoles, leurs talapoins, leurs parents.

À la pleine lune du cinquième mois, les talapoins lavent l'idole avec des eaux parfumées, mais le respect ne permet pas qu'on lui lave la tête. Ils lavent ensuite le sancrat. Et le peuple va aussi laver les sancrats et les autres talapoins, et puis dans les familles particulières, les enfants lavent leurs parents, sans avoir égard au sexe, car le fils et la fille lavent également le père et la mère, l'aïeul et l'aïeule. Cette coutume s'observe aussi au pays de Láos, avec cette singularité qu'on y lave le roi même dans la rivière.

XXV. L'heure à laquelle se lèvent les talapoins.

Les talapoins n'ont point d'horloge, et ils ne se lèvent que quand il fait assez clair pour pouvoir discerner les veines de leurs mains, de peur que s'ils se levaient plus matin, ils ne tuassent en marchant quelque insecte sans l'apercevoir. Cela fait qu'ils se lèvent un peu plus tard aux jours plus courts, quoique leur cloche ne laisse pas de les éveiller avant le jour.

XXVI. Ils vont au temple dès le matin.

Étant levés, ils vont avec leur supérieur au temple pendant deux heures. Là, ils chantent ou récitent du pali, et ce qu'ils chantent est écrit sur des feuilles d'arbre un peu longues et rattachées par l'un des bouts, comme j'ai dit en parlant de l'arbre qui les porte (12). Le peuple n'a aucun livre de prière. La contenance des talapoins pendant qu'ils chantent est d'être assis les jambes croisées et d'agiter toujours leur talapat ou éventail en forme d'écran, comme s'ils voulaient se donner du vent, de sorte que leur éventail va ou vient à chaque syllabe qu'ils prononcent, et ils les prononcent toutes à temps égaux et sur le même ton. En entrant dans le temple et en sortant, ils se prosternent trois fois devant la statue, et les séculiers en usent de même, mais les uns et les autres demeurent dans le temple assis les jambes croisées et non toujours prosternés.

XXVII. Puis à la quête, de laquelle seule ils ne vivent pas toujours.

Au sortir de la prière, les talapoins vont en ville demander l'aumône pendant une heure, mais ils ne sortent jamais du couvent et n'y rentrent jamais sans aller saluer leur supérieur, devant lequel ils se prosternent jusqu'à toucher la terre de leur front ; et parce que le supérieur est assis les jambes croisées à l'oridnaire, ils prennent l'un de ses pieds à deux mains et le mettent sur leur tête. Pour demander l'aumône, ils se présentent aux portes sans rien dire et ils passent outre après un peu de temps si on ne leur donne rien. Il est rare que le peuple les renvoie sans leur donner, et outre cela, leurs parents ne les laissent jamais manquer de rien. Les couvents ont même quelquefois des jardins et des terre labourables et des esclaves pour les travailler. Toutes leurs terres sont libres d'impôt et le prince n'y touche pas, quoiqu'il en ait la vraie propriété, s'il ne s'en est dépouillé par écrit, ce qu'il ne fait presque jamais.

XXVIII. Comment ils remplissent la journée.

Au retour de la quête, les talapoins déjeunent s'ils veulent, et ne sont pas toujours réguliers à présenter à l'idole ce qu'ils mangent, quoiqu'ils le fassent quelquefois de la manière que j'ai dite. En attendant le dîner, ils étudient ou ils s'occupent à ce que bon leur semble, et ils dînent à midi. Après dîner, ils font la leçon aux petits talapoins et ils dorment, et sur le déclin du jour, ils balaient le temple et y chantent comme le matin pendant deux heures, après quoi ils se couchent. S'ils mangent le soir, ce n'est que du fruit, et quoique leur journée semble remplie par ce que je viens de dire, ils ne laissent pas de se promener en ville les après-dînées pour leur plaisir.

XXIX. Des valets séculiers des talapoins.

Outre les esclaves que peuvent avoir les couvents, ils ont chacun un ou deux valets qu'ils appellent TapacáouTapakhao : ตาปะขาว et qui sont véritablement séculiers, quoiqu'ils soient habillés comme les talapoins, hormis que leur habit est blanc et non jaune. Ils reçoivent l'argent que l'on donne aux talapoins, parce que les talapoins n'en peuvent toucher sans péché ; ils ont soin des jardins et des terres que peut avoir le couvent, et en un mot, ils font dans les couvent, pour les talapoins, tout ce que les talapoins croient ne pouvoir faire par eux-mêmes, comme nous verrons dans la suite.

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3ème partie
XVIII. De l'élection du supérieur
et de la réception des talapoins
et des talapoüines.

NOTES

1 - La Loubère emploie systématiquement l'ancienne orthographe convent. Nous avons utilisé l'orthographe moderne. 

2 - Voir le chapitre VIII de la 1ère partie, note 6

3 - L'ouvrage comporte ici une illustration intitulée Convent des talapoins.

ImageConvent des talapoins. 

4 - Cette illustration se trouve au chapitre II de la 2ème partie. Nous en reproduisons ici un détail :

ImageTemple et pierres appelées Semá. 

5 - Les sema, qui peuvent adopter diverses formes (feuille, fleur de lotus, cœur, etc.) sont des bornes qui délimitent l'ubosot (อุโบสถ), ainsi qu'on appelle la salle d'ordination des temples. Ils sont généralement au nombre de huit.

ImageUn ubosot délimité par les Semá.
ImageSema. Début de la période d'Ayutthaya. 

6 - Les anachorètes appelés ruesi (ฤษี), déclinaiason siamoise des rishi de la tradition védique, brahmanique et hindouiste.

ImageUn ruesi sculpté au bas d'une colonne du Phra Prang Sam Yot à Lopburi. 

7 - Fils de Phetracha (ou fils adultérin du roi Naraï selon les Chroniques siamoises), Luang Sorasak (หลวงสรศักดิ์) régna sous le titre de Suriyenthrathibodi (สุริเยนทราธิบดี) entre 1703 et 1709. Sa brutalité et sa cruauté lui valurent le surnom de Phra Chao Suea (พระเจ้าเสือ), le Roi Tigre

8 - Frère de lait du roi Naraï, Phetracha usurpa la Couronne et régna sous le titre de Phra Phetracha (พระเพทราชา) entre 1688 et 1703. Voir sur ce site la page qui lui est consacrée : Phetracha.

ImagePhra Phetracha. 

9 - Vassa [Phansa : พรรษา], la retraite de la saison des pluies, est une période de trois mois lunaires pendant laquelle les moines bouddhistes abandonnent leur vie d’errance pour prendre une résidence fixe. Correspondant à la saison des pluies dans l’Inde du nord à l’époque de Gautama, elle débute traditionnellement le lendemain de la pleine lune du huitième mois du calendrier astronomique indien (juillet), jour de Asalha Puja [Asanha Bucha : อาสาฬหบูชา] qui commémore le premier sermon du Bouddha, et s’achève le lendemain de la pleine lune du onzième mois (octobre) avec un rituel monastique appelé Pavarana [Parawana : ปวารณา]. L’observance de la coutume de vassa, qui date des premiers temps du bouddhisme, est de nos jours essentiellement limitée au courant theravada. (Wikipédia). 

10 - Johan van Twist (? - 1643 selon Wikipédia, 1679 selon Lach et Van Kley, Asia in the Making of Europe, 1993, III, pp. 473), auteur d'une Generaele beschrijvinghe van Indien (1643). Marchand au service de la Compagnie des Indes hollandaises, il devint gouverneur de Malacca vers 1640. La citation de La Loubère laisse entendre que l'ouvrage fit certainement l'objet d'une traduction française, que nous n'avons pu identifier.

ImageJohan van Twist en 1637 en route vers le sultan de Visiapur 'J.-B. Weenix) 

11 - Ces chapelets sont appelés lukprakham (ลูกประคำ). 108 est un nombre sacré dans plusieurs religions orientales, telles que l'hindouisme, le jaïnisme, le sikhisme ou encore les différentes formes de bouddhisme, les trois chiffres, qui le composent, représentant aucun objet (0), un objet (1), et une infinité d'objets (8, ou l'infini). Cette association est perçue comme représentant la réalité ultime de l'univers. (Wikipédia). Une explication parmi d'autres des vertus du nombre 108.

ImageUn lukprakham à 108 grains. 

12 - Les feuilles utilisées pour confectionner les baïlan (ใบลาน) évoqués par La Loubère proviennent généralement du Corypha lecomtei ou du tallipot (Corypha umbraculifera).Voir chapitre IV de la 1ère partie.

ImageTexte sacré écrit sur des baïlan. 
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Page mise à jour le
18 mai 2020